Le processus créatif. Le processus créatif

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1 Le processus créatif 1

2 Introduction J ai été sollicité par BNP Paribas pour vous parler du processus créatif dans le domaine de la communication visuelle. C est en tant que concepteur graphique, créateur de l agence de communication visuelle C-Album, et également à travers mon expérience d enseignant de cette spécialité à l école nationale supérieure des arts décoratifs que je m adresse à vous aujourd hui pour tenter d en cerner certains aspects qui me semblent essentiels. Ce que l on peut dire, en préambule, c est qu il n existe pas de recette à ce cheminement, et que le processus emprunte des chemins extrêmement variés où l expérience mais aussi le hasard ont leur place. En second lieu, nous pouvons dire que le processus créatif s inscrit dans un schéma qui met en œuvre l interaction de trois éléments qui sont le commanditaire, le créateur et l objet central qui est l œuvre. Afin d illustrer mon propos, j ai choisi de vous présenter différents cas de figure tirés de mon expérience professionnelle, qui à des degrés divers, ont mis en évidence une problématique particulière relative à l interaction de ces trois piliers du processus créatif, que j ai réparti en douze points qui permettent d éclairer la nature du chemin parcouru jusqu à la réalité de l œuvre. 2

3 1. ÉLABORER UN CONCEPT Cette étape capitale constitue le préalable à toute mise en forme. Au démarrage du processus créatif, il y a l analyse d un sujet. Il s agit d en comprendre la complexité, d être à l écoute des attentes de l autre, d entrer dans son univers. Aller à la rencontre d un sujet est une phase préparatoire nécessaire au déclenchement du processus créatif. Comprendre, écouter, observer, sont déjà des phases de la création et elles constituent le cœur de notre métier. Nous les graphistes, pouvons dire que nous sommes des machines à fabriquer des concepts. Pour illustrer cela, je prendrai l exemple d un projet mené avec la Bibliothèque nationale de France autour d une exposition récente sur le thème de l Enfer. 3

4 2. LA CONFIANCE Le processus créatif est un processus fragile qui sous-entend une complicité entre le commanditaire et le créateur. Cette qualité, qui ne s installe qu avec le temps, permet d aller plus loin dans l élaboration du projet et l œuvre a plus de chance de s épanouir si le terreau est favorable. Le «risque» lié à cette entreprise est mieux partagé entre les deux acteurs et la confiance permet d aller plus loin à chaque projet. Je prendrai l exemple d une longue collaboration fructueuse avec le Centre Pompidou lorsque j étais encore chef de projet chez le fameux graphiste suisse Jean Widmer. C est autour de la production du Centre de Création Industrielle, qu une collaboration s est mise en place et s est prolongée pendant une dizaine d années, grâce à la confiance des personnes en place à ce moment-là. 4

5 3. CONTINUITÉ ET RUPTURE Dans le domaine artistique, chaque génération hérite d un legs laissé par celles qui l ont précédée. Cependant, cet héritage, basé sur une certaine idée de la continuité, a permis, dans notre système occidental, l émergence des avant-gardes. Qu est-ce que l avant-garde? C est la remise en question par une génération de la production de celle qui l a précédée. Aujourd hui, en Occident, notre fonctionnement s appuie sur la déconstruction du modèle précédent pour permettre la fabrication d un nouveau modèle. Cette dynamique de création de nouveaux modèles, au cœur même du processus de création, c est l expérimentation. Notre système repose donc sur l instable, ce qui est très différent, par exemple, du modèle chinois, qui lui se construit sur la continuité historique. Nous ne pouvons que constater que le modèle de rupture est plus créatif que le modèle stable, et notre modèle occidental suscite d ailleurs une véritable fascination en Chine. 5

6 4. INDIVIDUEL OU COLLECTIF? Dans notre domaine, le graphisme, il est clair que pour moi, l artiste n est pas un être solitaire, isolé dans sa tour d ivoire dans le mythe de la création. Il est pris dans un système complexe et dans une dynamique collective. Il doit assumer ses actions collectivement. Pour ce qui concerne l aspect lié à sa production, la commande nécessite et c est d autant plus fort si la commande est importante, une confrontation de points de vue multiples, qui par une suite d effets de ricochet l enrichissent et donnent corps à l idée directrice. Le deuxième point concerne la reconnaissance du créateur. Aujourd hui, les médias contribuent au phénomène de «starisation» de certaines figures, en particulier dans le domaine du design, de l architecture, un peu moins dans le domaine des arts graphiques. Personnellement, je suis partisan de l effacement de la personne au profit du groupe, dans le sens de la mise en valeur de celui-ci. À notre échelle, l individu doit se fondre dans le collectif. 6

