«En fait, nous sommes une liberté qui choisit mais nous ne choisissons pas d être libres : nous sommes condamnés à la liberté.

Transcription

1 La morale (Liberté, devoir, bonheur) Quelques problématiques : Que prétend-on affirmer en déclarant que l homme est né libre? Pouvons-nous savoir avec certitude que nous sommes libres? Se sentir obligé, est-ce renoncer à sa liberté? Qu est-ce qu un citoyen libre? «En fait, nous sommes une liberté qui choisit mais nous ne choisissons pas d être libres : nous sommes condamnés à la liberté.» (Sartre) «Sur mes cahiers d écolier Sur mon pupitre et les arbres Sur le sable et dans la neige J écris ton nom liberté.» Eluard Nous avons tous le sentiment intérieur de notre liberté. Pour Descartes, la «liberté de notre volonté» se connaît immédiatement, «sans preuve s» par la «seule expérience que nous en avons». Et il est vrai que notre premier mouvement en face de la liberté est celui d une revendication passionnée. La liberté nous apparaît comme un droit. Nous exigeons qu on la reconnaisse et tout ce qui menace de l enfreindre nous est insupportable... «Mieux vaut la misère que la servitude... Vivre libre ou mourir...» Autant de slogans qui entraînent l adhésion! Que la liberté soit revendiquée au nom de la dignité humaine : c est parce que je suis un homme que je revendique le droit d être maître de ma conduite. Ou au nom de l égoïsme : la liberté sexuelle totale prônée par W. Reich ne s apparente-t-elle pas davantage à la licence, à la loi du bon plaisir qu à la vraie liberté? La revendication n en est pas moins universelle. I - Les formes de la liberté Etymologiquement, le mot vient de «liber» qui veut dire : homme libre, par opposition à «servus» : esclave. Ce sens social participe à un sens particulier : celui de la liberté extérieure. Celle-ci est l absence de contrainte extérieure physique ou morale, l absence de sujétion aux autres hommes. Il convient dès lors de parler des libertés, car il existe autant de libertés que de contraintes dont l individu est affranchi. La liberté physique A - Les libertés extérieures Cette liberté consiste à pouvoir agir sans empêchement, à se mouvoir à son gré, sans être arrêté par une contrainte matérielle (les chaînes ou la prison) ou corporelle (la paralysie). L homme libre agit sans être empêtré ni contraint par des forces extérieures. Il n est ni en prison, ni frappé de paralysie. La liberté civile Cette liberté consiste à pouvoir agir à son gré, tant qu il n est pas porté atteinte à l ordre, ie dans les limites fixées par les lois civiles. Cette liberté dont ne jouissait pas l esclave nous garantit comme citoyens les droits civils : droit de travailler, droit de propriété, droit d association... La liberté politique 1

2 Cette liberté est le pouvoir pour les nations de se gouverner elles-mêmes (les colonies ne l ont pas) ; pour les individus, le pouvoir de participer à la vie publique, de prendre part, sous des formes définies par les constitutions, au gouvernement de leur pays (les étrangers ont des droits civils, mais pas de droits politiques!). Cette liberté est faite d obligations et c est dans le respect des exigences que celles-ci imposent qu elle se révèle être l accomplissement d une valeur communautaire. La liberté de pensée et de conscience Cette liberté consiste, en réalité, dans le droit de vivre conformément à ses idées et de les exprimer. Elle englobe le droit d exprimer publiquement ses opinions politiques et ses convictions religieuses, tant que l ordre public n est pas perturbé. Toutes ces conditions sont nécessaires à une vie normale, mais elles ne sont pas encore suffisantes pour rendre compte de la volonté libre. Elles constituent des libertés, mais pas toute la liberté. Il faut pénétrer dans le domaine de la conscience. B - La liberté intérieure (ou liberté de la volonté) Dans tous les cas présentés ci-dessus, la liberté marque seulement l absence d empêchement de l action extérieure. A cette liberté extérieure s oppose la liberté intérieure ou liberté de décision, appelée encore liberté psychologique, ou liberté de vouloir ou libre-arbitre. Cette liberté se présente comme la propriété de la volonté qui se porte sur son objet sans être nécessité par lui ou par quelque autre force psychologique, motif ou mobile. C est le pouvoir qu a la volonté de décider ceci ou cela sans contrainte, «pouvoir de décider et d agir par soi-même». L