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1 Des femmes conductrices de poids lourds : parcours de vie et rapport au métier d une portion croissante de la main-d œuvre dans un métier en mutation Anne-Catherine Rodrigues To cite this version: Anne-Catherine Rodrigues. Des femmes conductrices de poids lourds : parcours de vie et rapport au métier d une portion croissante de la main-d œuvre dans un métier en mutation. Economies et finances. Université Paris-Est, Français. NNT : 2010PEST1121. HAL Id: tel Submitted on 7 Nov 2011 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of scientific research documents, whether they are published or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés.

2 ECOLE DOCTORALE : «VILLE, TRANSPORTS ET TERRITOIRES» Thèse de doctorat de l Université Paris-Est «Transport» Anne-Catherine RODRIGUES Des femmes conductrices de poids lourds Parcours de vie et rapport au métier d une portion croissante de la main-d œuvre dans un métier en mutation Dirigée par : Patrick HAMELIN et Michel SAVY Soutenue le 21 Septembre 2010 Jury composé de : CIBOIS Philippe, Sociologue, Professeur émérite au Laboratoire Printemps de l Université de St-Quentin en Yvelines, Rapporteur, HAMELIN Patrick, Sociologue, Directeur de recherche à l INRETS au Laboratoire SPLOTT, Co-directeur de thèse, MARCET Patrick, Directeur Général du Groupe PROMOTRANS, Examinateur, MARRY Catherine, Sociologue, Directrice de recherche au CNRS, Centre Maurice Halbwachs, Rapporteur, SAVY Michel, Economiste, Professeur à l Université Paris-Est-Creteil-Val de Marne et à l ENPC, Directeur de thèse, TEIGER Catherine, Ergonome au Laboratoire d ergonomie du CNAM, Examinateur.

3 Remerciements Je tiens tout d abord à remercier Michel SAVY pour avoir accepté de diriger cette thèse et pour la confiance qu il m a accordée tout au long de ce travail. Au-delà de son expérience de chercheur, Patrick HAMELIN, co-directeur de cette thèse m a apporté un soutien total durant de nombreuses années, je lui témoigne mon infinie reconnaissance. J adresse mes remerciements à Patrick NIERAT et Reinhard GRESSEL pour m avoir encouragée à m engager dans ce travail de recherche et avoir été des soutiens actifs et fidèles tout au long de cette aventure. Merci à Christophe MONDUTEGUY pour son attention bienveillante à l évolution de mes travaux ainsi qu à Marie LEBAUDY qui s est toujours montrée disponible et d une aide précieuse. Je remercie l INRETS pour avoir financé cette thèse et les membres du Laboratoire LPC au sein duquel j ai réalisé une part importante de ce travail. Je remercie aussi tous les membres du laboratoire SPLOTT pour leur chaleureux accueil et tout particulièrement Elisabeth GOUVERNAL, sa directrice, pour m avoir permis d achever ce travail dans des conditions particulièrement favorables, auxquelles ont largement contribué Nicole VERDIERE, Virginie AUGEREAU et Cécilia CRUZ. Je remercie vivement les membres du jury pour avoir accepté de juger ce travail. J adresse ma reconnaissance à toutes les femmes qui m ont accordé leur temps et leur confiance et sans qui ce travail n aurait pas été possible. Je souhaite qu elles se retrouvent dans ce document. Qu elles soient assurées de mon souci permanent de leur être fidèle. Merci aux membres de l association La route au féminin qui m ont accueillie comme une des leurs et m ont permis de partager des moments d une grande richesse. Merci enfin à ceux et celles qui me sont chers et dont le soutien et la patience furent indispensables : Maman, Gégé, sœurette, Lise, Mad, François et mes super cousines!

4 Sommaire Table des tableaux Table des annexes INTRODUCTION GENERALE PREMIERE PARTIE : ANCRAGES THEORIQUES ET METHODOLOGIQUES CHAPITRE 1 : CONSTATER, INTERROGER A. La dimension «métier» B. La dimension «genre» CHAPITRE 2 : ECOUTER, REGARDER, COMPTER A. Une démarche ethnographique B. Les méthodes de recueil des données DEUXIEME PARTIE : LE METIER CHAPITRE 1 : FAIRE, ETRE A. Une semaine avec Annie, conductrice internationale B. Une journée avec Sophie, conductrice régionale de retour chaque jour C. Une journée avec Corinne, conductrice régionale de retour chaque jour CHAPITRE- 2 : CARACTERISTIQUES DES POSTES ET CONDITIONS DE TRAVAIL DES CONDUCTRICES TROISIEME PARTIE : LES PARCOURS MENANT AU METIER CHAPITRE 1- S ENGAGER, SE LANCER A. Le métier comme but : «J ai toujours voulu faire ce métier» B. Le métier comme moyen : «C est venu à un moment où» CHAPITRE 2 : FORMES D ENGAGEMENT ET TEMPORALITES D ACCES AU METIER A. Principales caractéristiques des parcours menant au métier B. Deux profils de femmes se dessinent selon le type d engagement dans le métier QUATRIEME PARTIE : LES ETAPES DE L INSERTION DANS LE METIER CHAPITRE 1 : EPROUVER, PROUVER A. La formation au métier B. Les débuts dans le métier CHAPITRE 2 : DU PERMIS AU METIER CINQUIEME PARTIE : CHEMINEMENTS PROFESSIONNELS ET FAMILIAUX CHAPITRE 1 : RENONCER, CHANGER, INVENTER, PREFERER A. Quelle vie après des années de vie nomade? B. «Le faire le plus longtemps possible» C. «Partir une semaine à l aventure, ça ne me viendrait pas à l esprit» D. Une expérience unique CHAPITRE 2 : CARACTERISTIQUES DES CARRIERES ET RAPPORT AU METIER A. Caractéristiques des carrières B. Le rapport au métier CONCLUSION GENERALE ANNEXES BIBLIOGRAPHIE Table des matières

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6 Table des tableaux PREMIERE PARTIE : ANCRAGES THEORIQUES ET METHODOLOGIQUES Tableau 1: Récapitulatif des entretiens et caractéristiques des femmes Tableau 2: Récapitulatif des observations du travail Tableau 3: La passation des questionnaires Tableau 4: La situation des femmes au moment de l enquête Tableau 5: Synthèse des informations recueillies dans chaque séquence des questionnaires Tableau 6: Statut et secteur d activité des conducteurs enquêtés en 1999 par l INRETS et des conductrices enquêtées dans le cadre de la thèse DEUXIEME PARTIE : LE METIER Tableau 7: Principales composantes du métier selon les formes d organisation du travail Tableau 8: Durée de travail hebdomadaire moyenne selon le sexe Tableau 9: Salaire net mensuel (hors frais de route) selon le sexe Tableau 10: Revenu mensuel moyen (frais de route compris) des conductrices Tableau 11: Régularité des trajets et des horaires des conductrices selon le type de poste Tableau 12: Prévisibilité des horaires selon le sexe Tableau 13: Type, tonnage et spécialisation des véhicules selon le sexe Tableau 14: Usage des véhicules en 1993 et 1999 pour les conducteurs Tableau 15: Usage des véhicules selon le sexe et le type de poste occupé Tableau 16: Changements souhaités par les conductrices dans leur emploi actuel Tableau 17: Lieux fréquentés par les conductrices pour se restaurer pendant leur travail Tableau 18: Présence de collègues féminines dans l établissement des conductrices Tableau 19: Réponses des conductrices qui ont précisé leur position concernant la présence d autres femmes dans leur établissement Tableau 20: Avis des conductrices sur la présence d autres femmes dans le métier Tableau 21: Réponses des conductrices qui ont précisé leur position quant à la présence d autres femmes dans le métier Tableau 22: Situation familiale et matrimoniale des conductrices et des conducteurs TROISIEME PARTIE : LES PARCOURS MENANT AU METIER Tableau 23: Récapitulatif des propriétés des femmes au moment de se lancer dans le métier Tableau 24: Présence de conducteurs dans l entourage des femmes Tableau 25: Origines sociales selon le sexe Tableau 26: Niveau de diplôme obtenu en formation initiale selon le sexe Tableau 27: Espace temporel compris entre la fin de la scolarité et l entrée dans le métier Tableau 28: Durée comprise entre la fin de la scolarité et l entrée dans le métier selon le sexe Tableau 29: Expériences sociales avant de devenir conductrices de poids lourds Tableau 30: Situation familiale des femmes au moment de l entrée dans le métier Tableau 31: Les circonstances du choix du métier selon le sexe Tableau 32: Temporalités d entrée dans le métier en fonction du type d engagement Tableau 33: Présence de conducteurs dans l entourage des vocationnelles/circonstancielles Tableau 34: Le rôle de quelqu un dans le choix du métier Tableau 35: Situation familiale à l entrée dans le métier et avis du conjoint Tableau 36: Précisions sur l avis du conjoint lors du premier emploi de conductrice

7 QUATRIEME PARTIE : LES ETAPES DE L INSERTION DANS LE METIER Tableau 37: Premier emploi occupé après l obtention du permis de conduire des poids lourds Tableau 38: Cadre dans lequel les permis C et EC ont été passés et mode de financement Tableau 39: Durée entre les permis PL et entre chaque permis et le 1 er emploi de CPL Tableau 40: Moyens utilisés par les femmes pour trouver leur premier emploi de CPL Tableau 41: Caractéristiques générales du premier poste de conductrice de poids lourds Tableau 42: Durée du premier emploi de conductrice de poids lourds et motifs de l arrêt Tableau 43: Les préférences des femmes dans leur premier emploi de CPL Tableau 44: Type de poste occupé au premier emploi de CPL et juste après Tableau 45: Type de poste et situation familiale des femmes en début de carrière selon le mode d engagement dans le métier CINQUIEME PARTIE : CHEMINEMENTS PROFESSIONNELS ET FAMILIAUX Tableau 46: Récapitulatif des propriétés des femmes interviewées aux différentes étapes de leur parcours Tableau 47: Temporalité de carrière des conducteurs(rices) âge actuel/ancienneté Tableau 48: Propriétés des femmes qui ont connu une interruption de leur carrière Tableau 49: Comportements de mobilité/stabilité des femmes selon le type de poste Tableau 50: Les projets de changement des conductrices Tableau 51: Les intentions des conductrices selon le type de poste occupé Tableau 52: Les reconversions envisagées par les conductrices Tableau 53: Evolution de la situation familiale depuis l entrée dans le métier Tableau 54: Tableau combinant l évolution de la vie familiale (enfants) et professionnelle (interruption et types de postes occupés) des femmes au cours de leur carrière Tableau 55: Evolution de la situation familiale des femmes depuis l entrée dans le métier (détail) Tableau 56: Caractéristiques des carrières selon le mode d engagement dans le métier Tableau 57: Synthèse des réponses à la question : «Aujourd hui, qu est ce qui vous pousse à rester conductrice de poids lourds?» Tableau 58: Synthèse des réponses à la question : «Pour vous, quels sont les avantages que présente ce métier?» Tableau 60: Synthèse des réponses à la question : «Si une femme vous disait son intention de faire ce métier, que lui diriez-vous?» Tableau 61: Synthèse des réponses à la question : «Pour vous, quels sont les inconvénients que présente ce métier?» Tableau 62: Avantages, inconvénients et motifs du maintien dans le métier selon le sexe

8 Table des annexes Annexe 1: Article de presse sur une des premières conductrices de poids lourds Annexe 2: Plaquette d une campagne de sensibilisation des femmes aux métiers du transport et de la logistique Annexe 3: Part des femmes dans les différentes sources statistiques se rapportant aux professionnels de la conduite Annexe 4: Article de presse par lequel nous avons eu connaissance d un réseau de conductrices Annexe 5: Invitation au «repas des routières» de Annexe 6: Lettre jointe à l invitation au «repas des routières» pour présenter l étude Annexe 7: Lettre accompagnant le premier questionnaire (adressée aux femmes recensées par l association La route au féminin Annexe 8: Lettre accompagnant le premier questionnaire (adressée aux femmes dont l adresse nous a été transmise par d autres) Annexe 9: Premier questionnaire adressé à l ensemble des femmes recensées par l association La route au féminin Annexe 10: Deuxième questionnaire adressé aux conductrices en activité uniquement Annexe 11: Lettre de relance pour le premier questionnaire Annexe 12: Lettre de relance pour le deuxième questionnaire Annexe 13: Quelques silhouettes de véhicules Annexe 14: Restitution d une partie d un échange à la CB entre Annie et un conducteur lors d un long trajet sur autoroute Annexe 15: Synthèse des réponses à la question : «Parmi les différents types de véhicules que vous avez utilisés, quels sont ceux que vous avez le moins aimé utiliser et pourquoi?» Annexe 16: Synthèse des réponses à la question : «Parmi les différents types de véhicules que vous avez utilisés, quels sont ceux que vous avez préféré utiliser et pourquoi?» Annexe 17: Synthèse des réponses à la question : «Parmi les différents types de marchandises que vous avez transportées, quelles sont celles que vous avez préféré transporter et pourquoi?» Annexe 18: Synthèse des réponses à la question : «Parmi les différents types de marchandises que vous avez transportées, quelles sont celles que vous avez le moins aimé transporter et pourquoi?» Annexe 19: Chanson en hommage à Max Meynier, écrite et chantée par Eliane à l occasion du repas des routières qui a eu lieu à Limoges en Annexe 20: Chanson qui retrace le parcours d Eliane jusqu au métier. Ecrite et chantée par elle à l occasion du repas des routières qui a eu lieu à Voiron en Annexe 21: Détail de la profession du père des femmes enquêtées (PCS niveau 1 et 3) Annexe 22: Détail de la profession de la mère des femmes enquêtées (PCS niveau 1 et 3) Annexe 23: Types d emplois occupés par les femmes qui avaient déjà travaillé avant de devenir CPL Annexe 24: Synthèse des réponses à la question : «Comment vous est venue l idée de devenir conductrice de poids lourds?» Annexe 25: Effectifs des élèves filles et garçons en classes de CAP Conducteur routier et CAP-BEP Conduite et services dans le transport routier entre 1980 et Annexe 26: Frises représentant les parcours des conductrices actuelles qui ont toujours occupé des postes en courte distance Annexe 27: Frises représentant les parcours des conductrices actuelles qui ont toujours occupé des postes en longue distance Annexe 28: Frises représentant les parcours des conductrices actuelles qui ont occupé des postes en courte distance et en longue distance Annexe 29: Frises représentant les parcours des ex-conductrices Annexe 30: Dessin humoristique

