2 Le sens : de nouvelles non-concordances

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1 2 LE SENS : DE NOUVELLES NON-CONCORDANCES 1 2 Le sens : de nouvelles non-concordances 2.1 les notions de "signifiant" et de "signifié" Ferdinand de Saussure a introduit les notions de "signifiant" et de "signifié" dans son Cours de linguistique Générale pour remplacer les notions de "son" et de "sens". Il souhaitait s opposer à la conception d une langue comme «nomenclature», c est-à-dire comme un catalogue de mots, où à chaque "mot" correspondrait un objet. Au contraire, Saussure voulait y substituer l idée d une relation étroite entre une analyse phonologique et une analyse sémantique : Définition 1: signe, signifiant, signifié «Le signe linguistique unit non une chose et un nom, mais un concept et une image acoustique. [... ] Nous appelons signe la combinaison du concept et de l image acoustique : mais dans l usage courant ce terme désigne généralement l image acoustique seule, par exemple un mot (arbor, etc.). On oublie que si arbor est appelé signe, ce n est qu en tant qu il porte le concept «arbre» de telle sorte que l idée de la partie sensorielle implique celle du total. L ambiguité disparaitrait si l on désignait les trois notions ici en présence par des noms qui s appellent les uns les autres tout en s opposant. Nous proposons de conserver le mot signe pour désigner le total, et de remplacer concept et image acoustique respectivement par signifié et signifiant ; ces deux derniers termes ont l avantage de marquer l opposition qui les sépare soit entre eux, soit du total dont ils font partie.» a a. Ferdinand de Saussure (1916). Cours de linguistique générale. Sous la dir. de Charles Bally et Albert Sechehaye. Avec des comment. de Tullio de Mauro. Payot, p Nous avons déjà vu en quoi les objets de la phonologie n ont rien à voir avec ceux de l acoustique. Pour cela, on ne peut pas parler des "sons" du langage, mais il faut désigner des résultats d analyses procédant par différenciation et découpage. C est la raison pour laquelle le mot "signifiant" vient remplacer le mot "son". Le "signifiant" résulte d analyses faites par les sujets parlants sur un matériau. Ce matériau est généralement sonore, mais, nous l avons déjà évoqué, dans la "langue des signes française" par exemple, c est une "analyse de gestes" qui vient prendre la place de l "analyse de sons" pour la constitution du signifiant. Il en va de même pour le "signifié" : le "sens" d un mot ne peut pas être directement réduit à l objet auquel il renvoie, l opération est plus complexe. Ainsi, il est absolument insuffisant de

2 2 LE SENS : DE NOUVELLES NON-CONCORDANCES 2 considérer que le "sens" du mot table serait la totalité des tables du monde auxquelles il renvoie. Ici, de même que pour le matériau sonore, les objets du monde doivent être passés à travers une grille d analyse qui opère des différenciations et des segmentations. De même que lorsque ces opérations se déroulent sur le matériau sonore, elles peuvent aussi varier d une langue à l autre pour ce qui est de l analyse sémantique du monde 1. Exemple 1: les noms de couleurs Parmi les exemples classiques pour expliquer que le "sens" des "mots" ne renvoie pas directement aux objets eux-mêmes mais à une analyse qui différencie et qui sépare, on trouve la comparaison entre les différentes couleurs d une langue à l autre : le français fait la différence entre "bleu", "gris" et "vert" alors que seul le mot "glas" est utilisé en breton lorsque l on parle des objets naturels. Cela vaut également à l intérieur d une même langue : alors qu un graphiste disposera d un grand nombre de termes pour distinguer entre différentes nuances d un même rouge (corail, cramoisi, grenat, magenta, vermeil, vermillon, bordeaux, etc.), pour certains seul le terme "rouge" couvrira l ensemble des éléments ainsi distingués. Exemple 2: mutton / sheep Comme le mentionne Saussure dans son Cours a, nous n avons en français qu un mot mouton pour désigner à la fois l animal et sa viande, alors qu en anglais, les termes mutton et sheep tracent une frontière là où nous mettons une identification. a. Saussure, Cours de linguistique générale, p (Remarque : Nous utilisons encore pour l instant le mot "mot", même si nous verrons en morphologie qu il y a lieu de le remettre en question pour le remplacer par des termes plus appropriés. Ici, pour désigner l entité signifiante dans sa valeur oppositionnelle, il serait possible de parler de "sème", qui serait au signifié ce que le "phonème" est au signifiant.) 2.2 l "aribtraire" du signe ou la non-concordance entre le signifiant et le signifié L expression "arbitraire du signe" érigée en principe fondateur de la linguistique par Saussure, signifie qu il n y a aucun lien nécessaire entre la suite de phonèmes d un mot et ce qu il veut 1. Bien que ces exemples montrent la relativité des découpages sémantiques d une langue à l autre, il convient malgré tout d être prudent sur ces questions, car on a vite fait de dériver, à partir de ce que l on nomme «l hypothèse Sapir-Whorf», vers une théorie passant d un "génie des langues" à un "génie des peuples" qui caricature ces différences jusqu à en faire le signes de mentalités profondément incommensurables entre des ensembles trop rapidement identifiés comme des "cultures" homogènes. De même, l exemple caricatural des "dizaines de mots pour désigner la neige" chez les Inuits est à éviter, car il n est pas factuellement avéré.