homme libre échappe aux déterminismes et aux conditionnements qui se substitueraient à son propre vouloir. Il n est pas conditionné par les tendances, les habitudes ou les pressions sociologiques. Il s en sert sans être asservi. II - Le pouvoir de choisir «Liberté» et «libre-arbitre» sont ordinairement employés comme synonymes, lorsqu on veut désigner la liberté de choix. Etre libre, c est effectivement être capable de choisir. Etre libre, c est pouvoir décider ceci ou cela ; c est pouvoir opter pour un parti ou pour un autre, sans être nécessité, c est-à-dire sans être déterminé. Le libre-arbitre, dont Leibniz disait que nous en avions le «sentiment vif interne», R. M. Masse Bastide le définit comme «le pouvoir des contraires» c est-à-dire «la capacité de répondre à une certaine situation, non pas d une seule et unique manière scientifique prévisible, mais par le choix, laissé à notre initiative, entre deux ou plusieurs manières de réagir... Tant qu un homme est un homme et non une chose, il a encore le pouvoir de se décider entre des possibilités opposées» (La liberté). Sa nature A - La liberté d indifférence o La liberté d indifférence se définit comme choix immotivé. La liberté serait le pouvoir de choisir indépendamment de toute intervention des motifs. Elle consisterait à être indifférent aux motifs. Il n y a liberté que lorsque la volonté se détermine sans subir l influence des motifs et des mobiles. Celle-ci est alors dans un état d indifférence par rapport à eux. C est la spontanéité pure. 2

3 o Un argument célèbre est celui de l âne de Buridan (XIV è) : l homme sans cette liberté d indifférence, serait comme un âne placé à égale distance de deux près ou entre un boisseau d avoine et un seau d eau et qui, porté également à l un ou à l autre, devrait se laisser mourir de faim ou de soif, n étant pas doué de liberté. L homme, au contraire, doué de libre-arbitre, prendrait une décision indépendamment de tout motif : voilà dit-on, la liberté : la liberté d indifférence. La liberté de la volonté (ou de l attention) Descartes affirme l indépendance absolue de notre volonté à l égard de la raison. Nous expérimentons la liberté dans la démarche du doute. Notre liberté est si parfaite, si ample, «qu elle n est renfermée dans aucune borne». Elle nous fait connaître «que nous sommes à l image et à la ressemblance de Dieu». La liberté se manifeste par une indépendance absolue à l égard de toutes déterminations sensibles ou intellectuelles... «au point que, même lorsqu une raison fort évidente nous pousse vers un parti, quoique, moralement parlant, il soit difficile de faire le contraire, parlant néanmoins absolument, nous le pouvons» (Descartes, Lettre au Père Mesland). Ainsi, par exemple, contre les exigences de la morale, nous pouvons «suivre le pire tout en voyant le meilleur» ou bien, contre les exigences de la raison, nous pouvons choisir le mal alors même que nous connaissons le bien ou encore, affirmer le faux alors même que nous connaissons le vrai. Critique : Cette liberté d indifférence, ce choix immotivé, ce libre-arbitre apparaît comme un sous-produit de la liberté, «le plus bas degré» de la liberté, un déchet de liberté, parce que coupé de ses attaches rationnelles. Privé de toute justification rationnelle, le choix n est plus que le fantôme de lui-même. «L acte gratuit» «L acte gratuit est motivé par rien» affirme Gide, «l acte désintéressé, né de soi ; l acte aussi sans but ; donc sans maître, l acte libre.» Ainsi, dans Les Caves du Vatican, on voit le personnage Lafcadio accomplir un acte «sans raison ni profit», un meurtre immotivé, celui d Amédée Fleurissoire, rencontré dans un train... Tandis que Fleurissoire rajuste sa cravate devant la vitre de la portière, Lafcadio songe à le précipiter dehors. «Un crime immotivé, quel embarras pour la policie... Si je puis compter jusqu à douze, sans me presser, avant de voir dans la campagne quelque feu, l homme est sauvé. Je commence : un, deux,... dix, un feu!» et le crime s accomplit. La liberté sartrienne est totale indépendance Le drame des Mouches nous montre Oreste se recueillant sur lui-même et découvrant sa liberté, son «absolue et totale liberté». Etre libre, c est faire sa vie soi-même, suivant sa seule initiative ; c est donc se refuser à admettre qu il y a un bien, un mal, quelqu un qui puisse donner des ordres. Antérieurement à mon choix, rien n est bon ni mauvais. Aucune règle ne préexiste à mon choix. La liberté est le seul fondement des valeurs : ce que chacun choisit comme son bien est bien pour lui. Cependant, la liberté n est pas simple caprice. La vraie liberté implique une volonté d engagement. L homme libre devra s engager dans le sens où s affirmera le mieux son absolue et totale indépendance par rapport à toutes les lois morales généralement admises. 3