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10 Introduction générale «Voilà vingt ans, elles étonnaient tout le monde, faisaient parler d elles avec admiration. On les croisait sur les routes de France et d Europe. Et puis un jour, le lourd manteau incolore de l oubli et de l indifférence s est abattu sur elles. On ne les a plus revues. Elles se sont glissées dans la foule des femmes anonymes. Que sont-elles devenues, ces femmes qui avaient eu le courage d affronter les hommes dans un métier qui ne leur appartenait pas? Ces femmes qui bravaient les dangers et les pièges de la route avec autant de courage et de force que ces routiers?» 1. L auteur de ces réflexions s appelle Liliane Slavsky. Cet extrait de son journal est paru dans la revue Les Routiers qui lui consacrait en 2002 trois doubles pages. Liliane a commencé sa carrière de conductrice en 1961, elle est la première femme à avoir fait du transport de matières dangereuses, en Avec son «look Dalida» et parce qu elle mettait un point d honneur à travailler en tailleur et talons hauts, Liliane était particulièrement remarquée. Elle a hérité du surnom de «Fantastique» suite au commentaire d un routier qui lui aurait dit : «une femme comme toi, c est fantastique». Elle est considérée, avec Josette Andrieu, qui est plus connue pour avoir fait le Moyen-Orient entre 1972 et 1975, comme faisant partie des pionnières de la route. «Que sont-elles devenues?» poursuit-elle «Ces femmes qui, par leur volonté farouche, plus que par leurs connaissances, avaient osé un jour s installer au volant d un poids lourds pour parcourir les routes. Certaines d entre elles ont disparu, d autres ont quitté la route pour des raisons de santé, ou par lassitude, ou encore pour des raisons indépendantes de leur volonté» 2. Si ces conductrices de la première heure ne roulent plus aujourd hui, d autres, plus nombreuses, ont pris leur suite. En effet, depuis le début des années 1990, le nombre de conductrices de poids lourds connaît une croissance significative. Au cours de la même 1 «Où est passée Fantastique?, Liliane Slavsky, ex-femme routier, 62 ans», Les Routiers n 755, 2002, p. 71. Cet article figure en intégralité en annexe (voir Annexe 1). 2 «Où est passée Fantastique?», id., p

11 période, le secteur du transport de marchandises par route a connu des transformations importantes. Des changements concernant les modes d organisation des transports ont eu des répercussions sur le contenu du travail des conducteurs et, par voie de conséquence, sur leur perception du métier. D autres facteurs, tels la suppression du service militaire obligatoire et l instauration de nouvelles règles régissant les conditions d entrée dans le métier, ont eu pour effet de tarir le vivier de candidats potentiels de sorte que, depuis une vingtaine d années, la main d œuvre de conduite peine à se renouveler. A l instar de Fantastique et Josette, les conductrices d aujourd hui continuent de susciter l étonnement et la curiosité. La banalité n est pas encore de mise les concernant. La télévision diffuse régulièrement des reportages sur des femmes exerçant des métiers dits masculins. Concernant les conductrices de poids lourds, ces dossiers ont une visée sensationnelle et ont tendance à verser dans le pathos. On y montre des caricatures de routiers, des femmes baraquées et tatouées ou aux parcours de vie difficiles. Ou encore, des femmes sacrifiant leur famille pour assouvir leur passion, abandonnant leurs enfants à la garde d un tiers ou les laissant à leur propre sort. La mise en avant du caractère transgressif de leur démarche hors du commun contribue à renforcer les stéréotypes de sexe. La presse féminine met davantage l accent sur la dimension esthétique. Les femmes dont on présente le portait sont jolies, féminines, cultivées, modernes, il s agit de donner aux lectrices la possibilité de s identifier à ces femmes qui «sortent du lot». Des femmes qui ont choisi la voie de l émancipation en prenant leur destin en main. Dans la presse spécialisée du secteur des transports et de la logistique, le thème de la féminisation des métiers présente aujourd hui un caractère systématique. Il n est plus un numéro de ces revues qui ne fasse le portrait d une de ces nouvelles figures de la profession et ne relaie l expérience personnelle, toujours positive, qu elles font. L enjeu cette fois est évident, il s agit de banaliser la démarche de ces femmes pour ouvrir la voie à d éventuelles candidates, de susciter des vocations et un intérêt nouveau pour le métier auprès d une population qui en restait éloignée jusqu ici, cela afin de tenter d endiguer une pénurie annoncée de conducteurs. Malgré l engouement médiatique dont elles font l objet, les propriétés sociologiques de ces femmes, les circonstances exactes dans lesquelles elles sont arrivées à ce métier, leurs motivations et leurs attentes dans l exercice de celui-ci, restent méconnues. On ne sait pas ce qu elles y font, dans quelles entreprises elles travaillent, quels types de véhicules elles - 8 -

12 conduisent, et quels déplacements elles réalisent. La thèse vise à apporter des éléments de réponses à ces multiples interrogations. Le contexte conjoncturel dans lequel la féminisation du personnel roulant a pris de l ampleur ainsi que la démarche adoptée pour interroger ce phénomène sont exposés dans une première partie. La méthodologie de la recherche a consisté à recueillir des récits de vie de femmes ayant exercé ce métier afin de repérer les éléments de leur parcours biographique qui les ont amenées à s engager dans cette voie professionnelle. Il s agissait aussi de décrire les étapes de leur insertion dans ce métier, depuis la formation aux permis de conduire des poids lourds, jusqu à la recherche de leurs premiers emplois de conductrices et le déroulement de leur carrière dans ce métier. Des observations ont été réalisées afin de décrire leur travail dans ses aspects les plus concrets et dans des contextes variés (déplacement à la semaine ou à la journée). Enfin, un volet quantitatif visait à éprouver certaines des hypothèses issues des entretiens et observations d une part, à comparer les propriétés sociologiques et les conditions de travail des conductrices à celles d une population masculine mieux connue, d autre part. La seconde partie de la thèse montre en quoi consiste le travail des conductrices de poids lourds à partir de la restitution d observations du travail. Ces observations visaient à mettre en évidence des éléments caractéristiques des réalités de ce métier selon deux modalités d organisation des transports (en longue distance et en courte distance) 3 d une part, à montrer comment des femmes vivent ces réalités et s emparent de ce métier dans ses aspects les plus concrets, d autre part. Après ce passage par les conditions d exercice du métier de conducteur routier, le développement de la thèse suit un fil chronologique, celui que des femmes ont connu depuis l origine de leur désir de faire ce métier avec la restitution des circonstances particulières dans lesquelles l idée de le faire leur est apparue (troisième partie) en passant par les étapes successives de la concrétisation d un choix professionnel peu commun, à savoir l apprentissage de la conduite de poids lourds et les débuts dans le métier (quatrième partie) pour aboutir à une évaluation globale de leur trajectoire et de leur rapport à ce métier (cinquième partie). 3 Les conducteur(rices) qui s absentent plusieurs jours consécutifs de leur domicile pour réaliser les transport qui leur sont confiés sont appelé(e)s «conducteur(rices) de longue distance». Par opposition, ceux et celles qui regagnent chaque jour leur domicile (ne s absentent jamais) sont appelé(e)s «conducteur(rices) de courte distance»

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14 PREMIERE PARTIE : Ancrages théoriques et méthodologiques La problématique de la thèse se trouve à la croisée de deux dimensions principales, chacune faisant intervenir des connaissances spécifiques. L une se rapporte aux composantes du métier de conducteur poids lourds et à ses évolutions organisationnelles, l autre se rapporte au sexe de la population étudiée et à sa position dans le milieu de travail considéré. Les éléments nécessaires à la compréhension de ces phénomènes sont exposés dans le premier chapitre de cette partie. L approche choisie pour mener cette recherche est attentive au détail, soucieuse de saisir la singularité de la population concernée. Elle répond à deux objectifs : décrire les propriétés d une main-d œuvre dont on ne sait rien, d une part ; comparer ces éléments à une population masculine elle, beaucoup plus étudiée, d autre part. Les choix méthodologiques sont explicités dans le second chapitre

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16 Chapitre 1 : Constater, interroger A. La dimension «métier» Depuis la fin des années 1980, les pratiques et les représentations des professionnels de la route et de leur métier ont été marquées par de multiples évolutions. En 1986, l instauration de mesures visant à amorcer un mouvement de libéralisation du marché des transports de marchandises par route, marque le début de ces transformations 4. Jusque là, le secteur se structurait autour de deux éléments, l un régulant le nombre de compétiteurs sur le marché, l autre régulant les prix du transport 5. La suppression de ces deux éléments structurants a eu pour effet de faire chuter les prix du transport et d accroître la concurrence entre les participants à cette activité. Les entreprises ont dû repenser l organisation de leurs opérations de transport. Ces changements ont eu des répercussions, tant sur le contenu du travail des conducteurs que sur la part d autonomie dont ils disposaient pour le réaliser. 1. Un métier «en crise» dans sa forme ancienne Pour faire face aux exigences des marchés, répondre aux demandes des entreprises donneuses d ordre et rester compétitifs vis-à-vis de leurs concurrents, les transporteurs ont dû proposer une offre de transport adaptée. Ils ont cherché à optimiser l utilisation de leurs ressources matérielles et humaines par la diffusion de systèmes de transport basés sur la rationalité et le séquencement des opérations (instauration de relais, navettes, lignes régulières) 6. 4 G. RIBEILL, «Les routiers : esquisse d une histoire sociale» in C. DEBONS et J. LE COQ (Dir.), Les routiers, les raisons de la colère, L Atelier, Paris, 1997, p Pour s inscrire au registre des transporteurs il fallait obtenir une licence. Le contingentement des licences délivrées limitait l accès à la profession et donc, le nombre de concurrents. De plus, une Tarification Routière Obligatoire (TRO) fixait un plancher de prix de transports au dessous duquel les transactions n étaient pas possibles pour les transports de plus de 300 kilomètres. 6 Formes d organisation reposant sur un principe de décomposition et de synchronisation des différentes étapes d un transport de marchandises (enlèvement, acheminement et livraison) en dissociant les couples conducteur/camion et tracteur/remorque, ce qui constitue un «facteur de polyvalence, de souplesse et de productivité additionnel», M. SAVY, Le transport de marchandises, Ed. d Organisation, Paris, 2006, p

17 Dans cette recherche de maximisation de la productivité, une partie du travail jusqu alors réalisée par les conducteurs, a été confiée à des services dédiés à l exploitation des opérations de transport. Auparavant, il n était pas rare que les chauffeurs mettent à profit leur connaissance du terrain et des clients pour négocier eux-mêmes des transports pour leur patron qui, en contrepartie, pouvait leur accorder une prime si le contrat était juteux. Le travail s organisant en amont, progressivement, les conducteurs se sont vus relégués au rang de simples exécutants 7. Les progrès en matière de télécommunications aidant, les opérateurs de transport ont pu organiser des dispositifs adaptés aux méthodes de gestion par flux tendus 8. Grâce à des systèmes d information et de localisation des véhicules, il est désormais possible de suivre les marchandises en temps réel et de contrôler les opérations effectuées par le conducteur tout au long du procès de travail. Avant l essor des NTIC 9, les échanges entre l employeur et le conducteur étaient limités. Celui-ci n étant joignable que lorsqu il se trouvait chez un client, les appels durant le parcours se faisaient le plus souvent à son initiative. La mise en place d outils informatiques embarqués, assimilés par les chauffeurs à des instruments de surveillance, est parfois mal perçue par ces derniers qui ont alors le sentiment d être «fliqués» 10. Outre ces aspects concernant le contenu du travail des conducteurs, d autres éléments ont eu des conséquences non négligeables sur l accès au métier. Les mouvements sociaux, fréquents dans les années 1990, mettant plus souvent à la une des journaux les difficultés du métier que ses avantages, ont pu altérer l image positive dont bénéficiait ce métier et renforcer la raréfaction des vocations, d une part 11. D autre part, depuis 1994, il ne suffit plus d être titulaire d un permis poids lourds pour devenir conducteur routier. Des formations 7 J-P FOUQUET, «La route, l entreprise, la maison, les espaces du conducteur routier», Travaux, n 2, 1999, p Modèle de pilotage dans lequel les quantités produites correspondent au plus juste à la demande du marché. 9 Nouvelles Technologies de l Information et de la Télécommunication. Ces technologies facilitent la circulation de l information entre les centres de décision (exploitation transport) et les moyens de production mobiles de l entreprise (véhicules). 10 «Recherche sur l identification des freins, réticences et blocages qui ralentissent ou empêchent la mise en œuvre des technologies innovantes dans le champ du transport routier de marchandises», Département des Etudes et Recherches /AFT-IFTIM Ministère de l Equipement, des Transports, du Logement, du Tourisme et de la Mer (PREDIT), Les conclusions de cette étude et des recommandations sont exposées dans V. CASTAY, «Réussir son projet d informatique embarquée», Transports, n 441, janvier-février 2007, p J-F REVAH, Demain, les routiers : l impact des mutations économiques et commerciales, techniques, organisationnelles et sociales sur les métiers des conducteurs du TRM, Etude prospective du Groupe Bernard Brunhes Consultants,