7 5. CONSTRUIRE SES OUTILS Le graphiste ne peut travailler sans outils, qui passent souvent aujourd hui par l utilisation de nombreux logiciels informatiques. Au delà de cette standardisation apparente des moyens de production, l exercice de cette activité suppose une bonne connaissance des techniques de réalisation, comme l impression et le façonnage, qui permettent de donner corps à l idée initiale. Cette connaissance permet, en outre, le nécessaire dialogue avec tous les intervenants de ce qu il est coutume d appeler la chaîne graphique. Cette connaissance de l éventail des possibles est une source de création, dans la mesure où elle en autorise le détournement, générateur de nouvelles formes. Ce surgissement est lui-même porteur d un sens nouveau qui interagit avec le fond du propos. Nous avons ainsi été amenés à imaginer par exemple un catalogue d exposition dont le façonnage est conditionné par des plis asymétriques. 7

8 6. LA COMMANDE, LIEU DE POUVOIRS La commande donne un cadre à la création, mais elle évolue dans un système qui n est pas tout à fait symétrique, en matière de prise de décision. Elle s effectue à travers un système où le pouvoir appartient au commanditaire, car l artiste est tributaire de sa décision. Quand l institution elle-même est composée d une organisation de pouvoirs, l artiste peut devenir l instrument de la commande. Lorsque la commande comporte des enjeux lourds pour l institution, elle passe par des appels d offre et une mise en concurrence de plusieurs équipes. Dans ce phénomène cadre, il n est pas rare que la décision finale soit le reflet de ces jeux de pouvoir, au détriment d un jugement objectif sur la qualité de l œuvre. L artiste a alors le sentiment désagréable d avoir été instrumentalisé. Il dérange aussi, car il sert de révélateur à l exposition d une situation interne déséquilibrée, mais contre laquelle il ne peut pas agir. Dénué de pouvoir, il est écouté par les gens de pouvoir, mais un peu dans le rôle du «fou du roi». 8

9 7. LE STATUT DU CRÉATEUR Le créateur visuel peut exercer soit dans le cadre d une fonction salariée, soit sous le statut d artiste indépendant. Selon moi, qui ai connu tous les cas de figure, du statut de stagiaire à celui de créateur d entreprise, le statut d indépendant est celui qui convient le mieux comme préalable à toute création artistique, et ce malgré sa fragilité. Pourquoi? La différence majeure entre le statut de salarié et celui d indépendant repose sur la notion de subordination. A l opposé du salarié, l indépendant agit dans le cadre d une structure non pyramidale, dans laquelle n existe pas de hiérarchie, même s il y a le plus souvent un chef de projet responsable de la conduite du projet, qui détient les paramètres de l opération, y compris financiers. Ceci peut conduire au désir de créer une plate-forme d indépendants, qui permet de répondre aux commandes importantes, ce que ne peut pas faire le travailleur isolé. Dans cette structure à géométrie variable, les compétences s associent autour du projet, déterminant la forme et la taille de l équipe. Cette formule offre une grande souplesse, une bonne réactivité et est particulièrement stimulante car elle autorise la confrontation d univers variés qui se rencontrent autour du projet. Ce décloisonnement des fonctions permet l émergence d un processus créatif plus riche que dans le cadre d un salariat formé d une équipe stable, et assure en outre une meilleure viabilité économique à l entreprise en adaptant la taille de l équipe selon les besoins. 9

10 8. BACKGROUND CULTUREL La spécificité de notre agence, intervenant majoritairement dans le domaine culturel, fait que la majeure partie de nos clients se situe dans le domaine des institutions muséographiques ou de l édition. Notre démarche créative est très différente de celle d une agence de publicité chargée, par exemple, d élaborer des travaux de communication visuelle pour des produits de la grande distribution. Nous partageons souvent avec nos clients la même culture qui constitue un fondement à partir duquel peut s élaborer une démarche de travail. Pour autant nous n avons pas vocation à être une agence élitiste. Il arrive cependant que cette «couleur» spécifique de notre agence génère des commandes de la part de clients «décalés» par rapport à nos clients habituels, et qui viennent vers nous justement pour cette plus-value culturelle. Nous avons eu l exemple d une commande de L Oréal, un projet très ambitieux sur la beauté, mais vue sous l angle historique des «canons» esthétiques. Ce type de commande nécessite pour nous d aller à la rencontre d un univers différent du nôtre et qui a sa propre culture. 10