4 C est ainsi qu Oreste tuera le roi Egisthe, non pas pour punir un assassin (Egisthe a assassiné son prédécesseur Agamemnon, puis épousé la veuve de sa victime, Clytemnestre, mère d Oreste), mais pour s affirmer par là comme homme libre, au dessus de toute loi. Et il ne se repentira pas de son crime, car «le plus lâche des assassins, c est celui qui a des remords». L acte gratuit est-il possible? B - Critique du libre-arbitre L acte gratuit est déterminé justement par le désir de commettre un acte gratuit, de s évader des comportements ordinaires, de se prouver à soi-même qu on peut tout et de s enivrer de son pouvoir. L acte gratuit n est pas gratuit puisqu il est déterminé par le désir d accomplir un acte gratuit. La raison de commettre le crime, pour Lafcadio, est précisément de le commettre sans raison. Ce cornet de dés lui-même est là pour ouvrir des «possibilité s» : Fleurissoire a emporté dans sa chute le chapeau du meurtrier, lequel pourra servir à identifier l assassin. Pourquoi, se demande Lafcadio, ne pas descendre à la station suivante, tout proche, afin de le ramasser le long de la voie? Il sort un dé de sa poche. «Si j amène dix, je descends. - Il amena cinq. - Je descends quand même». Ainsi, dans l arbitraire de l acte gratuit, la liberté devient à elle-même son propre motif. «L illusion» du libre-arbitre Qui peut gager de la gratuité d un acte sinon celui qui le commet? Or, celui-ci, même s il a le sentiment intérieur d agir gratuitement, peut ignorer les véritables déterminations insensibles ou inconscientes de son acte. «L illusion du libre-arbitre vient de la conscience de notre action jointe à l ignorance des causes qui nous font agir» dit Spinoza. La psychanalyse l a bien montré : nous agissons sous l impulsion de motifs (et de mobiles) inconscients qui nous gouvernent. Les crimes et délits sont souvent déterminés par des complexes inconscients, des frustrations secrètes. Ce crime «gratuit» peut représenter la décharge soudaine d une agressivité inconsciente : «j ai fait cela très vite, pendant que j avais envie de le faire.» avoue Lafcadio après son crime. Ainsi, les prétendus actes gratuits ne sont pas gratuits. L absurdité de la liberté immotivée Dans ses Essais de Théodicée, Leibniz affirme que la liberté d indifférence est une pure fiction. Le cas de l âne de Buridan, dit-il, est une fiction «qui ne saurait avoir lieu dans l univers, dans l ordre de la nature». Il en est de même de l homme, qui, quoique libre, ce que l âne n est pas, ne saurait se trouver dans le «cas d un parfait équilibre entre deux partis»! Pour Leibniz, quoique l homme se décide à faire, c est toujours en lui la raison la plus forte qui l y détermine. Une liberté se déterminant sans raison est donc une absurdité. «Rien n est sans raison» et «plus on agit selon la raison plus on est libre». C - La véritable liberté suppose un choix motivé La véritable liberté apparaît ainsi comme le pouvoir de choisir pour des motifs. En effet, s il n y a pas de motifs, il n y a pas d acte de volonté, ni non plus de liberté. La volonté libre n est nullement une puissance aveugle. Là où il y a volonté, il y a rationalité, motif. 4

5 La volonté suppose une délibération, et, délibérer, c est précisément tenir compte des motifs, les comparer, les peser. Si la volonté libre était la faculté de choisir ceci ou cela sans motif, l acte libre serait irrationnel, absurde, arbitraire, indigne d un être intelligent. Quoiqu en dise J.P Sartre, l acte libre n est pas celui qui est sans motif, sans cause, qui surgit de rien. Ce n est pas, non plus, l acte gratuit, ie un acte fait pour rien, par caprice, par jeu, comme l affirme Gide. L acte gratuit de Lafcadio est l apanage d un fou et non d un homme sensé. Il apparaît donc que la véritable liberté implique un choix, mais non un choix immotivé, irrationnel, gratuit. Etre libre, c est pouvoir choisir pour des motifs, et non choisir n importe quoi, sans raison. L acte libre, c est l acte le plus réfléchi, le plus