Sur un théorème de pavage d un rectangle

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Transcription:

Sur un théorème de pavage d un rectangle Frédéric Mazoit 19 novembre 28 Une chose que j aime dans les mathématiques, c est qu à côté de théories difficiles, on trouve de petits théorèmes un peu surprenants. Les mathématiciens savent parfois prendre le temps de s amuser de ce genre de résultats. Le théorème suivant en est, à mon sens, un bon exemple : Théorème 1 Soit R un rectangle pavé par une famille de tuiles rectangulaires. Si chaque tuile du pavage a au moins un de ses côtés de longueur entière, alors R vérifie aussi cette propriété. Ce théorème a une histoire assez amusante. S. Wagon [Wag87] raconte que lors d une conférence,. Montgomery, un spécialiste de théorie analytique des nombres, a présenté une preuve courte mais non élémentaire de ce résultat. À la fin de son exposé, il a demandé à l auditoire s il était possible d obtenir des preuves plus élémentaires de ce théorème. Quelques temps plus tard, des quatre coins du globe, des chercheurs ont envoyé des démonstrations différentes de ce théorème. Dans son article, S. Wagon présente quatorze démonstrations différentes obtenues. Je me propose ici de vous présenter trois démonstrations de ce théorème. La première méthode est de Michael S. Paterson qui est un spécialiste d informatique théorique. Elle utilise un passage par la théorie des graphes. La deuxième preuve est d Adrien Douady qui était (entre autre) un spécialiste des systèmes dynamiques. Elle utilise une approche algébrique et la troisième preuve est celle présentée par. Montgomery. Elle utilise la théorie de l intégration. 1 Préliminaires On considère un rectangle R pavé par des tuiles rectangulaires R 1,..., R p. On associe au pavage un repère orthonormé de telle sorte que Maître de conférences en informatique à l université Bordeaux 1 1

le coin inférieur gauche du rectangle est à l origine du repère ; les côtés du rectangle sont parallèles aux axes. Toutes les tuiles ont donc aussi leurs côtés parallèles aux axes et on peut caractériser le rectangle et toutes les tuiles par les coordonnées de leurs points inférieur gauche et supérieur droit. Les coordonnées du rectangle sont (, ) et (l, h) et celles de la i-ème tuile sont (a i, b i ) et (c i, d i ). On suppose que pour chaque tuile c i a i ou d i b i est entier. Tout au long de cet article, on utilisera le pavage de la figure 1 ci-dessous pour illustrer les techniques employées. Fig. 1 Exemple de pavage 2 Une méthode «graphique» La première démonstration construit un graphe à partir du pavage et utilise des propriétés du graphe pour conclure. Fixons donc quelques points de terminologie. Un graphe est la donnée d un ensemble de sommets et d un ensemble d arêtes. Une arête est un ensemble de deux sommets. Pour alléger la notation, on note xy l arête {x, y}. On dit que l arête xy est incidente aux sommets x et y. Le degré d un sommet u est le nombre d arêtes incidentes à u. Un chemin dans un graphe est une suite x x 1, x 1 x 2,..., x l 1 x l d arêtes du graphe. Les sommets x et x l sont les extrémités du chemin. Les chemins que nous considérons peuvent passer plusieurs fois par le même sommet mais ils utilisent chaque arête au plus une fois. On commence par classer les tuiles en deux ensembles. On distingue les tuiles R i «horizontales» pour lesquelles c i a i est entier des tuiles «verticales» pour lesquelles d i b i est entier. On classe arbitrairement les tuiles dont tous les côtés sont entiers dans l un des deux ensembles. On peut étiqueter chaque tuile par la lettre ou selon l ensemble auquel elle appartient. À partir du pavage ainsi étiqueté, on considère un graphe dont les sommets sont les coins des tuiles du pavage. Ensuite, pour chaque tuile «horizontale», on ajoute des arêtes entre les sommets placés aux extrémités de chacun des côtés horizontaux. Pour les tuiles «verticales», on procède de même en ajoutant des arêtes pour chaque côté vertical (voir fig. 2). 2

Fig. 2 Règles de construction du graphe. Pour voir l utilité du graphe ainsi construit, on peut étudier l exemple de la figure 3. Dans ce graphe, on remarque deux chemins P 1 et P 2 reliant respectivement les sommets q et s et les sommets r et t. Or, par construction, quand on parcourt une arête, on se déplace d une longueur entière. Ainsi, les vecteurs déplacement qs et rt ont des coordonnées entières. Par conséquent, le rectangle a ses côtés verticaux de longueur entières. Fig. 3 Le pavage étiqueté et le graphe résultant. Pour obtenir une démonstration, on prouve que la figure 3 n est pas un cas particulier mais qu à chaque fois, le graphe contient des chemins qui relient les sommets placés aux coins du rectangle. Pour cela, on s intéresse aux degrés des sommets du graphe. En remarquant que chaque rectangle contribue pour un au degré des sommets placés à ses coins, on voit que les sommets correspondant aux coins du rectangle sont de degré un ; les sommets placés sur les côtés du rectangle sont de degré deux ; les autres sommets sont de degré deux (comme le sommet e de la figure 3) ou quatre (comme le sommet f). Considérons maintenant un chemin P dans le graphe et regardons ce qui se passe localement au niveau d un sommet u distinct des extrémités de P. À chaque fois que le chemin «rentre» dans u, il en «ressort». Le chemin utilise donc toujours un nombre pair d arêtes incidentes à u. Par conséquent, un chemin maximal (i.e. qu on ne peut pas prolonger ni d un côté, ni de l autre) relie forcement des sommets de degré impair. Dans le cas présent, un chemin maximal relie deux sommets u et v placés aux coins du rectangle. Comme mentionné précédemment, le vecteur déplacement uv a des coordonnées entières ; le rectangle a donc au moins un côté de longueur entière. q s P 1 f e P 2 r t 3