18 obligatoires ont été instaurées, tant pour accéder au métier que pour s y maintenir 12. Enfin, depuis la suppression du service militaire obligatoire en 1997, l armée qui générait une main d œuvre potentielle considérable en délivrant des permis de conduire des poids lourds, ne joue plus ce rôle. Les effets cumulés de ces divers facteurs sont tels que des préoccupations sur les difficultés à renouveler la main-d œuvre de conduite animent le champ professionnel depuis la fin des années Le métier de routier s est construit autour de valeurs qui, dans le contexte actuel, ont perdu de leur évidence : autonomie, investissement personnel fort, fierté du travail accompli, maîtrise de la machine, autant de dimensions qui fondaient le rapport au monde et au travail d un groupe professionnel 14. Si les composantes les plus valorisées d un métier ne sont plus, celui-ci peut-il rester attractif? 2. Eléments sur la «pénurie» de conducteurs et la «féminisation» du métier Aujourd hui, la pénurie de conducteurs est considérée comme une «tendance de fond» 15 étendue à l échelle de l Europe 16. La presse spécialisée ne cesse de s en faire l écho 17 et les perspectives d avenir ne vont pas dans le sens d un infléchissement de cette tendance, notamment à cause des nombreux départs en retraite prévus dans la profession. D après un rapport de la DARES 18 paru en 2007, les conducteurs de véhicules font partie des quinze familles professionnelles pour lesquelles le besoin de postes à l horizon de 2015 sera le plus important Il faut suivre une formation initiale (FIMO : Formation Initiale Minimum Obligatoire) et renouveler cette formation tous les cinq ans (FCOS : Formation Continue Obligatoire de Sécurité). 13 «Recherche conducteurs qualifiés désespérément», L Officiel des Transporteurs, n 2002, Oct «Conducteur routier, un métier en voie de disparition?», L Officiel des Transporteurs, n 2052, Nov H. AUDOUIN-DESFONTAINES, Chauffeurs routiers : du métier à l emploi, Thèse de doctorat en sociologie, Université Paris X, 2002, p C. JAFFLIN, «Quelles raisons aux difficultés de recrutement des conducteurs routiers?», Recherche Transport Sécurité, n 99, 2008, p C. AUBRIOT et M. SAVY, «Analyse par pays du dialogue social», Bulletin de l Observatoire des politiques et des stratégies de transport en Europe (OPSTE), n 17 - Conseil National des Transports (CNT), 2006, p «Pénurie sans frontières», L Officiel des Transporteurs, n 2423, Oct «La pénurie de conducteurs d actualité», L Officiel des Transporteurs, n 2454, Mai Direction de l Animation de la Recherche, des Etudes et des Statistiques. 19 O. CHARDON et M-A. ESTRADE, Les métiers en 2015, Rapport du groupe Prospective des métiers et qualifications, DARES, CAS, Paris, Toujours d après la DARES, l analyse du CREDOC-UNEDIC et ASSEDIC sur les besoins de main d œuvre, place le métier de conducteur routier au 5 ème rang des postes déclarés les plus difficiles à recruter et au 6 ème rang des métiers en termes de valeur de recrutement nécessaire pour pallier aux départs en retraite. Voir aussi : N. PROKOVAS et X. VINEY, «Les emplois difficiles à

19 Dans ce contexte, les professionnels, formateurs ou fonctionnaires en charge des dossiers du transport par route, se sont interrogés sur la recherche de nouveaux modes de recrutement, et ciblent une main d œuvre moins traditionnelle et moins exigeante, tels les ressortissants des pays de l Est, des personnes en réinsertion, des handicapés et des femmes 20. Simultanément à une volonté publique affichée d établir la mixité et la parité dans les emplois, l inquiétude liée au déclin de l attirance des jeunes pour le métier de conducteur a amené les professionnels et les pouvoirs publics, à prendre des initiatives régionales de promotion de la professionnalisation des femmes dans les métiers de la conduite 21. S il apparaît que le besoin explicite de candidatures et la participation des entreprises ellesmêmes à l expression de ce besoin, ont pu favoriser l insertion de femmes dans le métier de conducteur routier, une évaluation quantitative de ce phénomène reste difficile. Les sources statistiques sont diverses, partielles et ne se recoupent pas toujours. Aussi, il est difficile de savoir exactement combien de femmes font ce métier et surtout d obtenir des données qui croisent la nature des véhicules qu elles conduisent (véhicules légers, poids lourds, autocars), la nature des déplacements qu elles font (en courte ou longue distance), leur statut (salariées ou indépendantes) et l activité des entreprises qui les emploient (secteur du transport ou autres secteurs d activité) 22. pourvoir : cinq métiers en exemple (électriciens du bâtiment, maçons, conducteurs routiers, cuisiniers, serveurs)», Premières Synthèses, n 50-2, DARES, «Conduite : vive les femmes!», L Officiel des Transporteurs, n 2034, Juin «Pour ou contre des femmes au volant?», L Officiel des Transporteurs, n 2134, Sept «Insertion par le transport» et «Travailleurs handicapés», L Officiel des Transporteurs, n 2165, Avril «Pénurie de chauffeurs, les femmes prennent le volant», Transport International, n 22, Janv-mars «Les conductrices à l honneur», L Officiel des Transporteurs, n 2386, Janv «Anciens militaires ou ex-détenus : deux viviers à considérer», L Officiel des Transporteurs, n 2408, Juin Un premier accord régional pour la féminisation des métiers du transport et de la logistique à été conclu en 2002 entre la Région Haute-Normandie, le rectorat et les fédérations professionnelles (TLF, Unostra, FNTR, FNTV). Il fixait, entre autres choses, des objectifs chiffrés concernant la part de femmes parmi les conducteurs de poids lourds dans le transport routier de marchandises (passer de 0,8% à 2% de conductrices pour 2006). Des campagnes de communication ont été menées et des journées de rencontres ont été organisées par la Délégation Régionale aux Droits des Femmes et à l Egalité en Haute-Normandie avec la participation de centres de formations à ces métiers (AFT-IFTIM, PROMOTRANS) et de Pôle Emploi. Cet accord a été reconduit pour la période L objectif de 2% de femmes parmi les conducteurs de poids lourds du TRM ayant été pratiquement atteint (1,9% en 2006), il s agit maintenant d atteindre 4% pour (Une plaquette de la campagne d affichage à laquelle nous faisons référence ici se trouve en Annexe 2). 22 En 2006, le Centre d Analyse Stratégique se voyait confier une étude sur l évolution du transport routier de marchandises. Claude Abraham qui présidait cette mission soulignait alors les difficultés rencontrées pour étudier l étendue du champ d activités que couvre ce secteur à partir de sources statistiques dont la diversité et l incohérence ne permettent pas selon lui - de cerner l évolution de l emploi dans le TRM. C. ABRAHAM et D. AUVERLOT, «Pour une régulation durable du transport routier de marchandises. Une étude du Centre d analyse stratégique sur l avenir du TRM à l échéance », Transports, n 451, Sept-Oct. 2008, p

20 Selon les sources qui vont des enquêtes administratives à une presse plus ou moins spécialisée, les femmes représenteraient 1% à 2% de l ensemble des conducteurs de poids lourds pour le transport de marchandises, soit 3000 à 6000 femmes. Si cette proportion reste extrêmement faible, le mouvement faisant passer les conductrices de l exception à une minorité quantitativement significative s est amplifié. Ainsi, d après le Recensement de la Population, dans la catégorie «conducteurs routiers et grands routiers (salariés)», l effectif de femmes a pratiquement doublé entre 1990 et 1999, passant de 1280 à 2560 conductrices. Par ailleurs, le nombre de permis poids lourds délivrés à des femmes ne cesse d augmenter, passant de moins de 1000 permis en 1999 à près de 4000 en Ainsi, les femmes restent marginales en nombre, mais la tendance ne faiblissant pas, on peut parler d un réel mouvement de féminisation qui, s il doit être étudié en tant que tel, peut aussi permettre d éclairer le contenu des transformations plus générales qui traversent le métier. B. La dimension «genre» Sitôt l objet de la thèse énoncé, la question du genre est posée. Aussi, un volet de la recherche se rapporte à cette thématique et convoque des connaissances sur les mécanismes sociaux liés à l appartenance sexuée des individus. Ces connaissances s appuient sur les travaux initiés dès les années 1970 par un mouvement de recherches féministes qui a mis en évidence le caractère social et donc construit des différences entre les sexes, par opposition au caractère naturel qu on leur attribuait jusqu alors 24. Abandonnant les références à la biologie pour considérer les hommes et les femmes comme deux groupes sociaux, ces travaux pionniers ont mis en évidence les principes sur lesquels repose la division sexuelle du travail : un principe de distinction : hommes et femmes n ont pas les mêmes activités, et un principe de hiérarchie : la valeur accordée à une activité n est pas la même selon le sexe de l individu qui l accomplit, elle est supérieure lorsqu il s agit d un homme 25. Un autre apport de ce courant de recherches est d avoir montré que le sexe n est pas seulement une distinction sociale parmi 23 Voir Annexe 3 : tableaux présentant la part des femmes dans les différentes sources statistiques se rapportant aux professionnels de la conduite. 24 D abord aux Etats-Unis avec les «gender studies», en France, l ouvrage collectif Le sexe du travail, paru en 1984 marque de début des approches sociologiques sur les différences de sexe. M-A. BARRERE-MAURISSON, F. BATTAGLIOLA, B. BECCALLI et al., Le sexe du travail. Structures familiales et système productif, Presses Universitaires de Grenoble, Grenoble, D. KERGOAT, La division du travail entre les sexes, in J. KERGOAT, D. LINHART et J. BOUTET (Dir.), Le monde du travail, La Découverte, 1998, p

21 les autres principes de vision et division du monde en classes, races, et générations. Le sexe est un rapport social qui structure le monde social à travers toutes ces dimensions Les composantes d un métier «masculin» Intéressons nous aux principales composantes du métier de conducteur routier : activité qui consiste à piloter des véhicules de gabarits importants, en se déplaçant sur l espace public qu est la route, selon des horaires et des trajets variables. Soit, un travail qui implique la maîtrise d une technique et qui s exerce loin du foyer et selon des temporalités sans rapport avec celles de la famille. Autant de comportements à l opposé de ceux attendus et admis pour les femmes selon le principe de division sociale et sexuelle du travail et qui font de ce métier, un métier masculin. Le métier de conducteur routier fait appel à des aptitudes physiques dont les femmes ne sont pas sensées être dotées, en tout cas, elles n ont pas appris à démontrer leurs performances dans les épreuves de force. Si, grâce à des progrès techniques, le déploiement de la force physique n est plus indispensable à l utilisation du matériel, il reste que celle-ci demeure centrale dans la constitution de l identité masculine et de l identité de métier des hommes qui l exercent. Ce métier fait aussi appel à des compétences techniques, à travers la conduite et la maîtrise de véhicules de gros gabarit, mais aussi à travers les connaissances mécaniques qui peuvent être mobilisées et dont les femmes sont tenues éloignées dans leur socialisation. De nombreux travaux en Anthropologie, en Sociologie mais aussi en Histoire ont montré que la maîtrise de la technique est un des éléments constitutifs de la culture masculine (mise à l épreuve de soi dans la confrontation avec les machines, compétition, mise en scène des compétences techniques dans des épreuves héroïques) 27. Si la technicité est associée au masculin, elle est aussi associée à la maîtrise et donc, à la qualification. Les femmes, elles, sont concentrées dans des emplois faisant appel à des 26 A-M. DAUNE-RICHARD et A-M. DEVREUX, «Rapports sociaux de sexe et conceptualisation sociologique», Recherches féministes, vol. 5, n 2, 1992, p L extériorité des femmes à la technique a été mise en évidence en Anthropologie par Paola Tabet qui fut la première à constater que le contrôle des techniques était très inégalement réparti dans la plupart des sociétés. Elle parle d un sous-équipement technologique des femmes et d une capacité d emprise sur le réel inégale entre les hommes et les femmes. P. TABET, «Les mains, les outils, les armes», L Homme, 1979, vol. 19, n 3/4, p Parmi les éléments constitutifs de la culture masculine on peut ajouter : le maniement des armes, le recours à la violence, l exercice de l autorité et du pouvoir. Voir à ce sujet la rubrique «Techniques et genre» dans H. HIRATA, F. LABORIE, H. LE DOARE et D. SENOTIER (Dir.), Dictionnaire critique du féminisme, Presses Universitaires de France, Paris, 2000, p

22 qualités relationnelles. Ces emplois sont souvent peu qualifiés et donc moins bien rétribués que ceux occupés par les hommes parce qu ils font appel à des savoir-être avec les autres et des qualités considérées comme naturellement féminines, telles la minutie, la patience, la discrétion, ou encore, la générosité. En outre, même lorsque leur travail comporte une dimension technique évidente (infirmières, secrétaires), il a été démontré que celle-ci était toujours occultée 28. Le métier de conducteur routier s exerce à l extérieur, dans un espace ouvert sur l inconnu et l imprévisible, celui de la route, bien au-delà des territoires auxquels les femmes sont souvent assignées, celui de l intérieur et du foyer 29. Si les hommes qui l exercent ont légitimité à s éloigner et s absenter du foyer, ce n est pas le cas pour les femmes. Sans nier des évolutions sur le plan de la répartition des rôles entre les sexes - aujourd hui, il est admis que les femmes peuvent accéder à la sphère professionnelle, de même que les hommes peuvent légitimement investir la sphère familiale - le principe de la division sexuelle du travail reste dominant. La société reste fortement marquée par un ensemble de représentations et d images répétant l idée selon laquelle, aux hommes revient principalement le rôle de pourvoyeur de revenus, aux femmes celui de pourvoyeur de soins envers les membres de la famille. Les enquêtes portant sur la répartition des tâches au sein des couples montrent la persistance d un partage inégal des contraintes de l articulation entre famille et travail selon le sexe 30. Malgré de lentes évolutions, le travail domestique demeure l apanage des femmes, ce sont toujours elles qui y consacrent le plus de temps, même lorsqu elles exercent une activité professionnelle à temps complet 31. L inégale répartition du travail domestique entre hommes et femmes, conduit à rendre plus puissant l antagonisme entre vie professionnelle et vie familiale pour les femmes que pour les hommes. Que font les conductrices de cette tension dans un métier où la réalisation du travail est soumise à de nombreux aléas et donc à une grande incertitude, d une part, un métier réputé peu compatible avec une vie de famille, d autre part? 28 A-M. DAUNE-RICHARD «Qualifications et représentations sociales», in M. MARUANI (Dir.), Les nouvelles frontières de l inégalité. Hommes et femmes sur le marché du travail, La Découverte, Paris, 1998, p 51. Voir aussi dans le même ouvrage P. ALONZO et O. LIAROUTZOS, «Secrétaires, des carrières à la traîne», p P. BOURDIEU, Le sens pratique, Minuit, Paris, 1980, p F. DUMONTIER, D. GUILLEMOT et D. MEDA, «L évolution des temps sociaux au travers des enquêtes Emploi du temps», Economies et statistiques, n , 2002, p J. FAGNANI et M.T. LETABLIER, «S occuper des enfants au quotidien : mais que font donc les pères?» Droit social, n 3, 2003, p