3 2 LE SENS : DE NOUVELLES NON-CONCORDANCES 3 dire :la signification du mot aurait pu être portée par n importe quelle autre suite de phonèmes, rien dans celle-ci ne contient quoi que ce soit qui indique le sens 2. «Le lien unissant le signifiant au signifié est arbitraire, ou encore, puisque nous entendons par signe le total résultant de l association d un signifiant à un signifié, nous pouvons dire plus simplement : le signe linguistique est arbitraire Ainsi l idée de sœur n est liée par aucun rapport intérieur avec la suite de sons [s-œ-r] qui lui sert de signifiant ; il pourrait être aussi bien représenté par n importe quelle autre : à preuve les différences entre les langues et l existence même de langues différentes : le signifié bœuf a pour signifiant [b-œ-f] d un côté de la frontière, et [o-k-s] (Ochs) de l autre.» 3 En ce sens, le signe se distingue du symbole, ce dernier gardant toujours un certain rapport avec l objet qu il désigne, il doit établir un certain lien de ressemblance, de figuration, d évocation, de représentation, ou d imitation entre l objet symbolisé et ce qui le symbolise «On s est servi du mot symbole pour désigner le signe linguistique, ou plus exactement ce que nous appelons le signifiant. Il y a des inconvénients à l admettre, justement à cause de notre premier principe [de l arbitraire du signe]. Le symbole a pour caractère de n être jamais tout à fait arbitraire ; il n est pas vide, il y a un rudiment de lien naturel entre le signifiant et le signifié. Le symbole de la justice, la balance, ne pourrait pas être remplacé par n importe quoi, un char, par exemple.» 4 En revanche, il faut être vigilant sur le fait que le terme "arbitraire" ne doit pas signifier "conventionnel", car le sens des mots ne résulte pas d un choix établi en société : pour la plupart des "mots" entendus comme suites de phonèmes, leur sens ne résulte pas du choix explicite d une personne, mais d une évolution progressive et anonyme 5. «Le mot arbitraire appelle aussi une remarque. Il ne doit pas donner l idée que le signifiant dépend du libre choix du sujet parlant (on verra plus bas qu il n est pas au pouvoir de l individu de rien changer à un signe une fois établi dans un groupe linguistique) ; nous voulons dire qu il est immotivé, c est-à-dire arbitraire par rapport au signifié, avec lequel il n a aucune attache naturelle dans la réalité.» 6 Cette dimension arbitraire du signe pourrait être remise en question pour le cas des onomatopées, mais elles sont elles aussi prises dans le jeu de la langue : elles s intègrent différemment à la structure phonologique de chaque langue (donnant des cris d animaux différents d une 2. Historiquement, Saussure s est reposé sur William D. Whitney pour sa formulation de l arbitraire du signe. Celui-ci a été précisé et corrigé par Émile Benveniste : Émile Benveniste (1966). «Nature du signe linguistique». In : Problèmes de linguistique générale. Gallimard. url : langage/benveniste_langage.rtf 3. Saussure, Cours de linguistique générale, p Ibid., p Ce point a été approfondi par Jean-Yves Urien : Jean-Yves Urien (1988). «De l arbitraire saussurien à la dissociation des plans». In : Tétralogiques 5, p url : C est la raison pour laquelle la comparaison entre les langues n est pas la manière la plus rigoureuse d illustrer l arbitraire du signe, car elle confond la question sociale de l arbitraire au sens de "conventionnel", et celle, linguistique, de l impropriété dans le rapport signifiant / signifié. Dans l absolu, la polysémie et la synonymie sont une meilleure approche du phénomène, car elles n empiètent pas sur la question, sociolinguistique, de la diversité des usages. 6. Saussure, Cours de linguistique générale, p. 101.

