Module 2 : Les variables
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- Noël Lapierre
- il y a 6 ans
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1 Module 2 : Les variables 2. Les cadres sociaux de l expérience Nos attitudes se forment au gré de nos rencontres dans différents cercles sociaux qui peuvent aller des plus larges ou lointains, au plus resserrés autour de nous. Chacun de ces cercles est structuré à partir de règles ou normes de comportement qui contribuent à modeler notre sensibilité et notre intelligence. Trois types de facteurs contribuent ainsi à notre formation : 1 ) Les facteurs culturels ; 2 ) Les facteurs sociaux issus des groupes d appartenance ; 3 ) Les facteurs personnels. Les facteurs culturels : L anthropologue américaine, R. Benedict 1 a mis en évidence le rôle que jouent certains modèles sociaux (patterns of culture) dans la manière dont nous élaborons notre manière de sentir, penser et nous comporter. Le sociologue M. Mauss 2 dit par ailleurs quelque chose de tout à fait comparable dans un article dédié aux «techniques du corps» 3 : notre manière de nous comporter, y compris physiquement, prend forme à partir des modèles que nous 1 Ruth Benedict ( ). Elle a notamment écrit : Patterns of culture (Les modèles culturels) en Marcel Mauss, ( ), proche d Emile Durkheim. Sur l HABITUS, lire : «Techniques du corps», Sociologie et anthropologie, Paris, Presses Universitaires de France, ml 1
2 propose ou nous impose la société dans laquelle on grandit. Cette longue imprégnation dans un milieu social détermine alors ce que Mauss appelle un «habitus» : une tendance à nous comporter d une façon qui est typique de la société à laquelle on appartient. Cette explication par les modèles culturels permet de comprendre l intérêt qu on peut porter à la variable du sexe ou genre, par exemple. En général, ce type de modèle s impose très tôt sur les enfants dans leur manière de se vêtir, de jouer, de se comporter en société de telle sorte que se différencie en principe assez vite ce que c est que d être un garçon ou une fille Cette socialisation laisse des traces assez profondes pour produire des effets durables chez les individus, on peut encore le constater dans la répartition des rôles sociaux. Il se pourrait pourtant que, dans une société comme la nôtre, ces modèles culturels aient suffisamment évolué pour ne plus tout à fait s imposer avec la même force. En ce sens, il est peut- être moins facile, aujourd hui, d identifier en quoi consiste précisément le fait d être une fille ou un garçon, une femme ou un homme En tout cas dans certains secteurs de la vie sociale. Cette relative incertitude est sans doute le prix d une plus grande liberté. Les facteurs sociaux. De la même façon, chacun des groupes sociaux auxquels on appartient, plus ou moins longtemps, laissent une trace, plus ou moins durable, sur nos attitudes. Ces groupes intermédiaires donnent notamment une teinte particulière aux grands modèles culturels auxquels on vient de faire allusion. Si j appartiens à une religion, par exemple, il se pourrait bien que celle- ci me propose une version particulière de ce qu est être un homme ou une femme, un père ou une mère En tout cas, une version un peu différente de celle que proposerait une autre religion. 2
3 De même pour les classes sociales, c est en tout cas l hypothèse que soutient Pierre Bourdieu : chaque classe sociale se caractériserait par un habitus spécifique déterminant a priori ce vers quoi s orientent nos goûts et nos pratiques (Bourdieu, 1980). Mais on peut continuer en considérant tous les collectifs auxquels on appartient : les clubs où l on pratique un sport, les associations dans lesquelles on milite, les entreprises dans lesquelles on travaille, etc. Tous proposent des nuances, des variations ou des déclinaisons qui affinent et différencient les grands modèles culturels ou bien en proposent de nouveaux, plus spécifiques. Les facteurs personnels. Enfin, la manière si particulière que nous avons d articuler ou de combiner tous ces différents modèles et sous- modèles au cours de notre trajectoire de vie permet de saisir pourquoi aucun d entre eux ne s impose définitivement sur nos attitudes et comment ils font l objet d une transformation quasi permanente. 3
