L apport de la géographie aux problématiques de développement durable

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1 L apport de la géographie aux problématiques de développement durable Académie des sciences, belles lettres et arts Rouen 16 janvier 2010 (texte à paraître dans le Précis de l Académie) Michel HAGNERELLE Géographe, Inspecteur général de l Education nationale Il est impossible, aujourd hui, d échapper au développement durable! Dans un contexte de matraquage médiatique parfois assourdissant, on peut faire un triple constat : - le développent durable fait débat : des vives discussions suscitées par la perspective de changements climatiques aux prévisions catastrophistes sur les futures pénuries d eau ou de ressources, le développement durable est porteur d interrogations qui activent des débats parfois passionnés ; - le développement durable est l objet de multiples récupérations : les messages et discours diffusés par toute une partie des médias, en provenance des sphères économiques, politiques, associatives et même scientifiques tendent massivement à un «verdissement» qui semble être une nécessité pour «être dans l air du temps» ; - le développement durable est l objet de beaucoup d incompréhensions : ce que recouvre la notion est en fait bien mal connu, d autant qu elle est souvent associée, sans suffisamment de discernement, à des termes tels que «écologie», «croissance», «croissance verte», «environnement», «aménagement durable», «décroissance». Pour certains, le développement durable est considéré comme «une nouvelle religion», pour d autres c est une «nouvelle idéologie». Dans ce contexte, la notion de développement durable peut-elle être encore crédible? Nous tenterons de répondre à deux questions : - de quoi parle-t-on réellement lorsqu on évoque le développement durable? - qu apporte une discipline comme la géographie aux problématiques et aux démarches de développement durable? 1. Développement durable : de quoi parle-t-on? 1.1 Un rapide retour sur la notion On pourrait réaliser un passionnant historique des cheminements intellectuels et politiques qui ont conduit à cette notion, mais cela n est pas l objet de notre propos. Sans remonter aux positions des philosophes ou de l économiste écossais Malthus au XVIII e siècle, ou encore aux mouvements de protection de la nature apparus en Europe et aux Etats-Unis dans le courant du XIX e siècle, on rappellera simplement que le développement durable est issu d une prise de conscience progressive qui s est renforcée dans les années Parmi les étapes de cette construction, on peut évoquer les déclarations du Club de Rome (1968) et le rapport Meadows (1972) qui défendent l idée d une «croissance zéro». En 1972, à Stockholm, la «Conférence des Nations unies sur l environnement humain», renommée ensuite «Premier sommet de la Terre», développe le slogan «Une seule Terre et un seul peuple». 1

2 Le terme «développement durable» fut employé pour la première fois officiellement en 1987 dans le Rapport Brundtland à la Commission mondiale pour l environnement de l ONU. Ce rapport définit le développement durable comme «un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre les capacités des générations futures à répondre à leurs propres besoins». Est alors introduite la notion de «sustainable development» traduite plus tard en français par «développement durable» (avec une ambigüité dans la traduction : en effet, l édition québécoise du rapport Brundland, en 1988, utilisait l expression «développement soutenable» qui peut recouvrir des réalités assez différentes de celle de «développement durable»). La notion de développement durable a été ensuite popularisée et consacrée par plusieurs grands sommets internationaux, en particulier le 2 e Sommet de la Terre de Rio en 1992, le Sommet dit «du Millénaire» de New York en 2000, le 3 e Sommet de la Terre à Johannesburg en Le Sommet de Rio a fait émerger les grands principes du développement durable en soulignant, dans l Agenda 21, la nécessaire association de la justice sociale, des échanges économiques équitables et d une protection accrue de l environnement. Y apparaît l idée de «bien commun de l humanité» ; il s agit alors de «préparer le monde aux tâches qui l attendent au XXI e siècle». L Agenda 21 dispose d un chapitre qui porte sur les «Agenda 21 locaux» : partout dans le monde, les autorités régionales et locales sont incitées à mettre en place des «Agendas 21 locaux» intégrant les principes du développement durable. Le Sommet du Millénaire propose «huit objectifs pour le développement», parmi lesquels l élimination de l extrême pauvreté, l accès à l éducation primaire pour tous, la réduction de la mortalité infantile, la préservation d un environnement viable». Le Sommet de Johannesburg accentue le tournant, en mettant l accent sur le social, l équité, la démocratie, la lutte contre la pauvreté. Au total, sans trop caricaturer, on peut dire que le développement durable peut être défini comme «un mode de développement qui prend en compte de façon globale et à toutes les échelles spatiales, les grands enjeux environnementaux, économiques et sociaux-culturels». Cela dit, une définition aussi large se prête à toutes sortes d interrogations et d interprétations, parfois divergentes, à l origine de bien des débats : - certains mettent le doigt sur le grand flou de la notion de besoins ; - d autres parlent «d oxymore» et contestent la notion même de développement, l assimilant à celle de croissance ; ils prônent au contraire certaines formes de «décroissance» ; - d autres encore se focalisent sur les approches écologiques qu ils considèrent comme primordiales. On le voit, la notion est certainement encore en construction, mais le développement durable n apparaît assurément pas comme un effet de mode ou un fourretout conceptuel. Si l on en a une approche positive (c est plutôt le cas de la majorité des géographes), on peut avancer qu il s agit d une façon de redonner du sens au monde d aujourd hui et de demain ; c est une démarche pour penser, gérer et développer les territoires à toutes les échelles. C est aussi un projet d humanité, une ambition, un horizon, une utopie «constructive». C est enfin une façon de placer les hommes face de leurs responsabilités de «gestionnaires» de la planète. 2