4 2 LE SENS : DE NOUVELLES NON-CONCORDANCES 4 langue à l autre pour une même espèce), et subissent l évolution phonétique. Saussure prend l exemple du terme pigeon, venant du latin pipio, provenant lui-même d une onomatopée polysémie et synonymie : des cas de non-concordance Le "sens" des mots ne constitue pas une relation univoque, où un "mot" correspondrait à chaque objet, ou famille d objets, dans le monde. De même que le "signifiant" se caractérise, comme nous l avons vu, d une manière oppositionnelle, par les différences qualitatives et les segmentations quantitatives qui définissent sa relation aux autres phonèmes du système, de même, le "signifié" se définit aussi par opposition : la signification de "chaise" repose avant tout sur son opposition à "fauteil" (avec accoudoirs), à "tabouret" (sans dossier), etc. Ainsi le sens n est pas une donnée directement associée à chaque mot, et surtout il n y a pas de relation univoque entre les "mots" et les entités du monde (objets, notions abstraites). On perçoit ce second point par deux types de phénomènes : un mot identique peut désigner des situations très différentes (il s agit de la polysémie), et un même objet du monde peut être désigné par des formulations différentes (c est la synonymie) 8. Définition 2: polysémie La polysémie est le fait pour un mot identique de recouvrir différentes significations. Exemple 3: table Ainsi, table peut désigner à la fois un objet en bois à 4 pieds, mais aussi des objets ayant cette fonction et fabriqués dans d autres matières, ayant plus ou moins que 4 pieds. Le mot peut aussi être usé pour désigner une "table des matières", une "table de multiplications", tout ce qui se rapporte à l usage des repas en général (les "arts de la table" ne désignent pas la menuiserie!), les personnes présentes dans une réunion ("tour de table"), une modalité d interlocution (une "table ronde" ne nécessite pas le meuble adéquat), une partie d un instrument ("table d harmonie"), etc. (Remarque : La polysémie ne doit pas être confondue avec l homophonie : le premier phénomène désigne le fait qu un seul et même mot possède plusieurs significations, le second désigne le fait que plusieurs mots différents sont marqués par la même succession de phonèmes. Nous y reviendrons.) 7. Saussure, Cours de linguistique générale, p Polysémie et synonymie désignent ici des cas de non-concordance qualitative, se situant sur l axe d analyse des différenciations et des identifications. On trouverait d autre cas de non-concordance pour l analyse quantitative, il s agirait de la "polyrhémie" et de la "périphrase", mais ils ne seront pas présentés ici en détail. Remarquons simplement que la polyrhémie désigne le fait qu une pluralité d informations se trouve portée par un unique mot (ainsi, le déterminant le porte à la fois l information du masculin (opposé à la), du singulier (opposé à les), et du déterminé (opposé à un)), et la périphrase désigne le fait qu une seule situation peut se développer en une formulation composée de plusieurs mots.

