Pro Logue. Johannes, récit d une colaboration ordinaire

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1 Pro Logue Johannes, récit d une colaboration ordinaire Le 27 août 1957, le lieutenant Seiss prend contact avec le vicedirecteur de l Institut de l Antiquité grecque et romaine de 1 Académie des sciences. Le rapport rédigé à l issue de cette rencontre ne précise pas si le lieutenant s est présenté comme un oficier du ministère pour la sécurité d Etat2. I1 ne mentionne pas non plus les raisons de l entretien, mais les réponses du philologue donnent à penser qu il s agit d une enquête sur les répercussions à l Académie de la condamnation récente du rédacteur en chef de la revue de philosophie Deutsche ZeîtschrzJt@r Philosophie, Wolfgang Harich, à dix ans de détention pour <( conspiration contre 1 Etat». Le philologue rassure l officier : l affaire Harich n a provoqué aucune discussion dans son institut où la politique n est pas un sujet de conversation ; elle n intéresse guère les spécialistes des langues mortes, de (( paisibles chercheurs qui n ont pas l habitude 1. Le dossier, ici retranscrit aussi fidèlement que possible, correspond à celui de l agent de la Stasi au nom de code delohannes. Lorsqu elles en posséderont un, nous utiliserons le pseudonyme (écrit en italique) des personnes dont nous avons étudié le dossier. On trouvera les cotes archivistiques de tous les dossiers consultés en fin d ouvrage. 2. Ministerium fùr Staatssicherheit (MfS), communément appelé la Stasi. 9

2 UNE SOCIÉTÉ SOUS SURVEILLANCE de monter sur les barricades )) et désirent avant tout (( rester les pieds au chaud dans leur cabinet de travail». Se voulant rassurant, le vice-directeur se serait-il montré trop bavard? Le lieutenant Seiss note qu il a parlé volontiers et spontanément; il n était pas nécessaire de lui poser de questions. Son attitude permet d envisager son recrutement. Conformément à la règle, le philologue va faire auparavant l objet d une enquête. Le dossier est ouvert. Né en 1920, le philologue a été membre des Jeunesses hitlériennes de 1935 à 1940, avant de rejoindre la Wehrmacht. Dans un curriculum vitae rédigé en 1951, alors qu il postulait pour entrer à l Académie des sciences, le philologue dit avoir été déclaré inapte au service armé et affecté aux services postaux où il réceptionnait les télégrammes en provenance de l étranger. Un poste dont il aurait été redevable à sa connaissance de plusieurs langues étrangères. Helléniste et latiniste de formation (il a étudié la philologie à l université de Leipzig avant guerre), il sait également le grec moderne, l hébreu, l anglais, le français, l italien et même le japonais. Caporal-chef à l abri des combats jusqu à la bataille de Berlin au printemps 1945, il affirme avoir refusé de participer (( à la défense criminelle N de la capitale du Reich et s être présenté (( spontanément D, le 6 mai, à la Kummandzntur des troupes soviétiques. Dès 1946, il reprend des études et passe sa thèse à Berlin en 1947 sur (( La colère des dieux chez Homère», puis son habilitation à l université Humboldt en Le lieutenant Seiss le classe dans la catégorie des (( scientifiques d origine bourgeoise qui se sont rapprochés du point de vue de la classe ouvrière». I1 note qu il a toujours refusé d entrer au Parti (( pour ne pas avoir à se soumettre à sa discipline». En revanche, le philologue a adhéré dès 1946 à la centrale syndicale et, un peu plus tard, à l Association d amitié RDA-URSS. A son fils, né en 1. Fondé en 1946, le SED (Sozialistische Einheitspartez) a succédé au KPD (Kommunistische Partei Deutschlands). 10

