le journal de la triennale

Transcription

1 le journal de la triennale #1 Claire Staebler Éditorial p.2 Michael Buthe Steine - Hommage für Ramon Llull p.3 Lacaton & Vassal Le scénario comme programme p.10 Walter Benjamin Le musée d Art moderne p.13 Walter Benjamin MoMA made in China: entretien avec Nikita Choi p.14 Monkey mind p.19 La peinture contemporaine p.26 Jason Dodge Outside the frame p.37 Lawrence Weiner Learn to read art p.39 Benoît Maire Texte et objet : le réel est à chaque décision p.40 Katarina Zdjelar The perfect sound p.50 Okwui Enwezor Reformuler le paysage des jugements hâtifs p.51 Crédits / Colophon p.54

2 1 Monkey mind 1 C est de l évidence, des choses banales et donc essentielles, de ces choses-là que trop d intelligence nous éloigne. La banalité c est aussi les choses telles qu elles arrivent en premier, la perception. C est donc bien évidemment la connaissance qui procède des sens et dont il faudrait se souvenir. Pour cela, il s agirait de se déposséder d un savoir acquis qui constitue une barrière entre soi et l expérience, un des sens de l extrait que j ai choisi de Lie-Tseu : il atteignit ainsi cet état ou rien ne lui était plus obscur dans l ordre naturel 2. Faut-il, pour avoir accès à un type de connaissance, en avoir oublié un autre? Il paraît nécessaire, lorsque l on envisage cette question, de s éloigner immédiatement d une vision traditionnelle de l inné et de l acquis. Il s agirait alors de réévaluer la pensée sensualiste où l idée de désapprentissage prédomine et de redéfinir l instinct comme une intention en dehors du langage, qui peut évoluer et se transformer, qui n est pas figée. C est la raison du texte de Robert Ardrey sur le ver planaire : l instinct lui même connaît des degrés 3. Faire l expérience des choses en dehors des expériences acquises précédemment, être capable de retrouver l accès à un ouvert qui permettrait d oublier les courses de l inquiétude 4, c est pour Powys un des moyens de construire une philosophie personnelle, une philosophie de la solitude, faisant appel à ce qu il appelle la raison imaginative, une raison qui ne se prive ni de la sensualité, ni de l aspiration au dépassement de l entendement humain. Cela ne signifie pas que le monde humain repose sur l irrationalité mais qu il faut : percevoir la transcendance du monde comme transcendance, en parler non pas selon la signification des mots inhérents au langage donné mais par un effort, peut être difficile, qui les emploie à s exprimer au-delà d elle-même, notre contact muet avec les choses, quand elle ne sont pas encore des choses dites 5. Cet effort pour se détacher de la signification des mots inhérents au langage peut rappeler le travail que l analyste propose en général : désapprendre la langue maternelle,comme le suggère Lacan, afin d accéder à sa propre vérité, construire de nouveau par un nouveau langage, le sien, et celui de son analyse (lalalangue 6 ). Peut être faudrait-il alors parler une langue étrangère et ne pas la maîtriser afin que les erreurs soit entendues comme un respect de cette complexité qui s offre d abord comme sensation et qui est constituée d ambiguïtés trop subtiles pour que le langage ne vienne pas la dénaturer. S il est devenu une évidence que la langue est fasciste 7 et qu il faut avoir conscience de la violence des mots, la taxinomie à laquelle elle renvoie, la coupe sur le réel, la destruction de l essence des choses qu elle nous inflige, ce n est pourtant pas une raison pour renoncer à parler. C est peut être cette inadéquation des mots au réel qui est la raison d être de la littérature et de toutes formes de création proposant un discours. User des mots et des signes dans leurs différents sens et signifiants, en les faisant voyager aussi d une langue à l autre, c est ainsi que l on peut détruire l autorité de la langue, ou plutôt la relativiser. Pour Barthes, la littérature s oppose à la spécialisation du savoir en réunissant les différents domaines et en les mettant en relation (l exemple donné par Barthes à ce propos dans Comment vivre ensemble est celui de Robinson Crusoé qui est à la fois un manuel d écologie, un traité d architecture, de chasse, de psychologie, différents savoirs rapprochés les uns des autres 8 ). 1. L esprit singe 2. Lie-Tseu, Sur le destin et autres textes, Gallimard, Paris, Robert Ardrey, Le Territoire, Stock, Paris, John Cowper Powys, Le Sens de la culture, L Âge d homme, Paris, Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l invisible, Gallimard, Paris, J. Lacan, Fonction et champ de la parole et du langage, dans Écrits, Paris, Le Seuil, Roland Barthes, Leçon inaugurale de la chaire de sémiologie littéraire du Collège de France, prononcée le 7 janvier Roland Barthes, Comment vivre ensemble. Cours et séminaires au Collège de France ( ), Seuil, Paris, p. 19