profondément motivé, celui dont nous avons pesé tous les motifs, en somme tout le contraire de l acte indifférent aux motifs ; et les motifs n enchaînent pas le librearbitre ; l homme contemple les motifs d en haut, dispose d eux à son gré, les domine, les juge. III - La liberté et la nécessité L homme libre des stoïciens A - La liberté et le destin Pour les stoïciens (Epictète, Sénèque, Marc-Aurèle), la liberté se définit par la conformité à la nécessité rationnelle. L ordre universel, organisé par les dieux selon les lois inexorables, s impose comme une nécessité ou un destin. L homme est libre lorsqu il agit en fonction de sa nature d homme, ie d être raisonnable, capable de comprendre et de vouloir l ordre rationnel du cosmos. L homme est donc libre à partir du moment où il accepte le destin. Le sage doit donc savoir saisir les événements dans leur nécessité rationnelle, les reconnaître dans leur enchaînement implacable. Le sage doit vouloir chaque événement tel qu il se produit : «Tout ce qui arrive conformément à la nature arrive comme il faut.» (Epictète). Autrement dit, la liberté «consiste à vouloir que les choses arrivent non comme il nous plaît, mais comme elles arrivent.» (Epictète : Entretiens) L homme libre, c est l homme du logos, capable de discerner ce qui dépend de lui (le jugement) puisque seule la raison est en son pouvoir, et ce qui ne dépend pas de lui (la naissance, la mort, l échec...). La richesse, les honneurs, le pouvoir ne dépendent pas de nous. C est une grande illusion de croire que la fortune, la réputation, la puissance libèrent l âme. C est l inverse qui se produit. Il ne dépend pas de moi d être flatté, admiré, reconnu, puisque ce sont toujours les autres qui le font. Il est donc illusoire de penser qu il dépend de moi de vouloir cela puisque pour l obtenir, je ne puis que compter sur le bon vouloir de ceux à qui je dois d être admiré, de ceux à qui je dois le pouvoir. L homme véritablement libre est celui qui ne se soucie pas de la reconnaissance sociale, mais trouve sa richesse en lui-même. La liberté est obligatoirement morale. Etre libre, dit Epictète, c est ne vouloir que ce qui dépend de nous. Mon corps ne dépend pas de moi. En revanche, mes pensées, mes désirs, le sens de mes actions dépendent de moi. Encore faut-il que mon esprit ne se trompe pas dans ses jugements. C est la raison pour laquelle Epictète ne distingue pas la liberté de la cohérence logique, laquelle fonde l action morale. Selon lui, la nature même de la faute réside dans l incohérence logique. N est-il pas vrai que le méchant est incohérent puisqu il veut bien faire preuve de méchanceté envers autrui, mais qu il ne souhaite pas en être lui-même la victime? 5

6 La liberté véritable consiste en un bon usage de la pensée, laquelle me permet de déterminer ce qui dépend de moi et ce qui échappe à ma volonté. L homme esclave selon les stoïciens L homme esclave, c est celui qui vit sous l emprise de la passion, livré aux affections que sont les désirs, les craintes, les espoirs, les douleurs, les sentiments et émotions. Or, comme l affirme Epictète : seule «la reconnaissance de la nécessité fait passer du régime de la passion à celui de la raison, de l ignorance à la connaissance.» Réserves Les Entretiens d Epictète visent un but essentiellement pratique : comment, grâce à la philosophie, vivre bien, vivre librement, vivre en conformité avec la nature? Selon Epictète, l'esprit qui parvient à la sagesse, et donc à la liberté, est un esprit qui comprend les valeurs de l'acceptation, de l'ascèse et du détachement. L'acceptation permet de comprendre l'ordre de la nature, lequel est l'expression de la volonté de Dieu. L ascèse permet de préserver l'âme des passions qui l'aliènent. Le détachement conduit à pouvoir tout accepter. Dés lors que l'on accepte tout, on ne s'attache plus à rien. Cette liberté de juger qui est purement intérieure et qui n a point d expression réelle est tout à fait chimérique. La liberté n est-elle pas avant tout un pouvoir d agir et de transformer le monde selon ses aspirations? B - La liberté comme nécessite comprise La liberté spinoziste est conscience de la nécessité Pour Spinoza, est libre la «chose qui existe d après la seule nécessité de sa nature et qui est déterminée par soi seule à agir» (L Ethique). L être libre est donc celui qui est lui-même, qui a pris possession de soi, c est-à-dire d abord celui