CHAPITRE 3 MALRAUX : LE CINÉMA COMME LE ROMAN
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- Valérie Éloïse Normand
- il y a 8 ans
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1 CHAPITRE 3 MALRAUX : LE CINÉMA COMME LE ROMAN Au cours des années trente, ces années tragiques qui précèdent la guerre, Bazin ne s intéresse pas encore au cinéma alors que Malraux se dépense beaucoup pour, à la fois, mettre en avant ce qui, dans la culture occidentale, lui paraît essentiel et pour dénoncer la prétendue «culture» fasciste et nazie. On peut, certes, trouver étrange que Bazin, si éloigné de tout engagement politique, se soit senti attiré par les thèses de Malraux, mais il est manifeste qu il est séduit par celui qui représente, en France, ce courant
2 qui, tout en proclamant des idéaux révolutionnaires, fait le lien entre la tradition artistique et la modernité. La période est propice aux interrogations inquiètes. La position de Malraux est, en fait, très proche de celle qu il lit dans le texte de Walter Benjamin qu il qualifie, dans une note, de «remarquable travail», et dont, dit J.-M. Monnoyer dans l Introduction aux Écrits français de Benjamin, il fait «l éloge dans son discours Sur l héritage culturel, prononcé au Congrès des écrivains de Londres1». Malraux dit précisément : «L héritage culturel des arts plastiques est impérieusement lié à sa faculté de reproduction. Soulignerai-je, comme l a fait Walter Benjamin, la transformation de nature de l émotion artistique lorsqu elle va de la contemplation de l objet unique à l abandon distrait ou violent devant un spectacle indéfiniment renouvelable?2» Où l on constate que Malraux confronte deux concepts de Benjamin : le 1. MONNOYER, 1991, p. 12 et MALRAUX, «L héritage culturel (1936)», in MALRAUX, 1996, p. 136.
3 concept de distraction ou d attention distraite dont Benjamin voit l exemple dans la manière dont nous regardons les affiches publicitaires, et le concept de reproduction ou de reproductibilité caractéristique de la modernité en art. Ensemble de réflexions dont il est superflu de souligner l importance tant ils caractérisent deux des traits les plus significatifs de la modernité en art. Mais ils fondent aussi, et Bazin ne s y trompera pas, une stricte analyse matérielle de la capacité du cinéma à être le véritable art populaire de ce temps. Le cinéma étant, comme la photographie, un art par essence reproductible, multipliable à l infini, il met ainsi les œuvres à la portée de tous. Le concept de distraction occupe dans la pensée de Benjamin une place singulièrement importante pour qualifier la manière dont l homme moderne, sollicité en permanence par l affiche publicitaire, situe son rapport à l œuvre d art. «La réception dans la distraction qui s observe de façon plus ou moins prononcée dans presque tous les domaines trouve
4 l un de ses agents les plus efficaces dans la publicité [ ]. Dans la publicité qui s adresse à la masse distraite des individus, l art fait la preuve mercantile par un exemple, l exemple avec lequel la révolution du prolétariat fera la preuve humaine : celui de sa réception par les masses1.» Cette attention distraite, si caractéristique de l époque, développée par la dispersion de la perception visant ces objets violents que sont les affiches publicitaires, induit des comportements perceptifs différents de ce qu ils étaient à d autres époques : «S habituer, l individu distrait le peut aussi, et lui mieux que quiconque. La réception tactile et la distraction ne s excluent pas. [ ]. La réception dans la distraction, qui devient de plus en plus nettement sensible dans presque tous les domaines de l art, est le symptôme d un changement de fonction décisif de l appareil d aperception humain, lequel se voit confronté à des 1. BENJAMIN, «L œuvre d art (1936)», in BENJAMIN, 1991, p. 178.
5 tâches qui ne peuvent être résolues que de manière collective1.» Outre cette conséquence sur notre manière de percevoir, Benjamin voit dans la distraction l une des causes de mouvements artistiques qui, pour surpasser cette attention fugitive, ont cru devoir y participer par l excès, l outrance et le scandale, inaugurant ainsi une esthétique de la destruction : «Les dadaïstes s appuyèrent beaucoup moins sur l utilité mercantile de leurs œuvres que sur l impropriété de celles-ci au recueillement contemplatif. Pour atteindre à cette impropriété, la dégradation préméditée de leur matériel ne fut pas leur moindre moyen. [ ] Au recueillement qui, dans la déchéance de la bourgeoisie, devint un exercice de comportement asocial, s oppose la distraction en tant qu initiation à de nouveaux modes d attitude sociale. Aussi, les manifestations dadaïstes assurèrent-elles une distraction fort véhémente en faisant de l œuvre 1. BENJAMIN, «L œuvre d art (1936)», in BENJAMIN, 1991, p
6 d art le centre d un scandale. Il s agissait avant tout de satisfaire à cette exigence : provoquer un outrage public1.» Ce que Bazin ne comprend pas. Non seulement il ne se saisit pas de ce concept de distraction, mais, lorsqu il parle de l avant-garde cinématographique, c est pour soutenir non pas les films provocateurs des surréalistes mais un cinéma que Benjamin qualifierait d art visant au recueillement contemplatif2. La pensée de Bazin s accroche à cette idée que «le cinéma est congénitalement destiné aux foules du monde entier» et que «toute recherche esthétique fondée sur une restriction de son audience est donc d abord une erreur historique vouée d avance à l échec3.» La modernité cinématographique réside, pour Bazin, dans la recherche d un langage qui respecte cette 1. BENJAMIN, «L œuvre d art (1936)», in BENJAMIN, 1991, p Cf. BAZIN, «Défense de l avant-garde (1948)», in BAZIN, 1998, p BAZIN, «Défense de l avant-garde (1948)», in BAZIN, 1998, p. 326.