3 PROLOGUE 1946, il a donné le prénom de Ilya. Si ses articles et communications expriment toujours (( les intérêts du Parti et des travailleurs», on lui reproche cependant de négliger la formation politique de ses collaborateurs. C est ce qui ressort des informations recueillies auprès de ses proches. A l Académie des sciences, on l appelle (( le professeur rose», lui-même se définissant comme (( un bolchévique sans parti». Selon ses collègues, il soutient la RDA pour des raisons de carrière. Sur le plan moral, il n est pas au-dessus de tout soupçon. I1 dirige son institut en dictateur et tente trop souvent des (( rapprochements )) avec ses collaboratrices. Cela lui a valu des remontrances du Parti dont l agent de la Stasi, au nom de code de Willy, n est pas certain qu il ait tenu compte : le professeur fait encore des propositions (( immorales )) à sa secrétaire et traite ses collaborateurs comme des esclaves, refusant les absences pour raisons médicales : (( Un savant, aurait-il déclaré un jour, n est jamais malade, ou alors c est qu il est mort! )) En ce qui le concerne personnellement, il sait pourtant se ménager et ne participe pas aux Karnpfpppen, sous prétexte qu il porte des lunettes. C est un homme d une susceptibilité redoutable. Ainsi, il n a pas hésité à saboter la tenue d une conférence sur (( Les rapports socio-économiques dans l Antiquité classique )) en voulant imposer, par pure provocation selon l agent, une communication sur (( La théologie chez Sénèque )) pour se venger de ne pas avoir été invité à la préparation de la conférence. De cette enquête, le lieutenant Seiss tire la conclusion suivante : le professeur est un homme orgueilleux qui (( se monte la tête avec ses titres et son savoir )) et dont la rapide ascension montre qu il est très préoccupé par sa carrière. Son recrutement comme agent se justifie pour plusieurs raisons : d abord, parce qu il connaît beaucoup de monde à l Académie comme à l université ; ensuite, il a des contacts avec de nombreux chercheurs (( sans parti3», 1. Le titre de (< professeur )) peut être également attribué aux chercheurs qui ont soutenu l habilitation. 2. Période d entraînement militaire obligatoire. 3. Traduction littérale de parteilos, c est-à-dire ceux qui ne sont pas membres du SED. 11

4 UNE SOCIÉTÉ SOUS SURVEILLANCE difficilement contrôlables, et enfin, parce qu il voyage beaucoup. Il ne devrait pas faire de difficultés pour collaborer avec le MfS, (( parce qu il espérera en tirer parti pour sa carrière». Enfin, à toutes fins utiles, l officier note qu il rencontre des problèmes financiers dus à l achat d une maison et d une voiture. Le vice-directeur de l Institut de l Antiquité grecque et romaine de l Académie des sciences passe donc avec succès l examen d entrée à la Stasi. Son stage probatoire dure un an, à compter de son premier entretien du 27 août Le lieutenant Seiss a pu constater qu il avait toujours communiqué des informations qui se sont chaque fois révélées exactes. Etait-il au courant de sa (( candidature», présentée le 10 septembre 1958 par le département V/6/1 aux instances supérieures du MfS? Comment a-t-il réagi à la proposition de devenir un informateur régulier? Lui a-t-on laissé, conformément aux habitudes, le choix de son pseudonyme? Aucun compte rendu, aucun indice pour nous éclairer, aucune trace d engagement par écrit. I1 est simplement noté que, à l avenir, on l appellera Iohannes. II n est donc pas certain que le professeur ait réalisé avoir franchi un seuil dans son degré de collaboration. Dans ses rapports ultérieurs, la Stasi inscrira systématiquement le 23 mai 1958, et non le 10 septembre, comme date du recrutement de Iohannes - ce qui indique qu elle le considère comme son agent à partir d une date où il ne fait encore qu accepter des entretiens avec l un de ses officiers. En effet, ce n est que le 26 juillet 1960 que johannes et le lieutenant Seiss conviendront de l emploi d un mot de passe pour les prises de contact. A la phrase (( Monsieur le professeur, je vous transmets les salutations du professeur Wagner», jobannes devait répondre : (( I1 ferait mieux de me rendre les ouvrages qu il m a empruntés. )) Cette pratique ne laisse plus aucun doute sur le caractère de la collaboration et modifie le sens des rencontres : on passe de l entretien cas de jobannes, la progressive. informel à l engagement conscient. Dans le Stasi a utilisé une méthode de recrutement 12