qui n est plus aveuglé par la passion qui le livre, enchaîné et impuissant à l objet qu il croyait posséder. Pour Spinoza, la servitude de l esprit, c est la privation de connaissance. Plus l homme connaît, plus il comprend et plus il devient libre. Pour être libéré, il me suffit de comprendre que tout ce qui m arrive était nécessaire, de coïncider par mon intelligence avec cette nécessité inéluctable. Ainsi, je pourrai atteindre non seulement le calme mais la parfaite béatitude en comprenant que: «Tout découle de l éternelle détermination de Dieu avec la même nécessité qu il découle de l essence du triangle que la somme de ses trois angles est égale à deux droits.» (Ethique1). Réserves : liberté et libérations Il semble difficile de réduire la liberté à la résignation. Pour Spinoza, se libérer, n est-ce pas se transformer en esclave volontaire? Les esclaves de l univers - tous les hommes - seraient-ils d autant plus libres que leur soumission serait plus intérieure et plus totale? Spinoza indique seulement la condition première d une libération effective. Il faut poser plus fondamentalement le problème de la liberté au regard des relations de l homme et du monde. Au début de son histoire, l homme est esclave de l univers, «aliéné» dans un monde hostile. Progressivement, grâce à son intelligence, il va maîtriser toutes les forces de l univers, il va se libérer en se soumettant le monde. D esclave dans l univers, il va devenir le maître. 6

7 L homme va se libérer «par la ruse de la raison» (Hegel), en apprenant à connaître et à utiliser le déterminisme de l univers, les lois de la nature. La connaissance et l utilisation de la nécessité seront l instrument de la libération de l homme. C - La liberté de perfection ou liberté morale Notion Qui dit liberté, dit pouvoir de choisir, libre-arbitre. Ce point est acquis. Mais la liberté tient-elle tout entière dans ce pouvoir de choisir? L alcoolique, le joueur, le drogué, ne sont-il pas moralement esclaves, comme Caligula? Ils sont enchaînés à eux-mêmes ; ils portent les chaînes les plus lourdes : celles qu ils se sont eux-mêmes forgées. Il existe donc, au-delà du choix, du libre-arbitre (dimension psychologique de la liberté), une dimension morale de la liberté, c est la liberté de perfection, la liberté du sage, la liberté morale qui est pouvoir de libération, d affranchissement, maîtrise de soi, choix du bien. Epictète, esclave, était libre moralement. Ainsi, la notion de liberté se dédouble, elle est : pouvoir de choix et d initiative ; c est le libre-arbitre, dimension psychologique de la liberté. pouvoir de libération, d affranchissement ; c est la liberté de perfection, dimension morale de la liberté, cette liberté morale s oppose à l esclavage moral. Ce sont là deux aspects de la liberté : le libre-arbitre rend possible la liberté de perfection ; celle-ci, à son tour, achève la liberté de choix. Autrement dit, je suis libre parce que j ai ce pouvoir de choisir, de me déterminer moi-même, de décider ceci ou cela, ce qui déjà fait de moi un homme. Mais le libre-arbitre n est pas toute la liberté, ni la plus haute. Il y a une liberté - celle des sages, des saints, des grandes personnalités morales - qui est maîtrise de soi, affranchissement à l égard des passions serviles, adhésion au bien. Les diverses libérations Le mérite, le démérite, le devoir, l obligation morale, la responsabilité, dit Kant, n ont de sens et de réalité que si l on suppose la liberté. La preuve de la liberté se fonde donc sur l impératif catégorique : «je dois, donc je puis». Je puis, c est-àdire je suis capable d agir par une détermination qui ne vienne que de moi. Selon Kant, en effet, le «postulat» de la liberté doit être posé comme une condition de possibilité de l obligation morale. Etre libre, c est ainsi ne pas céder aux sollicitations des instincts et des sens, c est échapper à la tyrannie des préjugés, des mauvaises habitudes, des vices, des passions. Etre libre, c est pouvoir acquérir cette indépendance de jugement et cette maîtrise de soi qui font de l homme une personne accomplie. Etre libre, c est choisir le meilleur, préférer son devoir au caprice, servir une cause qui nous dépasse et où nous nous dépassons nous mêmes. Ainsi donc, le passage du libre-arbitre à la liberté morale est une conversion. Celle-ci consiste à passer de la faculté de choisir équivalemment le bien ou le mal, à la faculté de choisir le bien. Cette liberté d affranchissement n est pas donnée, mais une œuvre à accomplir, une conquête; elle exige un effort persévérant. L homme ne naît pas libre moralement. Il naît seulement capable de s asservir ou de s affranchir. Il peut s engager dans le chemin de la liberté morale, comme il peut se laisser aller à un esclavage moral. Etre libre ne sera jamais «être arrivé à la liberté» ; ce sera toujours «tendre vers la liberté», marcher dans la voie de la liberté. 7

