Socialisation de la valeur et démocratisation de l entreprise
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- Melanie Brunet
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1 AFEP Lyon 1-3 juillet 2015 Socialisation de la valeur et démocratisation de l entreprise Bernard Friot IDHES Paris Ouest Nanterre La démocratisation de l entreprise suppose que les salariés soient libérés du chantage à l emploi qui rend impossible leur intervention sur les choix, et du chantage au financement de l investissement qui rend impossible leur maîtrise de l outil de travail. Or une part notable de la production de valeur est déjà libérée de ces deux chantages grâce à la socialisation de la valeur qu opèrent l impôt et la cotisation sociale lorsqu ils paient des fonctionnaires, des retraités, des soignants, des parents ou des chômeurs, et lorsqu ils subventionnent des équipements publics. Pourquoi ne pas étendre cette socialisation à toute la production? La socialisation de la valeur, une réalité indispensable à sa production Qu elle prenne la forme de l impôt ou de la cotisation sociale, la socialisation de la valeur joue un rôle décisif qui est en général référé à la répartition du PIB alors qu il faut en comprendre la nécessité pour la production de la valeur elle-même. Socialisation de la valeur et groupes capitalistes Rien n est plus faux que l idée reçue qui veut que les entreprises capitalistes génèrent sur le marché des biens et services un chiffre d affaires leur permettant d assurer leurs coûts de production. Ces entreprises n existent en réalité que soutenues par la socialisation de la valeur. Leurs prétendus «marchés» sont, pour les groupes les plus puissants et les plus stables, la dépense publique, de l aménagement du territoire au médicament en passant par l armement. Les coûts de production, au-delà du chiffre d affaires, sont pris en charge par la socialisation du profit organisée dans la globalisation du capital, par des subventions et crédits d impôt, par la fourniture en service public des infrastructures et d une main d œuvre qualifiée, par la mutualisation partielle des salaires qu opère la protection sociale. Loin d être une charge, cette socialisation des valeurs ajoutées est nécessaire à la production de la valeur. On note qu elle a deux formes très différentes : la globalisation financière du profit et la mutualisation par impôt et cotisation. La première relève, hors de toute démocratie, de la logique des marchés financiers et il est illusoire de penser qu une démocratisation de l entreprise est possible sans sa suppression et son remplacement par des procédures délibératives de socialisation. La seconde met en œuvre des procédures dont le contrôle populaire est certes faible mais qui renvoient toutefois à des décisions publiques discutées. Cela dit, la possibilité pour les entreprises capitalistes d accéder aux ressources socialisées par l impôt et la cotisation sous forme de commande publique et de dispositifs divers de soutien alimente une production de valeur ponctionnée par les actionnaires et les prêteurs tout en entraînant la marginalisation économique des TPE, PME et entreprises 1
2 individuelles. Combattre ces dérives en dénonçant des «cadeaux aux entreprises» fait l impasse sur la nécessité de la socialisation de la valeur pour qu il y ait production : ce n est pas par la suppression des «cadeaux» qu on les combattra, mais par l interdiction pour des entreprises capitalistes d accéder aux marchés publics et aides fiscales, à réserver aux seules entreprises copropriétés d usage de leurs salariés, ce qui permettra enfin de sortir les coopératives de la marginalité. Socialisation de la valeur, services publics et sécurité sociale La socialisation de la valeur, dès lors qu elle ne prendrait plus le chemin de la globalisation financière du profit et qu elle serait au seul service d entreprises non capitalistes, offre une réelle alternative à la dictature du capital. Sa force est d exister déjà massivement comme fondement d entreprises non capitalistes : les services publics et la sécurité sociale sont déjà le lieu de production de valeur (le tiers du PIB) sans marché du travail, sans actionnaires, et potentiellement sans prêteurs. La