5 PROLOGUE La production du philologue en rapports écrits et oraux pour le compte de la Stasi va se révéler féconde : 49 entre 1958 et 1962, un peu moins entre 1962 et 1970 où il ne rencontre que 17 fois son officier (ce qui donne une moyenne de 2 à 3 rapports par an), 33 rapports entre 1970 et 1974, 37 entre 1975 et 1980, et enfin 22 de 1980 à 1985, date à laquelle, âgé de soixante-cinq ans, le spécialiste de l Antiquité prend sa retraite de l Académie des sciences. Au total, les cinq volumes qui composent son dossier comprendront 158 rapports, soit près de 1 O00 pages, dont la majeure partie est consacrée à des comptes rendus de voyages à l étranger. Dans un premier temps, la Stasi n exige pas de rapports écrits. Est-ce pour laisser un flou autour de la nature de la collaboration ou bien parce que, comme l explique le lieutenant Seiss, Johannes écrit trop mal? De fait, quelques notes manuscrites incluses dans le dossier sont difficilement déchiffrables, comme le sont souvent les écritures d hellénistes. Johannes fera des rapports oraux, enregistrés à partir des années 1970, et retranscrits par son officier traitant ou l un de ses subordonnés. Mais plus tard, il semble bien que Johannes ait tapé lui-même ses rapports à la machine. Ils sont alors le plus souvent sur papier pelure, ce qui autorise à penser qu il a communiqué à la Stasi un double de ses rapports de mission destinés à la direction de l Académie des sciences à 1964 : un conseiller detat? Le premier entretien consigné dans le dossier date de juillet II montre que Johannes prend la défense du professeur A., 1. Nous avons préservé l anonymat de toutes les personnes qui n appartenaient pas à la catégorie des (( personnages publics )) dont nous précisons la définition dans l annexe, p Les noms des tierces personnes sont généralement anonymisés avant communication des dossiers. 13

6 UNE SOCIÉTÉ SOUS SURVEILLANCE historien des religions, arrêté dans le cadre de l affaire Harich, puis relâché, et qui veut obtenir sa réhabilitation. Jobannes est d avis qu il faut lui faire confiance. C est un excellent helléniste, ce serait dommage qu il passe à l Ouest. Le philologue plaide la cause de sa discipline : (( Certes, nous travaillons avec des méthodes bourgeoises, mais nous menons nos recherches de façon scientifique et l étude des religions antiques est indispensable à la philologie classique. )) Le dossier de Jobannes atteste que jusqu à l érection du Mur de Berlin, le 13 août 1961, la principale préoccupation de la Stasi porte sur les départs de RDA. La première fonction des agents est de la renseigner sur les défections possibles. Des (( fuyards )) potentiels à l Académie, Jobannes dit ne pas en connaître : Untel ne risque pas de passer à l Ouest, il n a pas écrit une seule ligne depuis 1945 et ne retrouverait pas de travail, sur le plan scientifique c est un homme fini ; tel autre sera empêché par sa femme qui a sur lui une bonne influence ; quant au troisième, il tient trop à sa maison, héritée de ses parents, même si les réparations lui coûtent les yeux de la tête. D ailleurs, sur la question des (( fuites )) à l Ouest, Johannes a son opinion : il est stupide de vouloir convaincre des bourgeois de plus de soixante ans ; il faut leur trouver une (( planque», leur confier un séminaire tout en le faisant assurer par de jeunes assistants en qui l on a confiance ; et surtout, les laisser tranquilles avec la religion, ce n est pas grave. Jobannes insiste : la pression pour que les enfants fassent lalugendweibe est très mal perçue dans les milieiix intellectuels, voilà pourquoi certains passent à l Ouest; on peut considérer que ce n est pas une grande perte mais la RFA se sert d eux pour dire qu il n y a pas de liberté en RDA. (( La ligne décidée en haut est appliquée en bas avec trop de rigidité. On crée des martyrs alors qu il faudrait former des théologiens conscients de 1 Etat et ne pas abandonner le terrain à 1 Eglise. )) I. Cérémonie laïque, introduite en 1955, destinée à remplacer la confirmation à l âge de treize ans et au cours de laquelle l adolescent(e) s engage en faveur du socialisme. 14