3 Une méthode algébrique Comme la méthode précédente, la méthode algébrique transforme la figure. On choisit un réel ɛ strictement positif et on transforme chaque tuile R i en une tuile R i de la façon suivante. On translate horizontalement de ɛ chaque côté vertical de R i dont l abscisse n est pas entière. Ainsi, si a i est entier alors dans R i, a i = a i, sinon a i = a i + ɛ. On translate de même les côtés horizontaux de R i d ordonnées non entières de ɛ. En effectuant la même opération sur le rectangle R, on obtient le rectangle R. Si ɛ est suffisamment petit 1, les tuiles R i pavent le rectangle R. Dans la figure 4, le nouveau pavage apparaît en trait plein et l ancien pavage en ligne discontinue. Fig. 4 Le pavage et le pavage modifié. Considérons maintenant une tuile R i «horizontale». Comme c i a i est entier, soit a i et c i sont tous les deux entiers auquel cas a i = a i et c i = c i, soit a i et c i sont non entiers auquel cas a i = a i + ɛ et c i = c i + ɛ. Dans les deux cas, c i a i = c i a i. La tuile R i «horizontale» est transformée en une tuile de même largeur entière. La variation d aire correspondante est soit nulle, soit égale à plus ou moins (c i a i )ɛ. Il en est de même pour les tuiles «verticales». ɛ h l ɛ Fig. 5 ariation d aire du rectangle. La variation d aire totale entre R et R est donc de la forme λɛ avec λ indépendant de ɛ. Mais si R n a aucun côté entier, alors la variation d aire s écrit (l + h)ɛ + ɛ 2 (cf. fig. 5), 1 On peut choisir ɛ plus petit que la plus petite taille d un côté d une tuile. 4

ce qui est incompatible avec la première expression de cette variation. Le rectangle a donc au moins un côté de longueur entière, ce qui termine la démonstration. 4 Une méthode intégrale Pour la troisième méthode, on calcule l intégrale suivante : l h sin(x) sin(y)dxdy. (1) Comme le rectangle R est pavé par les tuiles R 1,..., R p, d après le théorème de Fubini, l h Or, de façon générale, c d a b sin(x) sin(y)dxdy = sin(x) sin(y)dxdy = c a p i=1 ci di a i b i sin(x)dx [ cos(x) = = ] c a d cos(a) cos(c) b sin(x) sin(y)dxdy. sin(y)dy [ cos(y) ] d b cos(b) cos(d). La fonction x cos(x) étant un-périodique, toutes les intégrales sur les tuiles du pavages et donc l intégrale (1) sont nulles. On a donc, = l h sin(x) sin(y)dxdy = 1 cos(l) 1 cos(h), ce qui implique que l ou h est entier, ce qui termine la démonstration. 5 Généralisation Une fois ce résultat établi, c est un réflexe conditionné, le mathématicien va se demander comment généraliser ce résultat. L article de Wagon mentionne onze généralisations possibles. On peut se demander ce qui se passe si on pave non plus un rectangle mais un cylindre ou un tore. On peut aussi se demander ce qui se passe en dimension supérieure. Par exemple, que se passe-t-il si on pave une brique (i.e. un parallélépipède rectangle) avec de petites briques de telle sorte que chaque petite brique a au moins un côté de longueur entière? Et si chaque petite brique a au moins deux dimensions orthogonales (largeur, hauteur ou profondeur) entières? On obtient ainsi deux généralisations du théorème initial. 5

Généralisation 1 Soit R une brique de dimension n pavée par une famille de tuiles en forme de briques. Si chaque tuile a au moins un côté de longueur entière, alors R vérifie aussi cette propriété. Généralisation 2 Soit R une brique de dimension n pavée par une famille de tuiles en forme de briques. Si chaque tuile a k côtés orthogonaux deux à deux de longueurs entières (k n), alors R vérifie aussi cette propriété. Les trois démonstrations s adaptent et permettent sans problèmes de démontrer la première généralisation. Pour la seconde, les choses se compliquent un peu car seule la méthode algébrique permet de la démontrer directement. Avec un petit peu de travail, la méthode intégrale s adapte elle aussi mais pas la méthode graphique. On peut cependant noter qu il est possible de démontrer la seconde généralisation à l aide de la première en effectuant une réccurence sur la dimension de la brique. 6 Conclusion Pour conclure, je voudrais mentionner une histoire : le mathématicien Paul Erdös racontait qu il existe un Livre qui contient la «plus belle preuve» de chaque théorème de mathématiques et que si Dieu existe, il n est que le scribe du Livre. Si pour un même résultat, il existe effectivement des démonstrations plus élégantes que d autres, je trouve que les trois démonstrations présentées ici (ainsi que les onze autres de l article de Wagon) montrent qu il n existe pas de «plus belle démonstration» d un théorème. De mon point de vue la preuve graphique est la plus élégante. Comme on cherche à prouver que certaines longueurs sont entières, il me semble naturel de représenter les longueurs entières connues du pavage et un graphe permet cela très simplement. Mais comme je travaille sur la théorie des graphes, mon point de vue est forcément biaisé. J ai donc demandé à des amis mathématiciens laquelle de ces trois démonstrations avait leur préférence. Chaque démonstration a eu ses partisans. En fait, tout dépend de la sensibilité des personnes. Ainsi, pour un dynamicien comme l était Adrien Douady, chercher à perturber légèrement le pavage pour voir comment celui-ci réagit est sans doutes très naturel. À vous de choisir votre démonstration préférée. Références [Wag87] S. Wagon. Fourteen Proofs of a Result about tiling a Rectangle. American mathematical monthly, 94 : 61 617, 1987. 6