5 2 LE SENS : DE NOUVELLES NON-CONCORDANCES 5 Définition 3: synonymie La synonymie est le fait pour une idée ou signification de pouvoir être formulée de manières différentes. (Remarque : La polysémie et la synonymie sont des constantes du langage humain. La première tend à être réduite au maximum dans le langage scientifique, qui multiplie les termes pour éviter leur trop grande extension sémantique, mais il reste toujours une certaine marge d imprécision qui fait que les "mots" ne collent jamais à une réalité univoque.) 2.4 Anaphore et déictiques : la réduction de l abstraction du sens En premier lieu, le "sens" des mots est donc un ensemble abstrait de relations d oppositions (et de segmentations) qui peuvent se rapporter de plusieurs manières différentes à des objets du monde. Puis, de même que l abstraction du phonème se trouvera finalement toujours réalisée dans une prononciation bien concrète, de même, l abstraction constitutive du signifié sera concrètement réduite dans chaque situation, par plusieurs facteurs : D une part, le contexte d énonciation (situation dans laquelle le message est produit ou entendu), D autre part, ce que l on nomme parfois le co-texte, c est-à-dire les mots qui précèdent ou qui suivent. On parle en générale de la dimension "déictique" pour le premier type de cas : il s agit du lien qui s établit entre ce que vous dites, qui pourrait peut-être avoir plusieurs sens possibles dans l absolu, et la situation dans laquelle vous la dites, qui, parmi les différents sens possibles, en rend un nettement plus pertinent que les autres, jusqu à ne même pas donner à voir que les autres seraient théoriquement envisageables. De même, on parle d "anaphore" pour désigner le lien qui s établit entre les termes successifs d une phrase : on peut considérer que les mots agissent les uns sur les autres, et si un terme peut être polysémique dans l absolu, son sens peut souvent se trouver précisé par ceux qui l environnent dans la phrase. Une conception plus précise parle d "anaphore" pour désigner cette restriction sémantique de la polysémie d un terme par ceux qui le précèdent dans la phrase, et de cataphore lorsqu elle résulte des mots qui le suivent (créant donc un moment d indétermination sémantique avant qu un sens précis ne soit finalement réalisé). Selon les courants théoriques, les dimensions déictiques et anaphoriques peuvent être considérées soit comme uniquement attachées à quelques mots précis, soit comme une fonction générale du langage partagée par la plupart d entre eux : Selon la première approche, seulement quelques termes seront marqués par la dimension déictique, notamment des déterminants comme ce, cette, ces, parfois nommés "monstratifs", ou bien les pronoms personnels dans des séries comme je, tu, il, elle,..., moi, toi, lui, elle,..., ou encore les termes dépendant du lieu de l énonciation (ici, là-bas, à gauche / droite,...), ou de son moment (maintenant, aujourd hui, demain,...), etc. Pour l anaphore, cela renverra à certains termes qui ne peuvent se comprendre que par des référents ayant déjà été désignés auparavant, ainsi pour comprendre la phrase Il le

6 2 LE SENS : DE NOUVELLES NON-CONCORDANCES 6 prend., il faut savoir à qui renvoie ce Il parmi les personnes dont on a déjà parlé, et ce dont on avait parlé précédemment qui pouvait être pris. Selon la seconde approche, les dimensions anaphoriques et déictiques seraient présentes de manière générale dans la plupart des locutions, les cas précédents n étant que des situations particulièrement explicites. On le voit avec les exemples suivants : Exemple 4: réduction par le contexte : la plage Si je dis simplement "cette plage est longue", le terme plage est polysémique car il est difficile de savoir si je parle d une étendue de sable, d une piste sur un cd, ou d une planche à l arrière d une voiture. Mais selon que je le dise dans un moment où j essaie de ranger des objets dans une voiture, où j écoute de la musique, ou bien où je me promène au bord de mer, les différentes significations possibles ne seront même pas perçues, puisque la situation rendra évidente celle dont il s agit. Exemple 5: réduction par le co-texte : Paul sent... Si je dis "Paul sent le tabac", cet énoncé peut être compris de deux façons : Paul porte du tabac à son nez pour en connaître l odeur de Paul émane une odeur de tabac Cette polysémie se trouve pourtant réduite dans d autres significations, comme dans la phrase "Paul sent le flacon". En effet, le terme "le flacon" réduit la diversité des interprétations possibles, puisque le sens "* de Paul émane une odeur de flacon" serait incongrue. Ainsi, la polysémie du verbe dont l infinitif est sentir se trouve réduite par le flacon, ce qui n était pas le cas dans la phrase précédente. Ainsi, si, du côté du signifiant, le processus peut se dérouler en 3 étapes : son concret (acoustique), analyse abstraite et oppositionnelle de ce son (phonologie), réinvestissement du phonème dans une prononciation concrète (phonétique), on pourrait dire qu il en va de même du côté du signifié : les objets du monde (la référence concrète), leur analyse abstraite et oppositionnelle 9, puis le réinvestissement de cette analyse dans une situation concrète qui évide partiellement la polysémie et la synonymie (sémantique). 9. On pourrait parler de "sémiologie", pour désigner ce moment de l analyse abstraite et oppositionnelle du sémiologie signifié, ce qui permettrait une analogie : sémantique = phonologie phonétique. Mais ce terme ayant déjà une autre signification plus répandue, renvoyant par exemple à l approche de Roland Barthes (il est donc polysémique), il pourrait prêter à confusion si vous en faites usage.

7 2 LE SENS : DE NOUVELLES NON-CONCORDANCES 7 Il est possible de reprendre le même type de tableau qu au chapitre précédent pour montrer que la polysémie et la synonymie sont aussi des cas de non-concordance, cette fois-ci entre le référent et le signifié : signifié référents id. diff. id. polysémie diff. synonymie Table 1 non-concordance qualitative le signifié et le référent