4 Faire une expérimentation visant à faire émerger puis expliquer une attitude à l égard de quelque chose en utilisant différentes variables, revient alors à essayer de décrire les cadres sociaux qui peuvent/ont pu avoir une influence sur la manière dont les individus se sont formés au contact de la société et de ses institutions mais aussi au contact de celles et ceux dont le chemin a croisé le leur à un moment donné. C est là le cœur de l interprétation sociologique qu il faut produire sur les relations statistiques. Par exemple, si on observe une relation statistique fiable entre le genre et quelque attitude ou comportement, cela a probablement à voir à la manière dont se construisent les genres dans notre société depuis fort longtemps. Dans une enquête réalisée en 2015 pour l Observatoire de la Vie Etudiante de l Université de Grenoble, auprès d un échantillon représentatif de 336 étudiants, on a ainsi observé que l ivresse alcoolique (tableau 1) et la prise de drogue (tableau 2) sont globalement plus fréquentes chez les hommes que les femmes. 4
5 Ce tableau fait apparaître que 35,4% des étudiants n ont jamais été ivres au cours des 12 derniers mois précédent l enquête. Les jeunes femmes l ont en moyenne été moins souvent puisque 42,5% d entre elles n ont que rarement ou jamais été ivres alors que leurs collègues masculins ne sont que 29% à s être montré aussi raisonnables, si l on peut dire. Le test du KHI² indiqué sous le tableau souligne que l hypothèse d une indépendance entre ces deux variables peut être écartée avec moins de 3% de chance de se tromper : en d autres termes, si ces deux variables ne sont pas indépendantes, le genre a bien quelque chose à voir avec l ivresse. De même, 84,4% des étudiantes n ont pas davantage pris de drogue au cours des 12 mois précédents l enquête, comme 67% des hommes. Le test du KHI² sous le tableau précise 5
6 qu on a moins de 1% de chance de se tromper en écartant l hypothèse d une indépendance entre ces variables : le genre a donc aussi un rapport avec la prise de drogue. Dans cette enquête, il y a encore plusieurs autres variables qui dénotent une différence de comportement entre les hommes et les femmes du point de vue de ce qu on a désormais coutume d appeler, pour faire simple, des «conduites à risques». D autres enquêtes (CREDOC, ) ou travaux sociologiques (Le Breton, 1991, 2002) réalisés sur des thèmes comparables confirment assez largement ces observations selon lesquelles les jeunes femmes manifestent un plus grand «souci de soi» que les jeunes hommes. Or ce rapport au corps différencié peut en effet être envisagé comme une des conséquences de ces modèles culturels selon lesquels la majorité d entre nous forment la perception de leur propre corps Et celui des autres. Une lecture attentive du tableau 1 montre toutefois assez bien les limites de ce modèle culturel puisque, après tout, 23,1% des jeunes femmes interrogées disent avoir été ivres aussi souvent que 25% de leurs collègues masculins : cet écart est assez mince. Tableau
7 En outre, si un trait caractéristique de notre société prévient les jeunes femmes de prendre de la drogue, il est évident que 3,8% d entre elles ne pensent pas vouloir/pouvoir s y soumettre puisqu elles disent en prendre aussi souvent que 11,9% des hommes. Tableau 2 S il existe donc quelque chose comme une norme sociale empêchant les jeunes femmes d avoir le même comportement que leurs homologues masculins, d autres variables peuvent montrer que d autres facteurs sociaux peuvent en freiner les effets. En l occurrence, la variable du milieu social (approchée à partir de la profession des parents) montre que les jeunes femmes issues des milieux populaires (dont les parents sont employés ou ouvriers) ont un comportement beaucoup plus proche de celui de leurs collègues masculins que celles qui appartiennent aux milieux plus aisés. Il n existe donc pas de déterminisme qui ferait qu un facteur culturel ou social aurait nécessairement la même conséquence sur tous les individus. Ce qu on appelle une explication statistique suppose la mise en évidence d une pluralité de facteurs qui peuvent, selon les cas, favoriser ou freiner l expression d une tendance ou d une attitude. Une compréhension sociologique se doit de saisir toutes les logiques sous- tendues par une grande diversité de comportements. 7
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