suppression du marché du travail est la condition nécessaire à l intervention des salariés dans les choix de production. Tant que pèse sur eux le chantage à l emploi, ils sont muets sur l essentiel. Cette suppression existe pour les fonctionnaires, qui sont payés pour leur grade et non pas pour leur poste et ont donc un salaire à vie, sans passage par la case chômage, et pour les libéraux conventionnés avec la sécurité sociale, dont la rémunération est assurée par l assurance maladie. Cette garantie à vie de la rémunération, même si elle ne suffit pas pour assurer la démocratie dans l entreprise, donne à ses titulaires une capacité d intervention bien plus grande que la situation d employé sur le marché du travail. On n imagine pas les salariés d une entreprise capitaliste participer à la définition de la production comme le font les salariés à vie dans l éducation, la santé, l urbanisme, ou comme l ont fait ceux de la SNCF ou de la Poste avant la mise en cause de leur statut. Or il est évident que le salaire à vie n est possible que s il est assuré non pas par la seule valeur ajoutée de l entreprise, toujours aléatoire, marquée par de grandes inégalités de taux d un secteur à l autre, mais par une mutualisation des valeurs ajoutées dans le Trésor public ou dans les caisses de sécurité sociale qui vont payer les fonctionnaires, les soignants, les retraités, les parents ou les chômeurs. De même, la socialisation de la valeur dans le Trésor public ou dans les caisses de sécurité sociale rend possible le remplacement du profit et du crédit par un couple cotisation/subvention pour financer l investissement sans actionnaires et sans prêteurs. Tant que la croissance du PIB s est faite par hausse de l impôt et de la cotisation, les équipements collectifs ont été largement subventionnés sans qu ils aient à rembourser des prêteurs. Même si l interruption de cette dynamique depuis les années 1990 a conduit les hôpitaux et les collectivités publiques à financer leur investissement par appel au marché des capitaux, précisément la faillite avérée de cette pratique souligne par comparaison la supériorité du couple cotisation/subvention sur la séquence profit/crédit. Et là aussi, nous avons affaire à des institutions macro-économiques qui, en rendant possible la maîtrise sinon populaire du moins publique de l investissement, sont la condition de la démocratie économique : quelle que soit ses limites, la délibération collective sur les équipements publics est sans commune mesure 2
3 avec celle qui prévaut pour l investissement capitaliste, décidé de façon unilatérale par les actionnaires et les prêteurs. On comprend la responsabilité des économistes dans la désignation de l activité des personnes payées par l impôt et la cotisation de sécurité sociale. S ils en font la «dépense publique» de travailleurs certes utiles mais improductifs financés par des «prélèvements obligatoires», s ils font de la sécurité sociale et des services publics une question de «répartition de la valeur», de «transferts sociaux», alors ils interdisent toute réflexion sur la possible démocratisation des entreprises qu offre le remplacement du marché du travail et du profit/crédit par le salaire à vie et la cotisation/subvention. Ce conflit de dénomination renvoie au débat sur la valeur et le travail. Qu est-ce que ce qui vaut économiquement, parmi toutes les valeurs d usage produites? N est-ce que ce que le capital désigne comme tel : les marchandises capitalistes produites par des forces de travail embauchées sur un marché du travail pour mettre en valeur le capital de propriétaires et de prêteurs, le reste des activités n étant pas productives? Est-ce que les fonctionnaires, les soignants, les retraités travaillent, c est-à-dire produisent de la valeur économique et pas seulement des valeurs d usage? La lutte de classes a-t-elle seulement changé le partage de «la valeur», posée comme une essence, ou a-t-elle commencé à instituer une autre pratique de la valeur, une pratique salariale subversive de sa pratique capitaliste? Le fait que la plupart des économistes naturalisent la pratique capitaliste de la valeur, y compris chez les hétérodoxes qui la contestent, pose problème. Comme pose problème le