23 Enfin, ce métier est exercé presque exclusivement par des hommes. Ce qui signifie que le collectif que forme ce groupe professionnel fonctionne selon des codes et des règles, et adhère à des valeurs partagées par ces derniers. Qu une femme intégrant ce groupe se trouvera forcément dans une position marginale, en situation de devoir se faire accepter par le groupe. Thomas Couppié et Dominique Epiphane (respectivement démographe et sociologue au CEREQ 32 ) entendent par masculin «un métier ou une profession composé d au moins 62% d hommes» 33. Ils admettent qu il s agit en fait «d un parti pris purement statistique» 34 mais considèrent «qu un groupe professionnel où les hommes constituent environ les deux tiers des effectifs fait d eux une base majoritaire susceptible d imposer plus facilement des normes sociales au groupe» Problématique Compte tenu des éléments précédemment exposés, on pourrait résumer la problématique de la thèse dans cette question : pourquoi des femmes sont-elles de plus en plus nombreuses à s engager dans un métier considéré comme un bastion masculin, qui plus est, un métier qui connaît une perte d image? L idée selon laquelle l entrée des femmes dans une profession rime avec sa dépréciation sociale est fortement ancrée dans les mentalités. Nous ne nous prononcerons pas sur cette question qui fait débat 36 mais faisons néanmoins le constat d une simultanéité entre ce que certains conducteurs vivent comme une perte d intérêt de leur métier et l arrivée des femmes. Le contexte conjoncturel du métier n est pas neutre et constitue sans nul doute un facteur favorisant l accès des femmes à ce métier. Pour autant, on ne peut s en tenir là pour comprendre et expliquer les raisons qui motivent un nombre croissant de femmes à exercer un métier qui, jusqu à une période encore récente, n était choisi que par une portion congrue d entre elles, quelques rares exceptions qui faisaient d ailleurs figures de célébrités ou de mascottes parmi les routiers. 32 Centre d Etudes et de Recherches sur les Qualifications. 33 T. COUPPIE et D. EPIPHANE, «Les chemins des femmes dans les métiers masculins», in Les jeunes et l agencement des sexes, H. ECKERT et S. FAURE (Coord.), La dispute, Coll. Le genre du monde, Paris, 2007, p T. COUPPIE et D. EPIPHANE, id., p T. COUPPIE et D. EPIPHANE, op.cit., p M. CACOUAULT-BITAUD, «La féminisation d une profession est-elle le signe d une baisse de prestige?», Travail, genre et sociétés, n 5, 2001, p

24 Notre hypothèse principale prend en compte la situation spécifique des femmes dans la sphère professionnelle et familiale ainsi que les évolutions qui ont marqué le transport routier de marchandises sur le plan de l organisation du travail des conducteurs. Les transformations qui traversent le métier de conducteur, notamment celles qui touchent à la rationalisation des opérations et la diffusion de systèmes de transports favorisant des horaires réguliers, ne constitueraient-elles pas pour les femmes une opportunité de faire un métier éloigné des caractéristiques des emplois auxquels elles sont habituellement cantonnées tout en présentant des potentialités d ajustement aux contraintes temporelles qui pèsent sur elles prioritairement? Ces transformations du métier, perçues négativement par les conducteurs à travers le prisme de l autonomie perdue, ne pourraient-elles pas être perçues positivement par des femmes à travers le prisme des conditions de travail et des contraintes temporelles spécifiques qui sont les leurs? Plusieurs interrogations ont guidé la recherche : pourquoi des femmes choisissent-elles de faire ce métier? Quel intérêt y trouvent-elles? Quelle place occupent-elles dans ce métier? Que choisissent-elles d y faire et comment se pose, pour elles, la question de l articulation entre les temps de la famille et ceux du travail? Comment gèrent-elles cette tension dans le temps qui les concerne davantage qu elle ne concerne les hommes, tension qui, de prime abord, parait encore plus sensible dans ce métier?

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26 Chapitre 2 : Ecouter, regarder, compter S intéresser aux femmes conductrices de poids lourds, aux raisons pour lesquelles elles exercent ce métier si rarement conjugué au féminin, aux postes qu elles y occupent ; c était s intéresser à une population dont on ne savait rien dans un milieu lui, beaucoup plus étudié. Plus encore, c était s intéresser à des femmes dont la seule visibilité nous était donnée par certains médias sous des traits souvent caricaturaux, sinon grotesques 37. C était, du coup, se poser des questions fortement marquées par ces images stéréotypées et autres présupposés tels que «ce sont des garçons manqués», «elles ne peuvent pas faire ce métier et élever leurs enfants» ou encore «physiquement, elles doivent avoir des difficultés pour faire le travail». Une de nos priorités en abordant ce travail consistait donc à ne pas tenter de construire des hypothèses à partir de ces idées reçues mais, bien au contraire, de les mettre à l épreuve par le recours à l enquête empirique. Ce type d enquête est caractéristique de la démarche ethnographique et répond à une exigence d ouverture : «il s agit d être ouvert par principe, au-delà du souci de planification méthodique des observations, à la découverte des repères et des outils que les personnes mobilisent d elles-mêmes dans leurs activités pour interagir avec d autres individus et plus généralement avec le monde» 38. Ce principe d ouverture se traduit par des choix méthodologiques. Compter, écouter, faire parler, observer, constituent les modes d investigation privilégiés dans cette approche pour saisir des activités ancrées dans un contexte délimité, couramment appelé terrain. 37 Les titres d articles parus dans la presse féminine, comme les reportages diffusés à la télévision, sont parfois éloquents : «Je suis mariée avec mon camion», Questions de femmes n 11, Janv 1997 / «Sympa la routière!», Voici n 565 rubrique Voici Story, Sept 1998 / «Je vis une love story en 36 tonnes!», Femme actuelle n 55, s.d. / «Etonnant, elles conduisent des camions en talons-aiguilles», 100% Mag, reportage diffusé sur M6 le 28 mai N. DODIER et L. BASZANGER, «Totalisation et altérité dans l enquête ethnographique», Revue française de sociologie, XXXVIII, 1997, p

27 A. Une démarche ethnographique L approche ethnographique a ceci de particulier qu elle permet de produire une connaissance des activités humaines livrée de l intérieur 39, ce qui implique une posture de la part de l observateur. Il s agit d être tout à la fois, dedans et dehors, au plus près des choses pour les décrire dans le détail et à bonne distance afin de les saisir telles qu elles sont, ou plutôt, telles qu elles se présentent à nous 40. Parce qu elle est très localisée et s inscrit dans la durée, l enquête empirique permet, par l induction et l interprétation des données recueillies, de produire des connaissances sur les phénomènes étudiés. Afin de tester le contenu de ces connaissances et d en évaluer la portée, le recours à la quantification peut s avérer utile. Ainsi, notre recherche comprend un volet quantitatif qui visait à pallier au manque de données disponibles sur les conductrices de poids lourds, d une part, à étayer les réflexions issues de la phase ethnographique en confrontant certaines de nos idées à un échantillon plus important d individus, d autre part. Précisons que l usage que nous faisons du terme «quantitatif» n est pas à opposer à celui de «qualitatif». Il s agit bien plus de distinguer deux types d outils que d opposer deux postures qui selon nous, relèvent de la même démarche et de la même intention : «rendre les conduites et les expériences vécues plus intelligibles» Le cadre de l enquête Si les activités observées sont ancrées dans un terrain, les résultats issus de telles enquêtes le sont tout autant. Ces résultats doivent donc, pour le moins, être rapportés aux conditions concrètes dans lesquelles ils ont été produits, le cadre de l enquête doit être restitué. 39 G. ALTHABE, «Ethnologie du contemporain et enquête de terrain», Terrain, n 14, L incroyable et ses preuves, mars 1990, p La question de la distanciation de l observateur, de son influence sur ce qu il observe et des multiples tensions qu il connaît pendant son terrain, sont très souvent abordées dans les récits d enquête. Voir à ce sujet A. BENSA, «De la relation ethnographique : à la recherche de la juste distance», in J-C. PASSERON, J. REVEL, J-P O. DE SARDAN et al., Les terrains de l enquête, Vol.1, Parenthèses, Marseille, 1995, p D. SCHNAPPER, La compréhension sociologique, Presses Universitaires de France, Coll. Quadrige Manuels, Paris,

28 L essentiel des femmes rencontrées dans le cadre de cette recherche ont pour point commun d être liées, plus ou moins directement, à une association : «La route au féminin». Cette association a été créée en 2001 mais l existence du groupe de femmes qui en est à l origine est bien antérieure à cette date. L association La route au féminin Au début des années 1990, du fait de leur très faible nombre dans la profession, une petite dizaine de conductrices de poids lourds avaient plaisir à se réunir le temps d un repas lorsque l occasion se présentait. Au fil des années, échangeant leurs coordonnées au gré des rencontres sur la route, ce noyau de départ s est élargi. Très vite, le moment de cette réunion n a plus été laissé au seul fait du hasard et, en même temps que leurs coordonnées, les femmes répandaient l information : un repas entre femmes de la route aurait lieu tous les ans, à la même période, pendant le week-end de Pâques. Mais, à mesure que le nombre d adresses ainsi récoltées augmentait, cette réunion devenait plus difficile à organiser. Ainsi, pour pallier aux difficultés matérielles liées à la tenue du fichier d adresses, à l envoi des invitations, à la gestion des réservations, les organisatrices ont eu l idée de créer une association et d instaurer le principe d une cotisation qui permettrait de couvrir les frais et aussi de répartir les tâches entre les membres du groupe. L idée a été soumise aux femmes réunies à Paris en Lors de ce repas 42, trente cinq femmes étaient présentes et le fichier comptait alors cent trente adresses. Le projet accepté, elles ont procédé à l élection à main levée du bureau puis, au choix du nom de l association : «La route au féminin». La vocation première de cette association est festive, elle a pour but de maintenir ce rendez-vous annuel entre des femmes qui ont peu d occasion de se retrouver en dehors de cette date. C est aussi une opportunité pour elles d échanger des informations sur les entreprises qui emploient des femmes aux postes de conduite. Chaque année, afin de permettre au plus grand nombre de s y rendre, le lieu de la rencontre change. Le plus souvent, il est proposé par une femme qui se charge d organiser l intendance sur place (trouver un restaurant qui les accueille pour une soirée, des hôtels bon marché, une discothèque à proximité). En règle générale, la ville proposée est soumise au vote pendant le repas et à la fin de la soirée, rendez-vous est pris pour l année suivante. Ainsi, après Paris, les routières se sont retrouvées à Châteauroux, Cambrai, Mimizan, Voiron, Limoges, Niort, Dijon et Sézanne. Il convient d indiquer que les femmes dont les coordonnées sont recensées par l association n en sont pas membres pour autant. L acquittement d une cotisation annuelle est proposé en même temps que l invitation au repas mais seules celles qui s y rendent sont dans l obligation de la payer 43. Il n y a pas de contrepartie autre que la possibilité de participer au repas en y étant invitée par courrier chaque année. Et aucun engagement n est demandé hormis celui de prévenir d un éventuel changement d adresse. Les femmes qui se rendent au repas et celles dont l adresse figure dans le fichier de l association sont, le plus souvent, des conductrices de poids lourds en activité. Certaines d entre elles peuvent néanmoins avoir cessé de rouler. D autres, elles sont plus rares, peuvent n avoir jamais exercé ce métier mais en avoir le projet. Quelques mois avant la création de l association, nous avons pu entrer en relation avec ce groupe grâce à la lecture d un article paru antérieurement. Le 25 avril 2000, une pleine page dans la rubrique «Société» du quotidien Libération était consacrée au récit de ce 42 Le premier auquel nous avons assisté. 43 Le montant de la cotisation s élève à quinze euros sensés couvrir les frais engagés par les organisatrices pour la préparation de cette rencontre annuelle. En 2007, le «fichier» d adresses tenu par la présidente comptait environ 300 adresses. Mais depuis 2001, une quarantaine de femmes au plus, se rendent au repas

29 rassemblement de conductrices 44. En mars 2001, des entretiens avec les deux initiatrices de cette manifestation, Annie et Lorette, ont été organisés. Ils marquèrent le début de l investigation au sein de ce réseau de conductrices. Dans les semaines qui suivirent notre rencontre, Lorette proposa de nous «embarquer» à bord de son camion le temps d un «tour» en Allemagne 45. Et, grâce à l invitation d Annie, nous avons pu, le mois suivant, assister à Paris à notre premier «repas des routières». 2. L accès au terrain L entrée dans le milieu étudié est un moment crucial dont les circonstances, bonnes ou mauvaises, influencent immanquablement le déroulement de l enquête. Considérant que ce moment constitue une bonne illustration des éléments à la source de l inconfort 46 éprouvé par l observateur tout au long de l enquête, nous proposons d en faire ici le récit succinct. L accès au «terrain» : un moment crucial Au cours de notre premier entretien, Annie, évoquant l organisation du repas annuel des routières, me proposa aussitôt de m y rendre, insistant d autant plus qu il se déroulerait à Paris : «comme ça tu pourras rencontrer d autres femmes pour ton étude, et tu verras, c est vraiment sympa, c est la fête». Je la remerciai et me trouvai aussitôt chargée de trouver des hôtels bon marché à proximité de la place Clichy où la salle d un restaurant avait été réservée. Peu de temps après, je m entretenai avec Lorette, autre organisatrice principale du repas. Celle-ci, évoquant cette rencontre, insista aussitôt sur le fait qu elle était l occasion pour les femmes «de nous retrouver entre nous, seulement entre routières. En principe, on n admet personne de l extérieur, on prend avec nous que des routières. Même pas les maris, ils mangent dans une salle à part!». Elle poursuivit longuement sur l importance de cet entre soi, moment d échanges entre collègues partageant le même «amour du métier» et aussi les mêmes «galères». Je ne mentionnai pas l invitation d Annie. D occasion providentielle, cette invitation s était transformée en cas de conscience dont l enjeu était l accès au terrain : demander franchement à Lorette ce qu elle pensait de ma présence c était risquer de se voir opposer un refus, et venir alors même qu elle nous avait fait part de sa position à ce sujet, pouvait paraître incorrect. Entre «manquer ma chance» ou «griller mes chances», j optai pour une attitude en demi teinte : forcer l entrée, à pas feutrés. Si après l apéritif, je percevais des signes évidents de désapprobation, je m éclipserais. Le jour dit, l ambiance étant plutôt à la fête, on fit peu cas de ma présence et je décidai de rester pour le dîner. Pour autant, plusieurs événements au cours de la soirée furent sujets de tensions et n atténuèrent pas mon malaise, sentiment d intrusion 47. Bonnant-malant, je tentai de me mêler au groupe, d engager la discussion et de parer au mieux à la question rituelle «et toi, tu roules chez 44 «Chez nous, on est routière de mère en fille. Elles sont quelque 300 sur les routes, une fois l an, c est leur banquet»», Libération du 25 avril 2000 (voir Annexe 4). Carole Pither, la journaliste auteure de ce papier, a écrit plusieurs articles et ouvrages sur le monde des routiers. Voir notamment C. PITHER, Un camion dans la tête, Payot, Paris, Voyage qu elle réalise avec sa sœur. L observation a été menée en passant alternativement d un camion à l autre. 46 M. DE LA SOUDIERE, «L inconfort du terrain», Terrain, n 11, Novembre 1988, p Le refus de Lorette de laisser une étudiante journaliste assister au repas, un vol de portefeuille, la création de l association, le non respect du principe de séparation entre hommes et femmes pendant le dîner de la part d un homme qui monopolisa la parole, cherchant à assigner à l association un rôle de porte-drapeau de la cause des femmes dans ce métier et qui, manifestement, ne trouvait pas l adhésion des femmes présentes