7 essence du cinéma qui en fait un art destiné aux masses. Le cinéma est au centre de la réflexion de Benjamin sur la distraction. Le film existe parce qu il est le produit reproductible d une technique nouvelle mais aussi l effet d une demande dont la distraction constitue le fondement : «Que l on compare la toile sur laquelle se déroule le film à la toile du tableau ; l image sur la première se transforme, mais non l image sur la seconde. Cette dernière invite le spectateur à la contemplation. Devant elle, il peut s abandonner à ses associations. Il ne le peut devant une prise de vue. À peine son œil l a-t-elle saisi que déjà elle s est métamorphosée. Elle ne saurait être fixée1.» Le film répond ainsi, en nous ouvrant à l infini du monde, à notre aspiration à échapper au monde moderne sordide. «Vint le film, qui fit sauter 1. BENJAMIN, «L œuvre d art (1936)», in BENJAMIN, 1991, p. 166.
8 ce monde-prison par la dynamite des dixièmes de seconde, si bien que, désormais, au milieu de ses ruines et débris au loin projetés, nous faisons insoucieusement d aventureux voyages1.» Le film est donc ce qui emporte le spectateur moderne sur le terrain de la perception distraite qui lui est devenue, par la force des choses, la plus familière, il est ce par quoi s exprime de la façon la plus évidente à la fois le caractère collectif de la perception artistique moderne, comme si la conscience individuelle s avérait désormais incapable de saisir la complexité de l art contemporain, («[ ] la masse, de par sa distraction même, recueille l œuvre d art dans son sein, elle lui transmet son rythme de vie, elle l embrasse de ses flots2»), et, d autre part, le film, par sa structure même, par la forme qu il adopte, représente de la façon la plus adhérente ce qui convient à l art de ce temps : «La réception dans la 1. Ibid., p BENJAMIN, «L œuvre d art (1936)», in BENJAMIN, 1991, p. 167
9 distraction, qui s affirme avec une croissante intensité dans tous les domaines de l art et représente le symptôme de profondes transformations de la perception, a trouvé dans le film son propre champ d expérience1.» Pensée de l inexorable qui naît de la description des dispositifs techniques qui génèrent de nouveaux modes de représentation. La déchéance de l aura, qui meurtrit la pensée de l art, est aussi le signe que les masses se saisissent de l art par le moyen de la reproduction. «De jour en jour, le besoin s affirme plus irrésistible de prendre possession immédiate de l objet dans l image, bien plus, dans sa reproduction2.» Pour Benjamin les techniques modernes de reproduction transforment inévitablement le comportement de la masse devant l œuvre d art. Il donne comme exemple l attitude inverse devant un tableau de Picasso et un film de Chaplin, qui sont, pour lui, des signes équivalents de 1. Ibid., p BENJAMIN, «L œuvre d art (1936)», in BENJAMIN, 1991, p. 144.
10 la modernité en art, parce que la perception de Picasso requiert du spectateur un regard savant alors que, pour Chaplin, la reproduction mécanisée rend l art accessible à la masse et lui ôte son caractère élitiste, réservé aux quelques initiés. La crise de la peinture, dit-il, ne vient pas de sa confrontation avec la photographie, mais du fait que les masses aspirent à l art, ce à quoi la peinture, destinée à quelques-uns ne peut pas répondre. Ce à quoi Bazin ne peut qu adhérer, même si, plus pédagogue, plus pessimiste peut-être aussi, il ne croit pas à une aspiration spontanée des masses à l art mais plutôt à une critique dont la tâche est «de discerner les bonnes nouveautés des mauvaises, les audaces auxquelles le public s habituera plus tard de celles qui sont incompatibles avec le caractère populaire du cinéma1.» 1. BAZIN, «Défense de l avant-garde (1948)», in BAZIN, 1998, p. 327.
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