La lecture de Furtado, par contre, montrait qu il plaçait, dès ce moment-là, l Etat au centre de sa réflexion, soit pour dénoncer son

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1 Helgio TRINDADE * Furtado et le champ politique Après tout ce qui a été dit sur l œuvre de Furtado dans ce colloque international, je me permettrais d ajouter encore quelques remarques issues à la fois de témoignages et de certains aspects de sa contribution dans le champ politique. J appartiens à une génération qui a bénéficié du privilège d avoir eu, au cours de sa vie académique, Celso Furtado comme maître à penser. D abord en tant que dirigeant du mouvement universitaire au Brésil dans les années soixante, époque où les premiers livres de Furtado, surtout la Pré-Revolução Brasileira de 1962, sont devenus une sorte de bible pour toute une génération. Dans ses premiers ouvrages on trouvait des éléments essentiels, non seulement pour la compréhension de ce qu on appelait à l époque la réalité brésilienne mais surtout des orientations pour l action politique. Je me souviens qu avec ce petit livre noir sous le bras on arrivait à affronter avec succès tous les arguments du débat idéologique dans les milieux universitaires. Puis, j ai réalisé l ambition de ma génération, celle de faire un cours sur la planification économique de la CEPAL sous la direction de Maria da Conceição Tavares qui commença, par coïncidence, quelques semaines avant le coup d Etat de 64. Avec Carlos Lessa A.B. Castro n avait pu se joindre à nous à cause d une hépatite et Jacques Chonchol, entre autres, nous étions parvenus à réfléchir durant ces cours sur l avenir incertain et menaçant de notre pays. Là aussi la contribution innovatrice de Furtado dans le champ du développement économique fut décisive. A l époque, dans les textes de la CEPAL sur le développement et la planification en Amérique latine, la métaphore secteur public était utilisée à la place du mot Etat, car celui-ci était plutôt employé par la droite autoritaire, comme l a signalé Chico de Oliveira, ou bien par les juristes, mais non pas par les économistes. La lecture de Furtado, par contre, montrait qu il plaçait, dès ce moment-là, l Etat au centre de sa réflexion, soit pour dénoncer son * Politologue, Département de Sciences Politiques, Université Fédérale de Rio Grande do Sul. Cahiers du Brésil Contemporain, 1998, n 33-34, p

2 174 Helgio TRINDADE caractère traditionnel, soit pour plaider en faveur de sa transformation. A cette époque, Furtado se lançait déjà dans une discussion innovatrice sur le rôle de la planification économique avec une approche interdisciplinaire. Il faut, disait-il, un effort commun entre les spécialistes en économie, en administration et en sciences politiques pour que les problèmes de la fonction de l Etat dans un pays sous-développé soient compris à la lumière des vrais idéaux de la société démocratique. Il dénonçait à l époque l anachronisme de notre appareil étatique, anachronisme qu il attribuait au retard relatif de nos idées politiques. Celles-ci étaient, selon lui, en train de bloquer le perfectionnement des instruments dont disposait l Etat pour remplir ses fonctions dans le champ du développement économique. Ces analyses, à cet égard, ont été non seulement lucides, mais je dirais presque prophétiques. En 1962, Furtado envisageait déjà les risques de rupture dans les organisations politiques et sociales au Brésil. Il proposait, pour les éviter, je cite, «... d avancer avec audace vers les changements constitutionnels qui puissent permettre la réalisation de la réforme agraire et la transformation profonde de la machine de l Etat, des systèmes d impôts et des banques». Hélas, c était une critique plaidant pour la transformation de cette démocratie inégalitaire brésilienne, qui reste toujours très vivace dans l agenda politique brésilien à titre de proposition d avenir. Plus tard, les étudiants en sciences sociales à Paris, circulaient entre les amphithéâtres de la Faculté de Droit et Sciences Economiques, de l Institut des Hautes Etudes de l Amérique latine ou éventuellement de l IEDES pour suivre partout ses cours et conférences à une période où toute une génération du cône sud de l Amérique latine avait été castrée politiquement par des dictatures militaires. Sa forte personnalité, sa culture, sa vision ample des problèmes, sa connaissance de la réalité internationale, alliées à un charisme personnel qui émanait de sa parole éloquente, provoquaient une vive impression sur les étudiants latinoaméricains. L intégrité intellectuelle et éthique de Furtado et l austérité républicaine de son style personnel, parfois dur en apparence, étaient indissociables de ces visages marqués des hommes du Nordeste, mais elles cachaient, j ai pu en témoigner plus tard, la chaleur d une affectivité profonde. Je garde personnellement, comme preuve de sa générosité, le jugement qu il a fait sur ma thèse de doctorat à la Sorbonne, en tant que membre du jury et lors de sa publication au Brésil.