peu d écho concret, au-delà de l effet de notoriété, au résultat considérable de Jean-Marie Harribey (2014) sur la «valeur monétaire non marchande» et la production par les fonctionnaires de l impôt qui les paie. Généraliser la pratique salariale de la socialisation de la valeur J ai quant à moi montré, à partir d un travail sur l émergence et l affirmation de la sécurité sociale en France des années 1920 aux années 1970 (Friot, 2012), que le salaire socialisé n est pas du pouvoir d achat pour des improductifs mais, sous des formes plus ou moins abouties, du salaire pour des travailleurs (les retraités, les soignants, les parents et les chômeurs), et donc le début de l institution d une autre pratique de la valeur que sa pratique capitaliste. Je la désigne comme «salariale» parce qu elle se construit à partir des institutions du salaire mises en place dans le conflit salarial : la qualification, du poste (dans la convention collective) ou de la personne (dans le grade de la fonction publique), la cotisation-salaire qui paie les retraités ou les soignants, l impôt-salaire qui paie les salariés des services publics ou ceux des associations en tenant lieu (Friot, 2014). Or avec la pratique salariale de la valeur, de sa production comme de sa répartition, on tient une clé décisive pour sortir l entreprise de la dictature du capital et le travail indépendant de sa fausse indépendance. Le devenir des travailleurs indépendants La logique capitaliste s attaque au travail indépendant, qui a pratiquement disparu de l artisanat, du commerce et de l agriculture, où il ne subsiste que sous la forme de faux indépendants entièrement dépendants des groupes capitalistes fournisseurs, clients, franchiseurs. Et l offensive s étend maintenant aux professions libérales, qui, parce qu elles 3
4 sont réglementées, ont mieux résisté. Les arguments pour faire sauter le verrou des obstacles réglementaires à la propriété capitaliste des sociétés d exercice libéral sont de deux ordres : la difficulté d exercice des jeunes professionnels faute de capacité à mobiliser des capitaux suffisants, les prix qu une rationalisation capitaliste de la production permettrait de baisser en faveur des usagers. Or l alternative salariale est fournie depuis les années 1960 par l assurance-maladie et le conventionnement des professionnels libéraux de santé : comme pour ces derniers et pour leurs patients, une sécurité sociale du logement, de l accès à la justice ou du conseil juridique et comptable permettrait à la fois d assurer sans aléas la rémunération des professionnels et leur libre choix par les usagers dont la demande serait solvabilisée. Ce n est pas d actionnaires que les avocats, les architectes, les notaires ou les experts-comptables, ont besoin : c est, sur le modèle de la cotisation de sécurité sociale pour les professionnels libéraux de santé, de la socialisation de la valeur nécessaire à toute activité de production. Faire advenir cette socialisation vient heurter un idéal du travailleur indépendant de «ne rien devoir qu à son travail». Idéal irréalisable qui va le conduire à demander «une aide» ou, ce qui est la même chose, à contester que d autres «soient aidés». Or les prétendues aides de la politique agricole commune, pour prendre cet exemple, n en sont pas : elles sont la nécessaire socialisation de la valeur pour que la production agricole soit possible. Les paysans en lutte contre l agrobusiness qui détruit le travail indépendant doivent se battre pour qu elles soient liées non pas à la surface ou au type de production, mais à la personne du paysan, auquel elles garantiront, comme complément de son bénéfice, un salaire. Nous avons la même situation avec les intermittents du spectacle, dont l indépendance ne peut s exercer que si leurs cachets sont complétés par la mutualisation du salaire qu opère l Unedic. Socialisation de la valeur et salaire à vie Finalement, c est le salaire à vie pour tous qui est la garantie de l avenir des travailleurs indépendants comme de la démocratisation des entreprises. En termes macroéconomiques, il est parfaitement à notre portée : garantir un salaire à vie net mensuel en moyenne de 2100 euros (dans une fourchette de par exemple 1500 à 6000 euros