3 Monkey mind L imaginaire serait alors l alternative à la finalité du langage ne plus parler de Lie-Tseu, un moyen de toucher la réalité sans l endommager où l on voit qu effectivement la subjectivité poussé à son comble peut conduire à plus d objectivité 9. Et l un des grands plaisirs de la lecture est bien là, sentir que les choses intuitives sont approchées et redistribuées : la langue est fasciste mais la littérature est libératrice. C est sans doute la raison pour laquelle les textes qui évoquent la part muette sont si beaux : Jean-Christophe Bailly évoquant la nappe phréatique du sensible 10, Bataille l intimité perdue et John Cowper Powys le moi-ischtyosaure ( ) le lointain arrière-plan, végétal-reptile-saurien, de l âme humaine. C est parce que l objectivité a été surévaluée qu elle doit être aujourd hui contournée, jugée contre-productive, car seul ce qui n est pas poussé à l extrême ne connaît pas d effet retour 11. Là où le désapprentissage est nécessaire, c est pour oublier la hiérarchisation qui place en haut ce qui serait de l ordre de l objectivité science et dévalue ce qui serait la subjectivité et la liberté dans la connaissance littérature, art, poésie. Sans doute dans cette entreprise faudra-t-il commencer par sortir des dichotomies traditionnelles nature/culture, objet/ sujet, animal/humain. Un long désapprentissage qui est aussi un questionnement éthique formulé parfaitement par Levi-Strauss : Jamais mieux qu au cours des deux derniers siècles de son histoire, l homme ne put-il comprendre qu en s arrogeant le droit de séparer l humanité de l animalité, en accordant à l une ce qu il refusait à l autre, il ouvrait un cercle maudit, et que la même frontière, constamment reculée, servirait à écarter des hommes d autres hommes, et à revendiquer au profit de minorités toujours plus restreintes le privilège d un humanisme corrompu aussitôt né pour avoir emprunté à l amour-propre son principe et sa notion Vincent Debaene, L Adieu au voyage, Gallimard, Paris, Jean-Christophe Bailly, Le Versant animal, Bayard Jeunesse, Paris, Lie-Tseu, op. cit., poème, chapitre Claude Levi-Strauss, Anthropologie structurale (volume 2), Plon, Yona Friedman, L Ordre compliqué et autres fragments, Éditions de L éclat, Paris, p. 20

4 Monkey mind Yona Friedman, L Ordre compliqué et autres fragments, Éditions de L éclat, Paris, p. 21

5 Monkey mind Lie-Tseu, Sur le destin et autres textes, Gallimard, Paris, p. 22

6 Monkey mind Robert Ardrey, Le Territoire, Stock, Paris, p. 23

7 Monkey mind John Cooper Powys, Le Sens de la culture, L Âge d homme, Paris, p. 24

8 Monkey mind Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l invisible, Gallimard, Paris, 1964, (rééd 1979). p. 25

9 p. 26

10 p. 27

11 p. 28

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