3 Furtado et le champ politique 175 Pour conclure, je voudrais encore ajouter quelques commentaires inspirés du discours que je prononçai, lorsque j eus l honneur, au sein de mon Université en novembre 1994, de décerner à Celso Furtado le titre de Docteur honoris causa. Je considère comme très important, au-delà de ses compétences dans les domaines de la théorie économique ou du développement, de l économie internationale ou de l histoire économique comme nous en avons amplement discuté le fait qu il ait eu, dès le début, une conception de l économie comme science sociale ; à cette époque en effet le bacharelismo, qui venait de la tradition portugaise de Coimbra, reprise par Olinda, Recife ou São Paulo, dominait la scène intellectuelle et les positions de prestige dans le gouvernement ou dans la société. Son œuvre a joué un rôle décisif dans la reconnaissance sociale de l économiste, un rôle innovateur dans l émergence vigoureuse des sciences sociales au Brésil et dans la résistance critique à l autoritarisme militaire. D une part, sa rupture avec la tradition ensaistica des théoriciens autoritaires, de l imagination politique sociale brésilienne ou des idéologues isebianos du développement national a donné aux économistes, pour la première fois, un prestige et une reconnaissance professionnelle sans précédent. D autre part au travers de l articulation présente dans ses analyses entre l économie, le politique et le social, Furtado apparaît comme une sorte de précurseur du politologue, du sociologue et enfin du scientifique social. Dans son livre, Dialectique du Développement, écrit à Recife en janvier 1964, il cite d une façon prémonitoire, le discours aux Athéniens de Périclès : «... souvenez-vous toujours qu il n existe pas de bonheur sans liberté et que le fondement de la liberté est le courage». Cette vision globalisatrice a été fortement influencée par son expérience intellectuelle à Cambrigde où l on pratiquait le lien nécessaire entre la réflexion théorique et la praxis politique. Dans son fascinant livre A Fantasia Organizada de 1985, Furtado raconte qu il y avait à Cambridge une grande salle qui reproduisait la Chambre des Communes et il ajoutait que l Union Club était un avertissement permanent pour ne pas perdre de vue que l homme était avant tout un être politique. La leçon était claire, disait Furtado, car le travail théorique des sciences sociales était, d une certaine manière et dans une certaine mesure, un prolongement du politique. Cette conscience de la responsabilité des spécialistes en sciences sociales dans la réflexion sur les dilemmes de son temps a été un encouragement constant pour notre génération. Et il répétait souvent que ceux qui travaillaient dans ce domaine avaient la responsabilité de mettre en lumière les conséquences des actions pour

4 176 Helgio TRINDADE l intérêt public car ils sont les seuls qui, non seulement peuvent, mais doivent dépasser le conditionnement social du comportement individuel. Dans les années 80 sa vision était encore très marquée par cette conception d une politique stratégique pour la société ; quelques pages épistémologiques, qui introduisent le chapitre Les défis des années 80 dans son livre Le Brésil après le miracle, illustrent bien cette approche. Je cite : «... ce que nous enseignent les sciences sociales et parmi elles l économie, nous révèle une infime parcelle de la réalité dans laquelle nous sommes immergés, il ne suffit pas d expliquer des morceaux de cette réalité, il nous faut aussi la comprendre, ce qui n est possible que lorsque nous apprenons des valeurs sous-jacentes à tout ordre social. En ce sens la politique, entendue comme forme de connaissance, nous mène au-delà du champ des sciences sociales, vers celui de la philosophie». Et il conclut ce livre remarquable avec cette phrase inattendue pour un économiste : «l importance de cette réflexion nous paraît liée à la conviction que toute spéculation politique est une vision du futur, du présent et du passé nous servant de référence. En réalité l appréhension de ce qui fait une société dans les champs de l art, de la science, de la technique et de l idéologie peut nous éclairer beaucoup plus sur l avenir de cette société que les modèles les plus sophistiqués des économistes». En somme plus qu une vision politique tournée vers l avenir et au-delà des appartenances disciplinaires ou méthodologiques, l œuvre de Celso Furtado dépasse cet univers positiviste des sciences sociales pour devenir l oeuvre d un humaniste. Cet optimisme séduisant qui est présent dans l ensemble de son œuvre, sauf à une période, probablement marquée par le goût amer de l exil, lorsqu il écrit cette phrase terrible dans les Temps Modernes de Sartre Brésil, pays sans avenir. Toute sa vision est toujours fondée sur une croyance illimitée en l homme. Cette vision optimiste de l histoire, indissociable d un rationalisme volontariste, est la base solide de cet humanisme utopique de Celso Furtado ; la seule, à mon avis, capable d affronter encore aujourd hui, avec de l imagination politique, ce monde désenchanté et soumis à l hégémonie néo libérale. Références bibliographiques FURTADO Celso (1962) : A pré- revolução brasileira, Rio de Janeiro, ed. Fundo de Cultura, 116p. FURTADO Celso (1964) : Dialética do desenvolvimento, Rio de Janeiro, ed. Fundo de Cultura, 173p.

5 Furtado et le champ politique 177 FURTADO Celso (1981) : O Brasil pós- milagre, Rio de Janeiro, ed. Paz e Terra, 151p. FURTADO Celso (1985) : A fantasia organizada, São Paulo, ed. Paz e Terra, 227p.