30 qui?». Il s agissait alors de décliner mon identité le plus honnêtement possible, la dissimulation dans ce contexte n étant pas recommandée. Toutefois, dans un milieu où la démarche intellectuelle n est pas tout-à-fait naturelle 48, je préférai le qualificatif «étudiante» à celui de «chercheuse», le terme «étude» à celui d «enquête» trop connoté. Et concernant le sujet de ces études, j évoquai mon intérêt pour le métier de chauffeur routier en général et non spécifiquement pour la population féminine qui l exerce. Finalement, Lorette ne manifesta pas de désapprobation concernant ma présence, se montrant aussi chaleureuse à mon égard qu envers les autres femmes. Et je reçus, de la part de celles-ci un bon accueil alors même qu un des seuls principes régissant cette réunion, c'est-à-dire être une femme et rouler, était sensé m en exclure. L invitation au repas fut réitérée chaque année et ma présence ne fut jamais ouvertement remise en cause. Cette acceptation par le groupe tient essentiellement au fait d avoir été introduite et permise par Annie et Lorette, toutes deux unanimement estimées et respectées par les membres du groupe, notamment par son noyau dur. En effet, Annie et Lorette sont à l origine des tout premiers repas entre conductrices, lorsqu elles n étaient qu une poignée à y participer. Au fil des années, des liens d amitié se sont tissés entre elles. Elles ont aussi parfois suscité des vocations ou alimenté la motivation de certaines. Par ailleurs, l accueil qu elles ont su réserver aux «nouvelles» est particulièrement apprécié de ces dernières. Elles font preuve d une grande écoute, ne rechignent pas à répondre aux nombreuses sollicitations de femmes cherchant à se renseigner sur l association, à être conseillées dans leur recherche d une bonne entreprise ou encore, encouragées dans leurs efforts pour accéder au métier, pour y rester aussi. Elles savent se montrer à la fois chaleureuses et fermes lorsqu il s agit de rappeler les comportements qui ne seront pas acceptés par le groupe (racisme ou fraude). Pour ces raisons, mes rapports avec les autres femmes du groupe se trouvaient facilités. B. Les méthodes de recueil des données Le recours à différentes méthodes de recueil de données a été évoqué en introduction, il s agit à présent d expliciter le choix de ces outils, de préciser le type d approche dont ils relèvent, le regard qu ils permettent de poser sur la réalité appréhendée, et enfin, d indiquer les modalités selon lesquelles ils ont été utilisés. Nous l avons déjà souligné, le regard porté sur une réalité encore inconnue est emprunt d une certaine naïveté. Naïveté qui n est pas neutre. Nos premières interrogations concernant les femmes portaient principalement sur : leurs dispositions à faire ce métier, les relations entre leur vie professionnelle et familiale, et leur intégration dans un monde d hommes. Aussi, les méthodes déployées pour tenter de répondre à ces interrogations devaient nous entraîner dans un mouvement progressif de compréhension des phénomènes Notion de «dissymétrie culturelle», P. BOURDIEU (Dir.), La misère du monde, Seuil, Paris, 1998, p Entretiens, observations, questionnaires sont pour Jean-Claude Combessie, des moyens complémentaires d analyser le réel : «diversifier les méthodes, c est croiser les éclairages, créer les conditions qui permettent de voir le relief des choses par superpositions d images produites à partir de points de vue différents. Diversifier les objets, c est à la fois multiplier les informations et renforcer les possibilités de comparaison et d objectivation». J-C. COMBESSIE, La méthode en sociologie, La Découverte, Coll. Repères, Paris, 1996, p

31 1. Les entretiens biographiques ou «récits de vie» Notre choix s est porté vers des entretiens semi directifs présentant une dimension biographique et narrative. Ils permettaient de recueillir des données concernant l environnement social, le parcours scolaire et professionnel des femmes, ainsi que leur situation familiale. Mais parler de sa vie, ce n est pas seulement énumérer des faits et des dates, c est en présenter une version logique parmi d autres, mettre en intrigue 50 son histoire, en présenter les personnages importants, les moments décisifs. Les entretiens tels qu ils ont été menés dans cette recherche sont inspirés de la méthode des récits de vie telle qu elle a été développée par Daniel Bertaux dans les années Au premier plan des apports de cette méthode, le sociologue invoque le fait que, «dans les histoires de vie, les gens décrivent leur monde social, des règles du jeu et des contextes qu ils connaissent mieux que le chercheur. [ ] Elles permettent d attraper deux faces d un même réel, ce qui relève du mode de vie et ce qui relève du vécu» 52. Il est entendu que chaque récit est unique, singulier et ne saurait être comparé avec les autres, terme à terme. Néanmoins, le questionnement commun à chaque entretien donne une unité à ce corpus et les trajectoires individuelles ainsi recueillies peuvent être comparées. Dix-huit entretiens ont été réalisés. Presque tous ont eu lieu au domicile des femmes 53. Le plus souvent, les entretiens étaient menés avec des femmes rencontrées à l occasion du repas et qui nous avaient donné un accord de principe. Annie nous a parfois conseillé de voir telle ou telle femme ce qui pouvait poser des limites méthodologiques. Elle souhaitait en effet que nous soyons bien accueillie et avait son propre avis sur l intérêt du parcours de telle ou telle autre. Si cette façon de procéder pouvait convenir dans les débuts du recueil, nous ne pouvions passer perpétuellement par le filtre bienveillant d Annie. Aussi, lorsque nous avons pu disposer du fichier d adresses de l association, nous avons sollicité des entretiens de manière beaucoup plus aléatoire. Quel que soit le mode sur lequel nous entrions en contact avec les femmes, au moment de solliciter un entretien, nous nous présentions comme une étudiante, travaillant pour un institut de recherche sur le transport et réalisant un mémoire sur le métier de chauffeur routier. Pour la prise de rendez-vous, nous mettions en avant notre totale disponibilité et le fait que nous nous rendrions au domicile de la 50 D. DEMAZIERE, «Quelles temporalités travaillent les entretiens biographiques rétrospectifs?», Bulletin de Méthodologie Sociologique, n 93, janvier 2007, p Son intention était alors de réhabiliter un outil de collecte d informations qui avait d abord connu un fort développement avant d être un peu abandonné par les sciences sociales car il posait des questions d ordres méthodologiques complexes. D. BERTAUX, «L approche biographique. Sa validité méthodologique, ses potentialités», Cahiers internationaux de Sociologie, volume LXIX, numéro spécial - Histoires de vie et vie sociale -, Juillet-Décembre 1980, Presses Universitaires de France, Paris, p D. BERTAUX, «Des récits de vie comme instrument d observation sociologique et comme moyen de retour sur le public». Intervention au premier congrès de l Association Française de Sociologie à l université de Paris XIII, campus de Villetaneuse du 24 au 27 février Deux entretiens ont été menés à bord du camion pendant les observations du travail

32 personne au moment qui lui conviendrait le mieux. Nous précisions qu elle-même devait se rendre disponible pendant au minimum une heure. Au moment du rendez-vous, nous demandions l autorisation d enregistrer l entretien, en précisant que le document audio resterait confidentiel. Une seule femme a refusé d être enregistrée. Le plus souvent, la durée des entretiens était comprise entre deux et trois heures, parfois ils ont excédé cette durée. L entretien débutait par une formule amenant l enquêtée à raconter son parcours 54. Bien qu une grille d entretien ait été établie, elle n était utilisée que comme support dans la rencontre, les thèmes et questions y figurant n étaient jamais systématiquement évoqués. Ils pouvaient être proposés au cours de l échange, si une intervention semblait propice, ou simplement à la fin de l interview s ils n avaient pas été spontanément abordés. La grille d entretien pouvait être plus souvent mobilisée si l interlocutrice semblait avoir besoin d être guidée pour développer son discours. Cela étant, il était important qu elle soit en situation de pouvoir laisser libre cours à sa pensée et à sa parole. Ainsi, les entretiens apportaient des réponses aux questions naïves que nous nous posions sans qu il ait été nécessaire de les imposer, notamment celles qui touchaient à l organisation de la vie familiale. Le caractère récurrent de cette interrogation par les médias et l entourage de ces femmes (famille, amis ou collègues) provoque chez elles des réactions parfois épidermiques : «La question la plus bête qu on nous pose à chaque fois c est : comment vous faites pour concilier la vie de famille avec votre métier? Et pourquoi on ne pose pas cette question aux hommes?» 55. Si ce type de réaction est intéressant en soi, nous souhaitions pouvoir en apprécier plus précisément le contenu. Perçue comme injustifiée, voire injuste, cette question ne pouvait être posée dans ces termes. Afin d obtenir des éléments plus concrets permettant d évaluer la manière dont cette articulation se réalise, nous avons proposé aux femmes, au cours de l entretien, de raconter une séquence de leur travail (soit la dernière semaine, soit la dernière journée de travail). Le récit de cette séquence permettait de situer le cadre professionnel dans lequel elles évoluent et de recueillir des informations permettant d évaluer ses implications sur leur vie privée. Dans la mesure du possible, dès la fin de l entrevue, des notes étaient prises ou enregistrées sur les conditions dans lesquelles l entretien s était déroulé (dans quelle pièce, en présence d autres personnes, l attitude de l enquêtée ). Notées sur le vif, ces indications ainsi qu un rappel des circonstances de la prise de contact étaient ensuite ajoutées à la retranscription de chacun des entretiens afin d en restituer la tonalité. La retranscription devait avoir lieu dans un laps de temps court après l entretien afin d en faire une lecture attentive encore «à chaud» et d en tirer profit en vue de l entretien suivant, cette «totalisation du savoir sociologique au fur et à mesure qu il s accumule» 56 permettant d affiner les hypothèses de travail. Les entretiens étaient toujours retranscrits dans leur totalité une première fois. Ils pouvaient être repris et amputés de trop longues digressions par la suite. 2. Description générale de l échantillon interviewé Parmi les dix-huit femmes interviewées, dix étaient conductrices de poids lourds au moment de l enquête, six exerçaient une autre activité, deux ne travaillaient pas. Toutes ont exercé ce métier au cours de leur vie, la durée de l exercice du métier variant de huit mois pour la plus courte à vingt-cinq ans pour la plus longue. 54 «Pouvez vous me raconter comment vous êtes arrivée au métier de conductrice, ce qui vous a amenée à ce métier» ou «pouvez-vous me raconter votre parcours jusqu à aujourd hui». 55 Propos d une conductrice repris par Carol Pither dans son article sur le repas des routières, «Chez nous, on est routière de mère en fille», Libération, 25 avril 2000, op. cit. Lors d un entretien, j ai présenté cet article à une conductrice qui abonda dans le même sens : «c est typique, c est des choses qu on entend constamment, c est des choses bêtes qu on pose aux femmes alors qu on pourrait les poser aux hommes ( ) si on le fait, c est qu on y arrive! C est marrant, c est toujours les mêmes questions qui reviennent» (Valérie). 56 D. BERTAUX, «L approche biographique. Sa validité méthodologique, ses potentialités», op.cit., p

33 Parmi les dix conductrices en exercice au moment de l enquête, six réalisaient des transports de longue distance nécessitant qu elles s absentent de leur domicile plusieurs nuits par mois. Quatre réalisaient des transports de courte distance leur permettant de rentrer chez elles chaque jour. Pour quatre femmes parmi les six exerçant une autre activité, celle-ci avait un rapport avec le transport ou la conduite. Parmi celles qui ne travaillaient pas, l une était femme au foyer, l autre était à la recherche d un emploi de conductrice de poids lourds. Les femmes interviewées avaient, au moment de l enquête, entre vingt-cinq et cinquantequatre ans. Concernant leur situation familiale, douze d entre elles vivaient en couple, six vivaient seules. Treize femmes étaient mères de un à quatre enfants. Tableau n 1: Récapitulatif des entretiens et caractéristiques des femmes N Age Situation professionnelle et familiale 1 Stéphanie 33 Conductrice LD 57 (4 nuits ou +) en couple avec chauffeur LD, sans enfant 2 Valérie 32 Chef d entreprise transport, en couple avec commercial poids lourds, un enfant (7 ans) 3 Annie 54 Conductrice LD (4 nuits ou +), veuve, trois enfants (34, 33 et 31 ans) 4 Lorette 46 Chef entreprise transport, en couple avec chauffeur LD, deux enfants (16 et 10 ans) 5 Dominique 44 Conductrice CD 58, en couple avec chauffeur CD, trois enfants (15, 12 et 5 ans) 6 Marie-Annick 51 Correctrice-traductrice, en couple avec traducteur, un enfant (20 ans) 7 Sophie 36 Conductrice CD, divorcée d un commercial, deux enfants (10 et 6 ans) 8 Suzanne 42 Conductrice de bus, célibataire, deux enfants (6 et 3 ans) 9 Catherine 46 Infirmière, célibataire, sans enfant 10 Francine 48 Conductrice LD (1 à 3 nuits), célibataire, sans enfant 11 Françoise 48 Conductrice LD (4 nuits ou +), célibataire, sans enfant 12 Hélène 34 A la recherche d un poste en CD, en couple avec plombier, deux enfants (8 et 5 ans) 13 Magalie 25 Conductrice CD, célibataire, sans enfant 14 Alexandra 38 En congé parental, en couple avec chauffeur CD, deux enfants (6 et 2 ans) 15 Anne 44 Conductrice LD (1 à 3 nuits), en couple avec chauffeur CD, trois enfants (20, 17 et 10 ans) 16 Corinne 48 Conductrice CD, en couple avec chauffeur CD, trois enfants (20, 15 et 13 ans) 17 Sandrine 46 Taxi et ambulancière, en couple avec chauffeur LD, trois enfants (23, 21 et 11 ans) 18 Eliane 43 Conductrice LD (4 nuits ou +), en couple avec cadre, quatre enfants (21, 20, 18 et 14 ans) 57 LD pour longue distance : conductrice s absentant «une à trois nuits» ou «quatre nuits ou plus» par semaine. 58 CD pour courte distance : conductrice regagnant chaque jour son domicile (ne s absentant jamais)