3 1.2 Un triple défi Dans cette perspective, la marche vers un développement durable se trouve confrontée à un triple défi : - un défi scientifique : les approches du développement durable nécessitent un croisement des regards et des compétences des différents champs disciplinaires ; or on observe que les multiples cloisonnements ne favorisent pas les travaux interdisciplinaires ; - un défi politique : la quête d un développement durable suppose la mise en œuvre de politiques volontaristes et cohérentes à toutes les échelles territoriales. Mais l expérience des dernières années montrent les multiples freins à cette «bonne gouvernance», tant au niveau mondial (échec du Sommet de Copenhague), qu aux échelons nationaux (en France, hésitations pour la mise en œuvre du Grenelle de l environnement) ou locaux (mise en place encore partielle d Agenda 21 locaux par exemple) ; - un défi démocratique : les projets de société sous-tendus par le développement durable supposent une adhésion qui passe à la fois par des engagements individuels élargis et par de vrais progrès de la démocratie participative collective. 2. Qu apporte la géographie aux problématiques et aux démarches de développement durable? Par rapport aux représentations traditionnelles qu on peut en avoir, la géographie a connu des évolutions considérables au cours des vingt dernières années, tant dans ses approches scientifiques que l enseignement supérieur et scolaire. C est aujourd hui une discipline porteuse d enjeux dont les objets d étude et les démarches sont au cœur des questions de sociétés et des problématiques de gestion des territoires. Familière des rapports entre les sociétés humaines et leurs milieux de vie, la géographie est très à l aise avec les problématiques du développement durable qu elle a inscrites aujourd hui parmi ses paradigmes ; à côté d autres champs disciplinaires, elle apporte une contribution majeure à l ensemble des réflexions et débats sur le développement durable. 2.1 Dédramatiser et porter un regard distancié sur les discours ambiants Les géographes invitent à savoir raison garder par rapports à tous les points de vue et les prises de positions sur les dossiers «sensibles». Il s agit d abord de sortir des bons sentiments et de privilégier l explication aux discours catastrophistes, dramatisants ou culpabilisants ; ces derniers sont médiatiques certes, mais le plus souvent insuffisamment nuancés ou fondés sur des données scientifiques mal assurées, y compris lorsque l on a affaire à des productions diffusées par des médias de grande écoute. Il s agit aussi de dépasser de multiples idées reçues qui faussent les débats ; par exemple celles qui reposent sur la nostalgie d un l âge d or hypothétique (celui où les hommes vivaient «en harmonie» avec la nature), ou sur les «équilibres naturels» que l homme perturbateur et destructeur aurait rompus (comme si les équilibres n étaient pas en permanente évolution), ou encore sur la qualité des conditions de vie d autrefois (en oubliant notamment les conditions d hygiène déplorables des villes et des campagnes). La liste de ces idées reçues est fort longue 3