mensuels s il y a quatre niveaux de qualification) aux 50 millions de résidents de plus de 18 ans représente les 60% de la valeur ajoutée consacrés aujourd hui aux revenus du travail. Concrètement, par extension de ce qu elles font déjà pour 45% du salaire, les entreprises, y compris les entreprises individuelles, ne paieraient plus leurs salariés mais cotiseraient à des caisses de salaires à hauteur de 60% de leur valeur ajoutée, la mutualisation de la valeur ainsi opérée dans les caisses de salaires gérées par les travailleurs, comme l a été le régime général de sécurité sociale de 1946 à 1961, garantissant le salaire à vie pour tous. A 18 ans, toute personne aurait, comme droit politique, le premier niveau de qualification (par ex euros) et pourrait passer des épreuves de qualification au cours de sa carrière pour augmenter ce salaire irrévocable parce qu attaché à sa personne et non à l emploi. Socialisation de la valeur et copropriété d usage des entreprises 4
5 Le second pied sur lequel faire marcher la démocratie dans l entreprise, c est la maîtrise de la décision par les salariés. La condition est qu ils en soient propriétaires d usage : un propriétaire d usage de l outil de travail décide de l investissement, de l organisation de la hiérarchie et de toutes les questions touchant à la production et à la commercialisation. Mais il n y a aucune part sociale, personne ne tire aucun revenu de cette propriété. La propriété lucrative au demeurant doit être interdite si l on veut généraliser la propriété d usage. Pour cela, la prétendue «rémunération du capital» doit disparaître et l investissement doit être subventionné par une socialisation non capitaliste de la valeur, grâce à la généralisation à tout l appareil productif du déjà-là massif évoqué plus haut : la subvention des investissements publics par les caisses de sécurité sociale et le Trésor public. Après versement de la cotisationsalaire, les 40% de la valeur ajoutée restant pourraient ainsi pour partie rester dans l entreprise pour un autofinancement décidé par les salariés copropriétaires, pour partie être versés à des caisses économiques, elles aussi gérées par les travailleurs, qui subventionneraient les projets d investissement retenus, y compris par création monétaire (sans crédit) pour l investissement net, ainsi que les dépenses de fonctionnement des services publics gratuits. Il n y a aucune raison qu un investissement soit financé par crédit : à la différence d un bien de consommation, il va rendre possible du travail supplémentaire et donc une production supplémentaire de valeur qui alimentera une cotisation économique. Comme pour le salaire, où la cotisation se substituera au salaire direct, l entreprise n empruntera plus pour ses investissements, qui seront (au-delà de l autofinancement) subventionnés par des caisses qu elle alimentera en pourcentage de sa valeur ajoutée par une cotisation économique. Conclusion La double proposition de cotisation salaire et de cotisation économique prélevées en pourcentage de la valeur ajoutée permet de socialiser le PIB de sorte que deux conditions décisives d une démocratisation des entreprises, le salaire à vie et la copropriété d usage des outils de travail avec maîtrise du subventionnement de l investissement par les travailleurs, soient réunies. On notera que cette socialisation de la valeur s opère dès sa production et ne passe plus par des cotisations et impôts individuels, qui sont supprimés. En effet, cotisations et impôts individuels entretiennent l illusion chez les cotisants et contribuables qu ils ont produit cette valeur socialisée, redistribuée à des improductifs, et fondent la citoyenneté sur la contribution à des «dépenses publiques», alors qu il s agit de la fonder sur la responsabilité dans la production de la valeur, dont la pratique, salariale, est enfin maîtrisée par les intéressés. Bibliographie Bernard Friot, 2012, Puissances du salariat, nouvelle édition augmentée, Paris, La Dispute. Bernard Friot, 2014, Emanciper le travail, entretiens avec Patrick Zech, Paris, La Dispute. Jean-Marie Harribey, 2013, La richesse, la valeur et l inestimable, Paris, Les Liens qui Libèrent. 5
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