34 3. Les observations du travail ou «voyages embarqués» Dès le commencement de la recherche, la nécessité de procéder à des observations de femmes en situation de travail s est imposée. Outre le fait que de telles observations devaient constituer une partie du corpus à la source des analyses, il s agissait d abord de donner corps aux informations recueillies en entretien, de mettre en correspondance des mots et des actes. Mais aussi, de confronter les images et représentations portées par le chercheur à une réalité objectivable. Ces observations prenaient la forme de voyages embarqués donnant lieu ensuite à un récit chronologique des opérations réalisées tout au long du procès de travail. Cette méthode, plusieurs fois éprouvée 59, permet de se placer au plus près des modalités pratiques de l exercice du métier, pendant le déroulement des opérations de transport, dans leurs caractéristiques les plus concrètes. Elle permet de voir les stratégies que développe le conducteur pour répondre aux exigences de production, de saisir les manières de faire et de dire son travail, mais aussi, d appréhender son rapport au travail, aux autres et à soi. En effet, au-delà du relevé minutieux des activités, l observation du travail constitue un moyen privilégié pour le chercheur d accéder à un ensemble de données d une autre nature. Chaque tâche, chaque événement peut donner lieu à des commentaires pour expliquer, justifier, faire comprendre, faire «mieux voir», les réalités du travail en train de se faire, et celles, plus personnelles de celui ou celle qui l accomplit. Le monde de l activité s ouvre alors sur celui des idées, des émotions et des représentations, offrant des clés pour comprendre ce que le sujet valorise, ce qui compte pour lui et pourquoi cela compte. Sept observations du travail ont été réalisées. La durée des observations dépendait à chaque fois du temps du cycle de production (d une journée à une semaine). Le plus souvent, la possibilité d accompagner une femme pendant son travail était évoquée à la fin d un entretien lorsqu il nous semblait que le contact était bon. Si elle acceptait, nous discutions des modalités pratiques (période, itinéraire, nécessité de prévenir l employeur) et reprenions contact rapidement. Durant ces observations, tout le temps était passé avec la conductrice : durant les trajets, lors des prises de repos et sur les lieux de chargement ou déchargement Nous faisons référence aux travaux suivants : P. HAMELIN, J-R. CARRE, M-J. MURE, Rapports sociaux de production, modes de régulation et conditions de travail des conducteurs routiers, Rapport ONSER, Tome II : «Procès de travail et conditions sociales de production des conducteurs de longue distance», 1979/ C. GERMAIN, Le conducteur routier, gestionnaire de contraintes, Thèse de doctorat en ergonomie, CNAM, / P. HAMELIN, «Le temps d un piège ou le travail d un routier au quotidien», Travail, n 18, Novembre / P. HAMELIN, «Ils roulent pour tous» in J.-B. POUY, P. HAMELIN et B. LEVEBVRE, Les Routiers, des hommes sans importance?, Syros, Paris, Sauf dans certains cas, lorsque l employeur n avait pas été sollicité et ne devait pas apprendre notre présence sur ces lieux, ou encore lorsque des règles de sécurité très strictes encadraient la présence des chauffeurs

35 Tous les actes réalisés par la conductrice étaient notés et chronométrés. Le magnétophone, placé dans la cabine, était actionné selon les moments. Ce qui ne pouvait être enregistré était noté ou mémorisé (interactions avec d autres chauffeurs aux différents points de rencontre, échange à la CB 61 ou au téléphone avec des collègues, des supérieurs ou encore avec la famille). Lorsque cela était possible, des photos étaient prises, notamment pendant la manutention des marchandises et la manipulation de l équipement du véhicule. Au retour de «voyage», les données ainsi recueillies étaient retranscrites et restituées sous la forme d un récit de voyage. Tableau n 2: Récapitulatif des observations du travail N Durée, type de trajet 1 Lorette et Dominique 24 heures Lyon-Reinfelden (Allemagne) aller-retour 2 Annie Une semaine (restituée dans la deuxième partie) 3 Annie Trois jours Mulhouse-Rhyton (Angleterre) aller-retour 4 Sophie Une journée 5 Sophie Une journée (restituée dans la deuxième partie) 6 Anne Une journée 7 Corinne Une journée (restituée dans la deuxième partie) 4. La passation de questionnaires à l ensemble du réseau Début 2006, l analyse du corpus de données empiriques alors constitué donnait lieu à des idées que nous souhaitions confronter auprès d un échantillon d individus plus important. Nous avons fait part à Annie de notre projet de faire passer un questionnaire à toutes les femmes dont les coordonnées figuraient dans le fichier de l association. En échange de l utilisation de ce fichier, nous lui avons proposé de prendre en charge les frais d envoi des invitations au prochain repas. Nous savions que cela constituerait une économie matérielle pour l association et un gain de temps pour Annie 62. Ainsi, à la mi-mars 2006, les femmes ont reçu avec l invitation au repas, une lettre dans laquelle notre projet de les faire participer à une étude était exposé 63. Notre intention principale à ce stade de la recherche était de pouvoir disposer de données permettant de mieux décrire les caractéristiques du groupe étudié. Pour autant, nous étions aussi soucieuse de pouvoir recueillir autant de parcours que d individus enquêtés. La traduction de ce double objectif sous la forme d un questionnement standardisé n a pu se faire qu au terme de nombreux essais et d une longue réflexion au cours de laquelle nous avons été 61 CB : anglicisme, se prononce «cibi» vient de citizen band (bande des citoyens). La CB est une bande de fréquence allouée au trafic radio et ouverte à tous. Elle comprend 40 canaux, les routiers utilisent le canal 19 pour communiquer, les bateliers le 16, etc. 62 Elle consacre beaucoup de temps aux activités liées à l association, particulièrement durant les mois qui précèdent le repas annuel : nombreux coups de téléphones pour la mise à jour des adresses, photocopies, mise sous enveloppe. Famille et amis sont d ailleurs mobilisés pour mener à bien ces opérations. 63 L invitation au repas et la lettre de présentation de l étude adressée aux femmes recensées dans le fichier de l association se trouvent en annexe (voir annexes 5 et 6)

36 amenée à réduire le périmètre des informations dont nous souhaitions disposer et opter pour un protocole de passation en deux temps. Un premier questionnaire appelé aussi «pré questionnaire» ou questionnaire «d identification» visait à : - repérer parmi les femmes recensées par l association, celles qui étaient conductrices de poids lourds, celles qui l avaient été par le passé, et celles qui n avaient jamais exercé ce métier, - recueillir pour l ensemble de ces femmes des données sociologiques (âge, situation familiale, origines sociales, niveau de formation ), des données temporelles sur les différentes situations connues au cours de leur vie, ainsi que des informations sur leurs projets d avenir, - collecter parmi leurs connaissances, les coordonnées d autres conductrices. Le second questionnaire, plus approfondi, était destiné uniquement aux femmes ayant pour activité principale la conduite des poids lourds. Il devait permettre de décrire : - leurs cheminements professionnels et familiaux depuis leur entrée dans le métier, - les caractéristiques de leur premier emploi de conductrice, - leurs conditions de travail dans leur emploi actuel, - leurs perceptions du métier à travers une série de questions ouvertes. Tableau n 3: La passation des questionnaires (de juin à décembre 2007) 64. Pré-questionnaire 2 ème questionnaire 313 envois 153 retours 111 sont conductrices de PL 111 envois 36 l ont été mais ne le sont plus 6 ne l ont jamais été 77 retours (Taux de retour 49%) (Taux de retour 69%) 64 Après la mise à jour du fichier d adresses de l association, 275 pré questionnaires ont été envoyés, auxquels se sont ajoutés 38 envois aux femmes dont les coordonnées nous ont été transmises par les enquêtées. Soit, au total 313 pré questionnaires envoyés : 89 sont revenus avec la mention «n habite plus à l adresse indiquée», 153 nous ont été retournés remplis, 71 ne nous ont pas été retournés. Le second questionnaire a été envoyé aux 111 conductrices repérées : 77 l ont retourné rempli, 34 n y ont pas répondu. Une relance a été faite pour les deux questionnaires

37 Ainsi, au terme de l enquête nous disposons : - de données sociales et temporelles générales pour 147 femmes 65 dont plus des deux tiers sont des conductrices de poids lourds (111), les autres ont cessé de l être (36). Parmi ces dernières, une majorité exerce ou se forme à un autre métier (très souvent lié au transport ou à la conduite), les autres sont en congé maternité, en arrêt maladie, en retraite ou au chômage. Et un tiers d entre elles souhaitent redevenir conductrices. C est le cas, par exemple, pour presque toutes les femmes en congé maternité. - de données plus détaillées sur le parcours et les conditions de travail pour les deux tiers des conductrices repérées (77). Le nombre d individus ciblés par l enquête par questionnaires étant limité, les résultats que nous produisons ne sont pas généralisables à l ensemble de la population étudiée, ils permettent toutefois de dégager des tendances et de tracer des pistes qui pourraient être explorées à nouveau 66. Tableau n 4: La situation des femmes au moment de l enquête Conductrice PL 111 Type de poste occupé par les conductrices Non conductrice PL 36 Conductrice en longue distance 62 Total 147 Conductrice en courte distance 49 Total 111 Situation des non conductrices actives Exerce un autre métier 18 En formation 3 En congé maternité 7 inactives Au chômage 1 En maladie ou invalidité 4 En retraite 3 Total non conductrices 36 Activité liée au transport ou à la conduite? Oui 14 Agent exploitation/transit/planning (5), gestion entreprise transport (1), conductrice bus (2), formatrice conduite PL (3), taxi (1), Bac pro transport (1), BepeCaser conduite PL 67 (1) Non 7 Machiniste théâtre (1), traductrice (1), comptable (1), agent de Total non conductrices actives 21 service (1), gérante boucherie (1), école d infirmière (1), NR (1), 65 Après exclusion de celles qui n ont jamais exercé le métier. 66 P. CIBOIS, Les méthodes d analyse d enquêtes, Presses Universitaires de France, Paris, 2007, p BEPECASER : diplôme de niveau IV nécessaire pour enseigner la conduite de véhicules

38 QUESTIONNAIRE 2 QUESTIONNAIRE 1 Tableau n 5 : Synthèse des informations recueillies dans chaque séquence des questionnaires 68 INTITULES SEQUENCES QUESTIONNAIRES «ACTUELLEMENT» «PAR LE PASSE» INFORMATIONS RECUEILLIES Identification de la situation actuelle (est conductrice, exerce un autre métier, est dans une autre situation). Les permis de conduire dont elle est titulaire et année d obtention. Les situations connues au cours de la vie et leur durée (différentes professions exercées, périodes de chômage, vie au foyer ). «A L AVENIR» «VIE FAMILIALE» «FORMATION ET ENTREE DANS LA VIE ACTIVE» «RENSEIGNEMENTS COMPLEMENTAIRES» «VOTRE SITUATION PROFESSIONNELLE ACTUELLE» «VOTRE SITUATION ANTERIEURE» «VOTRE PREMIER EMPLOI DE CONDUCTRICE DE POIDS LOURDS» Les projets envisagés dans un avenir proche et plus lointain. Si le projet concerne le métier de CPL 69, envisage-t-elle plutôt la longue ou la courte distance. Description de la situation familiale : âge, profession du conjoint, si il a été CPL, nombre et âge des enfants, mode de garde. Environnement familial : profession des parents, présence de conducteurs dans l entourage. Scolarité et diplômes obtenus au cours de la formation initiale et continue Premier emploi occupé après la fin de la scolarité. Coordonnées personnelles et coordonnées d une conductrice de sa connaissance. Description des caractéristiques de l emploi actuel de conductrice : secteur, statut, distances, véhicules, tonnage, organisation du travail, découchers, horaires, prévisibilité, régularité, temps de travail, rémunération, caractéristiques de l entreprise, date d entrée, changements souhaités dans les conditions de travail, présence d autres femmes CPL dans l entreprise et opinion sur ce sujet. Qualification de la situation antérieure (autre poste de CPL, autre métier ) et raisons du passage de la situation antérieure à la situation actuelle. Situation familiale à ce moment là (enfants, en couple), si en couple avis du conjoint. Caractéristiques du premier emploi de CPL, durée de cet emploi et raisons du départ. Description de la situation antérieure à ce premier emploi de conductrice. «VOS PERMIS» Cadre dans lequel ils ont été passés et mode de financement. «LE METIER» «VOS PROJETS POUR L AVENIR» EN + Précisions sur l origine du choix, l influence de quelqu un, les motivations à le faire encore, les avantages et inconvénients qu il présente, les préférences sur l utilisation des véhicules et des marchandises, les conseils à une femme qui voudrait le faire. Les changements envisagés et les raisons de ces changements. Commentaires libres sur le questionnaire ou sur le métier. 68 Les questionnaires et lettres de relance figurent en annexe (voir annexes 7 à 12). 69 CPL : conductrice de poids lourds