4 2.2 Privilégier les approches globales du développement durable Se positionnant dans le champ des sciences humaines et sociales, la géographie place l homme et les sociétés au cœur des problématiques du développement durable en interrogeant en permanence les trois piliers environnemental, économique et socio-culturel dans leurs relations et leur résonnance. Elle se différencie nettement des discours dominants qui privilégient quasi systématiquement les approches «écolocentrées» au détriment des facteurs économiques et sociaux, pourtant tout aussi essentiels dans la perspective d un développement durable. La démarche géographique prend évidemment pleinement en compte les préoccupations environnementales, mais en les situant à leur place dans un raisonnement systémique et global. 2.3 Placer les questions de développement au cœur des réflexions Lorsque l on parle de développement durable, c est bien de développement humain qu il s agit. Les slogans «Sauver la Terre» ou «Bon pour la planète» pourraient laisser croire qu il convient avant tout de préserver les éléments naturels. Or il ne faut pas se tromper de cible : ce qui nous préoccupe, c est bien le développement et la durabilité de l humanité sur une planète vivable. La géographie pose la question des problèmes actuels et des inégalités de développement dans le monde et s interroge sur les modes de développement qui permettront de mieux vivre aujourd hui sur l ensemble de la planète et de bien y vivre demain. Elle invite aussi à sortir des débats trop étroitement «Nord/Nord» pour prendre réellement en compte les questions du développement du «Sud» ou plus exactement des «Suds» dans leur grande diversité, ceux-ci aspirant «naturellement» à se développer (mais selon quelles modalités?). Les grands enjeux du développement durable sont bien au Sud, mais il faut se garder de se positionner en donneurs de leçons et de vouloir y transposer les modèles conçus pour le Nord. Les géographes posent aussi la question de la validité des indicateurs du développement : si l indice de développement humain (IDH) présente un réel intérêt, le produit intérieur brut (PIB) se montre insuffisant, de même que l empreinte écologique (pourtant fort répandue dans les médias mais qui aboutit, sur un planisphère, à mettre en avant la position des pays les plus pauvres de la planète qui ont évidemment une faible empreinte écologique). 2.4 Inscrire les questions de développement durable dans les territoires Pour être opérationnelle, toute question de développement durable doit être territorialisée. Or, c est le cœur même de la géographie que de s intéresser à l organisation, à l aménagement et aux dynamiques des territoires à toutes les échelles, du local au mondial. La démarche géographique passe par d indispensables analyses multiscalaires ; elle ausculte les stratégies d aménagement et le jeu des acteurs. Elle accorde aussi la plus grande attentions aux territoires urbains : en 2030, les deux tiers de l Humanité vivront en ville ; les grands défis du développement durable seront donc d abord dans les villes, en particuliers dans celles des pays en développement où l exode rural sera énorme et qui pourraient regrouper alors plus de deux milliards d habitants dans des bidonvilles. C est d ailleurs le thème de l Exposition universelle de Shanghai en cette année 2010 : «Meilleure ville, meilleure ville» ; il faut dire que la Chine va être 4

5 confrontée, dans les prochaines décennies, au plus fort et au plus rapide exode rural que l Humanité ait connu ; ce phénomène concernera probablement plusieurs centaines de millions de personnes ; on mesure l ampleur du défi à relever dans les domaines de l aménagement urbain, du logement, des transports, des emplois, du ravitaillement en eau et en énergie, de la préservation de la qualité de l environnement. Les géographes apportent leur contribution à de nouvelles réflexions sur l avenir des villes dans une perspective de développement durable. Pendant des millénaires, la ville a été un refuge face à une nature «hostile» et à des dangers de tous types ; aujourd hui, au moins dans nos pays développés et pour une partie de la population, la ville est devenue répulsive et la campagne un «refuge». La question se pose donc d une réhabilitation de la ville. Les interrogations portent notamment sur la périurbanisation. Il s agit de retravailler la ville sur elle-même, pas seulement pour la densifier, mais pour l intensifier, pour évoluer vers une nouvelle urbanité en créant davantage de liens et d autres formes de mixité urbaine, pour produire de la «nouvelle ville» et non pas de la «ville nouvelle». 2.5 Intégrer le facteur «temps» dans la démarche de développement durable L objectif est de lutter contre le «présentisme» dominant, les approches à courte vue, l amnésie historique. Toute démarche de développement durable doit prendre en compte les différentes temporalités des acteurs, mais aussi l inertie des choix passés (modèle périurbain, choix énergétiques ). Elle nécessite une mise en perspective historique pour comprendre et relativiser ; c est le cas par exemple des questions climatiques (il faut bien connaître l évolution des climats passés) ou démographiques (pensons à la bombe «P», comme «population», annoncée dans les années 60 mais qui s est largement désamorcée depuis) ; il est aussi fort utile d avoir en tête les changements de posture de nos sociétés, même sur de courtes périodes : l automobile (qui était dans les années 60 et 70 le symbole même de la liberté et d un certain art de vie et qui est devenue un objet de nuisance) ; ou encore la périurbanisation (considérée jusqu aux années 90 comme une sorte de retour à la nature, et qui est aujourd hui une des sources de gaz à effet de serre les plus montrées du doigt). La géographie donne aussi toute leur place aux démarches prospectives : c est un volet majeur des démarches de développement durable qui suppose que l on soit capable de se projeter dans l avenir, dans un avenir qui n est pas irrémédiablement écrit, mais pour lequel il appartient aux sociétés humaines d imaginer les alternatives aux situations présentes. Au total, dans une indispensable approche globale des questions qui se posent à l Humanité, pour les géographes, le développement durable n est surtout pas un objet de désespérance, mais au contraire un projet d action pour aujourd hui et pour demain. Quelques références bibliographiques significatives : Arnould P. et Veyret Y. (dir), Atlas des développements durables, Autrement, Granier G. et Veyret Y., Le développement durable, quels enjeux géographiques? La Documentation photographique n 8053, Veyret Y. et Jalta J., Développements durables, tous les enjeux en 12 leçons, Autrement, Brunel S., Le développement durable, col. Que-sais-je?, PUF, Brunel S., A qui profite le développement durable?, Larousse,