8 La liberté - autodétermination - est non seulement un droit, mais aussi et surtout un devoir. L homme doit rompre ses chaînes et s engager sur le chemin de la libération sociale et morale. IV - L interdit et la liberté A - La raison n a pas besoin d interdiction Il appartient à l'homme d'agir librement selon sa volonté. C'est ainsi qu'il réalise sa propre essence, qu'il cesse de dépendre des mécanismes de la nature. La nature limite son vouloir. L'entendement lui ouvre les voies de la liberté. «Pour affirmer ou nier (...), nous agissons en telle sorte que nous ne sentons point qu aucune force extérieure nous y contraigne.» (Descartes, Méditations métaphysiques) Agir conformément à la raison, c'est agir de façon morale. Ma raison est libre, et c'est librement que je me soumets à ses commandements. Pour Rousseau, l'homme raisonnable n'a aucunement besoin de lois, sinon celles qu'il se donne lui-même. Interdire n'a qu'un aspect négatif. L'interdiction brime la raison ou bien prouve que l'homme n'a pas encore réussi à s'élever au niveau de la conscience morale. L histoire est une quête continuelle de la liberté. Le bonheur, écrit Kant, «est la satisfaction de tous nos penchants.» (Critique de la raison pure). L'interdiction limite cette satisfaction. C'est la raison pour laquelle les hommes, au cours de leur histoire ont bien souvent appliqué ce principe : «vivre libre ou mourir». Etre libre, c'est pouvoir réaliser ses aspirations. B - Sans interdit, l'homme devient l'esclave et la victime de ses propres désirs L homme est un être insatiable. Par nature, il ignore la tempérance. En l'absence de lois limitant ses désirs, il peut devenir un animal redoutable, tant pour lui-même que pour ses semblables. La liberté, entendue comme pouvoir de tout faire, conduit immanquablement au chaos et à la violence. Or, là où règne le désordre, la guerre de chacun contre chacun, il n'existe plus un seul espace de liberté. La culture cède la place à la barbarie. Interdire, c est garantir la liberté. Etre libre, c'est pouvoir faire tout ce que la loi n'interdit pas. Ce que la loi interdit concerne prioritairement les rapports entre les hommes. Afin que ces derniers puissent vivre en paix, la justice réprime quiconque, au nom de ses propres intérêts, lèse ceux d'autrui. Il n'existe pas de liberté concrète si un seul homme peut, sans être inquiété, nuire à son semblable. L interdit fonde la culture. Claude Lévi-Strauss a très bien montré, dans Les Structures élémentaires de la parenté, que l'interdit, entendu comme règle instituée par les hommes, est la marque la plus certaine du passage de la nature à la culture. Ainsi, il n'existe pas une seule société humaine qui ne connaisse pas l'interdit de l'inceste, dont la fonction première est d'organiser les rapports sociaux. «La prohibition de l inceste n'est pas seulement (...) une interdiction : en même temps qu'elle défend, elle ordonne.» (Lévi-Strauss) C - L'homme ne peut pas se passer d'interdits Concernant l'interdit, on peut dire que c'est toujours l'homme raisonnable qui paie pour celui qui ne l'est pas. S'il est interdit de dépasser une certaine limite de vitesse, c'est parce que des automobilistes irresponsables ont rendu nécessaire une telle mesure. Comme la loi s'applique identiquement à tous, celui qui n'a jamais eu d'accident, qui maîtrise parfaitement son véhicule et dépasse de quelques kilomètres/heure la vitesse autorisée sera sanctionné, alors même qu'il ne représente aucun danger, ni pour lui-même ni pour autrui. L interdit, en ce cas, limite la liberté. 8

9 Rousseau a donc parfaitement raison de dire que l'homme qui s'en remet aux décrets de sa raison morale n'a pas besoin de la loi pour agir. Malheureusement, il faut bien reconnaître que la sagesse philosophique est la chose du monde la moins bien partagée. En conséquence, interdire est le seul moyen de préserver l'ordre social et la liberté collective. 9