39 5. Les propriétés des conductrices au regard d une population masculine de référence A l INRETS 70, des enquêtes décrivant les itinéraires professionnels et les conditions de travail de conducteurs de poids lourds sont menées depuis le début des années La dernière enquête de ce type date de , elle fournit un cadre de référence utile pour une mise en perspective des données recueillies auprès des femmes. Notre population de conductrices est composée essentiellement de salariées travaillant dans des entreprises du secteur des transports. Aussi, lorsque nous procéderons à des comparaisons avec les hommes, notamment lorsqu il s agit de leurs conditions de travail, nous utiliserons de préférence un sous échantillon de l enquête «conducteurs de poids lourds 1999» composé uniquement de conducteurs salariés du secteur des transports (voir tableau). Lorsque les comparaisons porteront sur les caractéristiques sociales des femmes, y compris de celles qui ne sont plus conductrices au moment de l enquête, l échantillon total de l enquête «conducteurs de poids lourds 1999» pourra être utilisé. Tableau n 6: Statut et secteur d activité des conducteurs enquêtés en 1999 par l INRETS et des conductrices enquêtées dans le cadre de la thèse Hommes Femmes Statut et secteur d activité n % n % Indépendant(e)s 49 5% 8 7% Salarié(e)s % % Salarié(e)s secteur transport (compte d autrui) Dont { % 93 90% Salarié(e)s autres secteurs (compte propre) % 10 10% Total % % Sources : -Enquête «Conducteurs de poids lourds 1999», INRETS. -Enquête par questionnaires menée dans le cadre de la thèse. 70 Institut Nationale de Recherches sur les Transports et leur Sécurité. 71 Enquêtes réalisées à partir d un échantillon représentatif de l ensemble de la population des conducteurs de poids lourds professionnels transportant des marchandises. Sont exclus du champ de ces enquêtes : les conducteurs de camions «ateliers» ou camions techniques ainsi que les conducteurs de camions spécialisés dans le ramassage des ordures ménagères. Voir les rapports issus de ces enquêtes : P. HAMELIN et M. LEBAUDY, Les conditions temporelles de travail et les carrières des conducteurs de poids lourds. Analyse des résultats de l enquête auprès des conducteurs de poids lourds menée en 1993, comparaison avec ceux de 1983, Rapport INRETS, / P. HAMELIN et M. LEBAUDY, Enquête auprès des conducteurs de poids lourds. Résultats de l enquête menée à l automne 1999, Rapport final INRETS, / P. HAMELIN et M. LEBAUDY, Evolution des conditions de travail des conducteurs de poids lourds, devenir de ceux qui ont quitté le métier entre 1999 et 2004, Rapport INRETS, Enquête «Conducteurs de poids lourds 1999» réalisée selon une méthode semblable aux enquêtes antérieures menées successivement en 1983 et Les entreprises dont l activité principale est le transport de marchandises sont aussi appelées «entreprises effectuant des transports pour compte d autrui», «entreprises du secteur des transports», «entreprises de transports publics» ou «transporteurs». 74 Les entreprises dont l activité principale est le commerce ou la production de biens et de services transportent parfois leurs propres produits. Elles sont appelées «entreprises effectuant des transports pour compte propre», «entreprises des autres branches de l activité économique» ou «entreprises de transports privés»

40 DEUXIEME PARTIE : Le métier Si le fait d avoir pour activité principale la conduite de véhicules lourds 75 pour transporter des marchandises suffit à désigner un conducteur professionnel, ce critère ne suffit pas à se faire une représentation du travail que ce dernier accomplit. Aux différentes formes d organisation des échanges, correspondent des situations et des postes de travail variés, occupés par des populations distinctes. Les distinctions entre ces différentes catégories de conducteurs s opèrent à travers deux dimensions principales. L une concerne l environnement institutionnel dans lequel le conducteur est impliqué et détermine son statut, le secteur d activité économique auquel il appartient et le cadre juridique de l échange matérialisé par l acte de transport qu il réalise. L autre dimension se rapporte aux temporalités selon lesquelles l échange a lieu. Soit les opérations de transport dont le conducteur a la charge s effectuent dans la journée, soit elles nécessitent des déplacements sur une période plus longue. A ces différences liées à l environnement institutionnel des chauffeurs et à la durée de leurs déplacements, s ajoutent celles qui ont trait aux particularités de leur travail : le type de véhicule, la nature des marchandises transportées, des contraintes spécifiques en termes de délais et de technicité des opérations, sont autant d éléments qui donnent au travail de chaque conducteur un caractère singulier. Pour reprendre les propos de Bruno Lefebvre : «l activité du transport par route se caractérise par une extrême hétérogénéité des conducteurs, des activités, des tailles des entreprises [ ] alors même que les représentations de cette activité homogénéisent les échanges matériels et réduisent les hommes à de simples figurines derrière un pare-brise» 76. Ainsi, les termes apparemment univoques de «conducteur de poids lourds» 75 Véhicules dont le Poids Total Autorisé en Charge (PTAC) est supérieur à 3,5 tonnes. 76 B. LEFEBVRE, «Les risques du métier, ethnographie des conducteurs de poids lourds», Culture Technique, n 19, 1989, p

41 ou «chauffeur routier» recouvrent en fait des populations hétérogènes impliquées dans des réalités contrastées. Les différences dans les postes de travail, sont porteuses de distinctions fortes en termes de conditions de travail. Ainsi, un artisan chauffeur connaît des durées de travail supérieures à celles de conducteurs salariés, eux-mêmes soumis à des conditions de travail différentes selon l activité principale des entreprises qui les emploient (un chauffeur salarié d une entreprise de transport, travaille plus que son collègue employé dans une entreprise industrielle, agricole ou commerciale). La durée des déplacements trace une autre ligne de démarcation entre les conducteurs, cela, quelle que soit l activité de leur entreprise. Ceux qui s absentent plusieurs jours d affilé ont toujours des durées de travail plus importantes que leurs collègues regagnant chaque jour leur domicile. Les enquêtes sur échantillon représentatif de conducteurs, réitérées depuis 1983 mettent en évidence le caractère constant de ces différences 77. Le premier chapitre de cette partie restitue trois observations du travail, l une menée avec une conductrice s absentant toute la semaine, les deux autres avec deux conductrices regagnant chaque jour leur domicile. La réalisation de ces observations visait plusieurs objectifs : replacer le travail dans un ensemble organisationnel, rendre visibles des actes, rendre compte des ressources et compétences mobilisées par les conductrices pour répondre à des objectifs précis. Cette méthode a été utilisée pour décrire le travail des conducteurs 78. Le travail de ces conductrices pourra ainsi être appréhendé à l aune des connaissances accumulées sur ce métier sur une période longue. Le second chapitre vise à systématiser, à partir des données de l enquête par questionnaires, la description des conditions de travail des conductrices. D une part, en distinguant leur situation dans les deux types de postes (en courte ou en longue distance), d autre part, en tentant de les comparer avec ce que l on sait de la situation des conducteurs masculins. 77 P. HAMELIN et M. LEBAUDY : Rapports des enquêtes menées auprès des conducteurs des poids lourds en 1983, 1993, 1999 et 2004, op.cit. 78 P. HAMELIN 1979, 1989 et 1993 op.cit. et C. GERMAIN 1988 op.cit. Pour plus de précisions sur la mise en œuvre des observations, se référer à la première partie de la thèse consacrée à la méthodologie

42 Chapitre 1 : Faire, être Le travail d Annie, conductrice internationale, s apparente à une forme «ancienne» ou «classique» du métier de routier. Celui de Sophie et Corinne toutes deux réalisant des trajets journaliers - correspond davantage à un nouveau visage du transport routier, tourné vers la rationalisation. Deux axes sous-tendent l analyse de ces récits de voyages. L un vise à repérer des évolutions sur le plan des procès de travail et des réalités propres au métier de conducteur dans ces différentes formes d organisation du travail. L autre tend à mettre en évidence ce que ce travail implique pour une femme en situation de marginalité dans ce métier. A. Une semaine avec Annie, conductrice internationale Annie rêvait de faire ce métier depuis l enfance, elle n a pu le réaliser que passés quarante ans. Veuve à vingt-cinq ans et mère de trois enfants, elle a travaillé en usine jusqu à l adolescence de sa plus jeune fille. Ses enfants l ont soutenue dans son projet de devenir conductrice de poids lourds, mais après les réticences de l ANPE à financer son permis, elle s est ensuite heurtée aux réticences des employeurs à l embaucher et a dû créer sa propre entreprise de transport pour pouvoir faire ce métier «A ce moment là [1985] personne ne voulait de femmes alors j ai pris le taureau par les cornes et je me suis montée ma boîte». Son entreprise ne survit pas mais au bout d un an, Annie a suffisamment de connaissances sur la route pour faire marcher le bouche-à-oreilles et finalement, obtenir une place de conductrice internationale dans un grand groupe. Elle y restera dix ans, jusqu à la fermeture de l agence qui organisait son travail. Lorsque cette observation a lieu, Annie vient tout juste de retrouver une place chez un autre transporteur, elle n y a pas encore de camion attribué

43 Récit d une semaine avec Annie Le dimanche soir je retrouve Annie chez elle, à Mulhouse. Avec son fils, sa fille, son gendre et ses quatre petits enfants, elle partage les trois étages d une maison, dans un quartier populaire situé à la périphérie de la ville. douane, mais là, j étais trop fatiguée, j avais pas envie, puis je voulais rester un peu avec mes enfants, je les ai pas vus du week-end. Si on était parties hier soir, on aurait dormi là-bas, en douane, et on aurait été tranquilles, on aurait eu notre place, parce que là, ce matin, je vais te dire que ça va être catastrophique». Annie connaît les opérations qu elle devra réaliser le lendemain. Sa semi-remorque 79 contient un chargement de bobines de papier qu elle doit livrer chez un client en Suisse. Ensuite, il est prévu qu elle recharge le même type de marchandise dans une usine suisse pour un client français. Annie sait que les opérations de dédouanement qu elle doit réaliser chez son transitaire le lendemain peuvent être longues, aussi hésite-t-elle à prendre la route dès ce soir pour dormir à la douane et effectuer les formalités administratives dès l ouverture des bureaux. Cette avance lui permettrait de réaliser la livraison et le rechargement prévus et de repasser la frontière dans l autre sens avant la fin de la journée de lundi. Mais elle a passé une partie du week-end chez des amis, alors elle décide de passer cette soirée en compagnie de sa famille. Lundi : Réveil à 5 h, le tracteur 80 est garé devant la maison. Annie commence à préparer la cabine pour le départ. Sacs de vêtements, de nourriture, tout est rangé méthodiquement, chaque chose à sa place. 6 h 50, Annie remplit un disque et l insère dans le chrono 81. Dernières vérifications, carte pour les péages, téléphones, le professionnel et le personnel elle démarre. «L aventure commence!» lance-elle. Annie m explique qu elle n a pas pu se résoudre à partir la veille au soir, pour prendre de l avance : «Le dimanche soir je préfère partir et être directement en 79 La semi remorque (terme féminin) est une remorque routière destinée au transport de marchandises dont la particularité est qu elle repose sur un ou plusieurs essieux à l arrière, et sur le véhicule tracteur à l avant, par l intermédiaire d une plate-forme appelée sellette. Par abus de langage, on appelle aussi semi-remorque (terme masculin, cette fois) l ensemble formé par le tracteur et la remorque. Cet ensemble s appelle officiellement «véhicule articulé». Il existe de nombreux types et dimensions de remorques selon le genre de transport à effectuer : porte conteneur, plateau, fourgon, benne (céréalière ou travaux publics), citerne (liquide alimentaire, produits chimiques ou pulvérulents), savoyarde, tautliner, porte-bobines, portevoitures, porte-engins, porte-grumes (transport de bois) (Voir Annexe 13). 80 Le tracteur est la partie motrice comprenant la cabine de conduite et un châssis, auxquels on attèle une semiremorque. 81 L appellation officielle de cet appareil qui enregistre les vitesses, les distances parcourues, les temps de marche et d arrêt du véhicule est chronotachygraphe (appelé mouchard par les conducteurs), il est obligatoire dans les véhicules de plus de 3,5 tonnes de PTAC La remorque est garée un peu plus loin, Annie l accroche (photos n 1 à 3), puis passe par le dépôt pour faire le plein de gasoil. Elle appelle son affréteur 82 alors qu elle est encore au dépôt et lui dit qu elle est déjà arrivée à la douane : «Je préfère lui dire qu on est déjà là-bas, étant donné qu on n est pas parties trop tôt, comme ça, il sait pas où j en suis, il n a pas besoin de tout savoir non plus». Nous passons devant une usine. Annie connaît deux sœurs qui font un tour régulier depuis des années entre l Allemagne et la même usine à Lyon, elle compare son travail au leur : «Elles ne font que ça depuis des années, toujours pareil. C est tranquille. Mais des fois c est dur, toujours le même trajet, la même heure, des fois c est aussi des prises de tête parce que tu te dis ah, hier j étais là, aujourd hui j y suis pas, et toujours le même chemin je sais que moi, je ne pourrais pas. Moi, il faut que je ne sache jamais où je vais aller, ce que je vais faire. Ça j aime, jamais la même chose. Bon, on arrive à refaire les mêmes clients mais on recharge toujours à de nouveaux endroits. Par exemple ce soir, on va avoir la surprise de savoir si c est nous qui emmenons la remorque ou si il me fait changer la remorque, que je vais ailleurs et que c est un autre qui prend ma remorque». Files de camions depuis la bretelle de sortie jusqu au parking de la douane puis, labyrinthe de poids lourds, les places pour stationner sont rares, Annie fait plusieurs tours de parking. (photo n 4) Il est 8 h 30, elle prévoit qu on ne repartira pas avant 11 h et anticipe le déroulement de la journée : «d ici qu on se gare, qu on fasse les papiers, qu on reparte, on ne sortira pas d ici avant 11h. Après ça va parce qu on ne va pas loin. On va décharger puis on va recharger de nouveau, après on revient ici. Ca passe vite la journée en Suisse parce qu on est stressé pour refaire la douane ce soir pour redescendre et après, la journée elle est presque finie. Après, si on peut on repasse à la maison, on prend une douche ou on mange et après on repart. Comme ça on sera déjà lavées ce soir, on sera tranquille». Devant nous, un chauffeur manœuvre son camion pour se garer, Annie pense qu il y de la place pour deux, elle descend du camion pour le guider. Une fois garé, le chauffeur l aide à son tour. 82 Les termes «affréteur», «dispacheur», «répartiteur» et «exploitant» sont utilisés de manière indifférenciée dans la thèse. Nous entendons par ces désignations : la personne qui participe à l organisation des opérations de transport et transmet au conducteur les consignes de travail.