11 9. L IMAGE TRANSMISE Lorsque de nouveaux clients viennent nous voir, c est rarement après avoir trouvé notre nom sur les pages jaunes de l annuaire. Nos dix années de production visuelle ont laissé une empreinte d un type assez bien identifié. Ces nouveaux clients viennent nous voir parce qu ils ont vu quelque chose qui les intéressait, et souhaitent une reproduction d un modèle de référence autour duquel ils souhaitent que l on gravite. Pourtant, selon nous, chaque problème posé implique une solution unique et il y a au moins autant de solutions appropriées que de questions posées. Nous ne souhaitons pas être dans un mécanisme de reproduction de modèles, et même si cette demande comporte un aspect rassurant, nous n en restons pas là, tout en la prenant bien sûr en compte. C est un peu comme si le projet précédent servait de tremplin pour autre chose qui reste à inventer. Parfois ils sont demandeurs de surprises. Ils formulent une demande, mais en fait, ils savent qu au final ils auront tout autre chose, et c est cela qu ils viennent chercher chez nous, cette capacité de rebondissement, de fournisseur d inattendu. Le processus créatif ne part pas de rien; nous partons d un héritage de compétences acquises pour faire autre chose, comme si se produisait un effet rebond qui nous entraînerait vers d autres territoires. Le cumul d expériences donne une épaisseur au processus créatif, un peu comme une machine avec beaucoup de mémoire. Parfois aussi, l image que nous transmettons par nos travaux nous échappe totalement et nous a apporté des commandes en décalage total avec ce à quoi nous nous attendions. 11

12 10. SUSCITER LA COMMANDE Les années passées à répondre à des demandes nous ont donné une certaine capacité à les identifier et nous permettent même aujourd hui de les anticiper. Le processus créatif intervient aussi de cette manière-là, en amont de la commande qu il génère parfois, et est une source de nouveaux développements pour l agence. Ceci est le fruit de notre expérience, d une certaine maturité aussi, qui nous permet de jouir aujourd hui d une certaine crédibilité sur le marché. Cette démarche faite d initiatives peut nous amener vers d autres métiers, de nouvelles attitudes, de nouveaux comportements. Pour illustrer ce propos, j ai choisi de vous montrer une proposition récente pour les vitrines de Noël au Bon Marché. 12

13 11. LE HASARD Le hasard peut se manifester de différentes manières dans le processus créatif. Il peut intervenir lors du traitement simultané de différentes commandes qui vont interagir l une sur l autre. Il peut s agir aussi de jeux de hasard formel, dans le cas de pannes ou d un phénomène sortant du processus et que l on doit intégrer. (la meilleure illustration de cela est l invention de la photographie, par exemple). Il est très important de rester attentifs, perméables aux dysfonctionnements du processus, car ils sont toujours sources d enrichissement. Nous sommes dans le domaine de l aléatoire, du combinatoire comme partie intégrante du processus créatif, même lorsqu il s agit d une panne informatique! 13

14 12. L ENGAGEMENT DE L ARTISTE L artiste est partie prenante d un processus qui dépasse sa simple fonction. La liberté étant une condition première de l exercice de sa fonction, il a forcément un point de vue sur son rôle dans la société, et des convictions sociales, politiques, éthiques qui imprègnent la manière dont il oriente son travail. Ce point sera illustré par une proposition événementielle faite aux institutions culturelles française à l occasion de la présidence de l union européenne. 14

15 Laurent Ungerer Né en 1962 en Allemagne, Laurent Ungerer est graphiste et enseignant. En 1980, il intègre l école Nationale Supérieure des Arts Décoratifs de Paris, puis la Glasgow School of Art et l Istituto europeo di design à Milan. Il rejoint en 1985 l agence de création visuel design Jean Widmer à Paris. Pendant dix ans, il y exerce ses activités de graphiste en qualité de chef de projet, particulièrement dans le domaine culturel : Centre Pompidou, Institut du Monde Arabe, Grande Galerie du Museum National d Histoire Naturelle, Bibliothèque nationale de France, direction des musées de France. En 1991, il est nommé enseignant à la Parson s School of Art de Paris puis à l école Nationale Supérieure des Arts Décoratifs où il assure aujourd hui la coordination des enseignements de première année. Il créée l agence de design graphique c-album en 1996 avec Xavier Mercier et Jean-Baptiste Taisne. Parmi ses nombreuses réalisations, il a récemment conçu la conception graphique de l exposition «l Enfer» à la BnF et concourt actuellement pour la signalétique du Louvre à Abu Dhabi. 15