44 Ambiance tendue chez le transitaire, des chauffeurs se font rembarrer parce qu ils discutent dans le bureau : «Allez faire votre marché ailleurs!». On passe de bureau en bureau, Annie serre beaucoup de mains, même si «Encore là, on verra pas trop de monde qui me connaît, parce qu ils sont déjà partis de bonne heure. Mais je peux pas faire un pas à la douane discuter le temps de faire les papiers, je rencontre un, puis l autre... C est vrai, tu rencontres toujours du monde, parce que t es des années comme ça sur la route, là ils me connaissent plus tellement, parce que j ai changé de boîte». Comme les points de chargement ou de déchargement et les restaurants routiers, la douane est un lieu de socialisation des chauffeurs. Dans le ballet des va et vient entre les bureaux, ils se croisent, retrouvent des collègues qu ils n ont parfois pas vus pendant plusieurs semaines. Pendant l attente des papiers, ils discutent, échangent des nouvelles sur les uns et les autres, des tuyaux sur telle entreprise, tel client 10 h 35, les formalités douanières sont terminées, nous partons. Annie déplore de devoir consacrer autant de temps à ces opérations administratives. «Plus personne ne fait de douane dans la communauté, y a plus que la Suisse et un peu l Autriche. J économiserais deux ou trois heures à courir comme ça le matin et le soir, du gain de temps et de fatigue». Annie vient d apprendre au bureau du transitaire qu elle doit déposer une palette, près de Bâle, avant d aller chez son client. Cette petite palette de 26 kg va s avérer être bien encombrante. En effet, à Bâle, le chef de quai veut qu Annie attende son tour derrière les autres camions. Elle tente de lui expliquer qu elle n a qu une palette à livrer, mais il n est pas disposé à l écouter. Alors, Annie décide de porter elle-même la palette jusqu au quai, il se résigne alors à signer son bon de livraison. Puis, c est l attente dans les bureaux pour faire signer les papiers. Annie y fait la connaissance d un chauffeur de son entreprise, ils sympathisent et ironisent sur l accueil légendaire des Suisses. Annie en profite pour lui demander des renseignements sur l usine dans laquelle elle doit recharger. Ce chauffeur lui demande si elle a des petits enfants car il a dans sa remorque quelques paquets de couches abîmées qu il doit jeter. Annie est ravie. Il est midi lorsque nous repartons. Beaucoup de temps perdu pour une opération qui n était pas prévue au programme. Annie grignote quelque chose tout en conduisant. frontière, c est foutu». Quant à l affréteur... «Il fait la gueule, c est pas le même prix une nuit à l étranger» 83. Annie repense au cariste de ce matin : «On y serait encore avec l autre, si tu prends pas des initiatives, tu restes longtemps sur place». 16 h 45, la remorque est déchargée, Annie appelle son affréteur pour l en avertir. Elle avance le camion et descend pour refermer les portes à coups de marteau! (L état général de la remorque laisse à désirer, portes qui ne ferment pas, bâche trouée au plafond et très difficile à faire glisser). Nous prenons la direction de Châm. Annie tente un itinéraire qu elle ne connaît pas mais qui lui permettrait de contourner Zurich. Nous arrivons devant l usine de Châm à 18 h (photo n 5). Annie se gare d après les consignes du gardien, mais celui-ci la fera changer d emplacement trois fois avant de, finalement, lui demander de rester en dehors de l usine : «C est à se demander s ils ont déjà vu un camion arriver le soir, rien n a été pensé pour le stationnement des routiers». Après un repas quelque peu perturbé par tous ces déplacements et une petite vaisselle dans le camion, le temps de baisser le rideau et d installer les couchettes, il est 20 h. Annie programme le réveil pour 6 h, car elle veut être devant les quais dès 7h, heure à laquelle elle suppose que les chargements commencent. Initialement ce chargement devait être fait le jour même, mais Annie a pris du retard en ne partant que le matin. S y est ajoutée une livraison qui n était pas prévue, alors le lendemain il faudra tout faire pour compenser ce retard. L activité de cette première journée a été réalisée dans une amplitude 84 de 12 h 10, dont 9 h 25 de travail, réparties en 3 h 50 de conduite pour 156 km, 4 h 40 d attente et 55 min consacrées aux opérations de chargement et déchargement. Par ailleurs, 2 h 45 ont été consacrées aux repas et coupures. Mardi : Réveil à 6 h, Annie allume le chauffage, brin de toilette et café dans le camion avant de retourner à l usine. Annie met le camion à quai, et déplace les huit barres transversales de la remorque pour les adapter à la hauteur de son chargement. Un cariste dépose les bobines de papier dans la remorque puis Annie doit les caler. L opération est plus pénible qu il n y parait, il faut faire levier avec une barre très lourde pour glisser les cales sous les bobines puis donner de grands coups avec cette même barre contre les cales pour les enfoncer au maximum. Annie profite des allers retours du cariste au fond de 13 h 30 Arrivée à Muttenz, chez celui qui aurait dû être son premier client. Il y a cinq camions avant nous, d après le cariste c est au moins trois heures d attente. Annie demande la clé des toilettes, puis prépare un café dans le camion. Elle appelle son affréteur pour le prévenir de l attente, elle sait déjà que «pour recharger ce soir à Châm et repasser la Chaque nuit passée en dehors du domicile fait l objet d un défraiement forfaitaire dont le barème est plus élevé lors des déplacements à l étranger. 84 L amplitude de travail est l intervalle de temps compris entre deux repos journaliers successifs d au moins neuf heures. Elle comprend les coupures, les repas ou pauses, l attente, la conduite et les autres tâches (manipulation des marchandises, entretien du véhicule, mise à jour des papiers ) et est limitée à quinze heures au maximum.

45 l entrepôt pour s asseoir et souffler un peu. (photos n 6 à 9). Après le chargement qui a pris deux heures, Annie contacte son affréteur pour savoir ce qu elle doit faire ensuite. Elle l appellera trois fois au cours de la journée. À chaque communication, il lui donnera une information nouvelle. Après le chargement donc, il lui dit que les bobines de papier sont à livrer à Sens le mercredi. Annie se met donc en route. Après le passage en douane, elle apprend qu après la livraison des bobines le lendemain, à Sens, elle devra charger des pièces détachées dans la même zone industrielle. Et le soir pendant une coupure 85, son affréteur la prévient que les pièces seront à livrer mercredi à Mulhouse, avant 22 h impérativement. Il en profite pour lui conseiller de faire commencer son disque le plus tard possible le lendemain, afin de ne pas dépasser l amplitude parce que la journée sera longue. Annie prend donc connaissance du programme du mercredi au fur et à mesure du déroulement des opérations de la journée du mardi. Arrivée à Sens après avoir pas mal tourné pour trouver l usine, Annie se gare d après les consignes du gardien. 21 h 30, elle enlève son disque et prépare celui du lendemain. Nous dînons rapidement et nous couchons. L amplitude de la journée est de 14 h, dont 7 h 15 de conduite pour parcourir 576 km, 45 min d attente et 2 h pour le chargement, soit 10 h de travail et 4 h de coupure. Mercredi : Réveil à 8 h 15, Annie fait une toilette complète dans la cabine. Le gardien nous a informé la veille qu il n y a pas moyen de prendre une douche ici. 9 h, elle met son disque et avance le camion, deux hommes s occupent du déchargement. Nous quittons l usine à 9 h 45 et prenons le petit-déjeuner un peu plus loin dans la cabine. 10 h 30, elle part en direction du deuxième client, chez qui elle doit charger avant 14 h les fameuses pièces Peugeot qu il faudra absolument livrer à Mulhouse avant 22 h. Annie ne trouve pas le client, elle demande son chemin à un automobiliste que nous suivons jusqu à l entrée de l entreprise. Annie demande en arrivant s il y a une chance pour qu elle soit chargée un peu plus tôt, ce qui lui permettrait de prendre de l avance. La personne à l accueil plaisante avec elle : «Ils nous envoient des femmes pour nous attendrir!». Mais la réponse est négative, car ils attendent encore la marchandise. Annie profite de l attente pour passer quelques coups de fil personnels. A midi nous déjeunons dans le camion puis Annie fait un brin de ménage dans la cabine avec la soufflette (photo n 10). 85 Après 4h30 de conduite continue, les conducteurs doivent s arrêter pendant 45 minutes. Ils peuvent fractionner cette période de conduite par des coupures plus courtes h, elle va faire la vaisselle et passe par l accueil pour prendre des nouvelles, on lui annonce que le chargement n aura pas lieu avant 15h. De retour au camion, Annie s allonge sur sa couchette et, feuilletant la revue «Les Routiers», elle me confie : «ce qui me dérange c est pas d attendre, c est d être embêtée pour après, de stresser». Finalement, le camion est chargé à 16 h. Annie demande à ce que cela soit mentionné sur le bordereau. Si elle n est pas à l heure au rendez-vous ce soir, elle pourra faire valoir qu elle a été chargée très tard. Annie fait une coupure à 20 h 30. Elle hésite à appeler son affréteur pour savoir ce qu elle fera demain, elle a peur d être déçue finalement, elle l appelle. Verdict : il faudra recharger le lendemain chez M., tout près de Mulhouse. Nous rentrerons donc dormir chez elle ce soir. Pour le coup, elle est vraiment déçue. D abord parce qu elle ne passera pas la nuit sur la route, dans son camion, alors qu elle est très attachée à cet aspect du métier, mais aussi parce que la nuitée ne sera pas payée. Nous arrivons à l usine Peugeot un peu avant 22 h, l usine est immense et Annie me dit qu elle n aurait jamais trouvé l endroit indiqué pour vider si elle ne l avait pas déjà fréquenté lorsqu elle faisait de l express à ses débuts. Elle pense aux difficultés qu aurait rencontrées un débutant. Nous sommes finalement en avance puisque le déchargement n était prévu qu à 22 h 30 sur la feuille du magasinier. Il n y a pas de quai, Annie doit débâcher un côté de la remorque (photos n 11 à 19). La bâche résiste, elle doit s y reprendre à plusieurs fois et commence à pester contre la vétusté du matériel qu on a mis à sa disposition. Le cariste propose de l aider, elle refuse poliment. Elle me dira plus tard qu elle ne tient pas à ce qu on pense qu elle ne maîtrise pas son matériel : «Je me donne de la peine, je veux pas que ce mec qui me connaît pas, il se dise : c est une incapable. C est pour ça que, même si je connais pas le matériel, je me donne de la peine. Si c est quelqu un que je connais et que j arrive pas, c est pas pareil, parce qu il sait que je suis capable». 23 h, Annie se gare près de chez elle, nous nous couchons à minuit après une amplitude de 14 h 40, dont 7 h 35 de conduite pour 426 km, 5 h d attente et 2 h 05 passées en opérations de chargement et déchargement. Jeudi : Réveil à 7 h. A 8 h, nous regagnons le camion, Annie remplit sa feuille de frais, puis se parfume et se maquille. Elle a envie de passer dire bonjour au personnel de l entreprise pour laquelle elle travaillait il y a encore deux mois : «Comme le chef sait pas à quelle heure on est parties, on peut prendre dix minutes pour aller dire bonjour aux nanas».

46 Annie a mal dormi. Rentrer chez elle l a perturbée : «J ai eu du mal à m endormir, parce que j ai l habitude de mon camion, j aime pas dormir dans mon lit, puis, surtout la semaine, je suis pas dans mon élément quand je rentre, ça me perturbe...». Elle se demande quel va être le programme de la journée et échafaude des scénarios tout en rappelant que le routier évolue dans un monde d incertitudes : «Parce que je peux très bien recharger et déposer la remorque au dépôt, et reprendre une autre qui est chargée pour aller je sais pas où, je vais demander, on va voir ce qu il va me répondre, je vois déjà : On verra, je vois déjà leur réponse, j te dis, tu sais jamais où tu vas, ils le savent même pas eux-mêmes». Pour le moment, nous allons charger chez M, à nouveau des bobines de papier. Nous arrivons à 9 h 15. Annie téléphone à l affréteur, elle va savoir si c est elle qui emmène la marchandise ou si elle décroche sa remorque. «C est pour Lyon. Et il faut laisser une ridelle pour charger autre chose, quatre mètres, ça me fait un peu plus d une ridelle. Tu vois, j ai demandé si c est moi qui vais à Lyon, il m a dit Probablement. C est même pas la peine de demander. Au moins, on rentrerait que demain». Au moment d entrer dans l usine, le camion n avance plus. Annie croit d abord à une plaisanterie d un chauffeur qui aurait appuyé sur le bouton d arrêt d urgence de la remorque, mais non, c est la panne. Elle suppose que le câble d air s est plié. Après plusieurs tentatives, elle débranche tous les câbles pour les démêler l opération prend cinq bonnes minutes, la pluie se fait de plus en plus forte, le brushing d Annie est anéanti et sa robe dégoulinante. Pas du tout énervée, elle plaisante encore avec un chauffeur qui nous laisse quand même tomber. Nouvel essai ça marche. «C est pour ça que je me suis dit : regarde avant d appeler le mécanicien. Comme ça, au moins, je me suis dépannée moi-même, sinon, on va dire Ah, elle a bloqué un câble, elle n a même pas regardé. Heureusement que j ai réussi à me dépatouiller». 9 h 50, les caristes s occupent du chargement, Annie appelle son affréteur pour lui dire qu il reste un peu moins de quatre mètres disponibles dans la remorque. Il lui demande de passer au dépôt de Colmar : «Descendez donc nous dire Bonjour», «D accord, faut que je fasse du gasoil à tout de suite». 10 h 50, nous arrivons au dépôt. Annie fait le plein de gasoil et passe aux bureaux. Jérôme, son affréteur ne sait pas encore ce qu il va lui faire charger, elle doit attendre. Elle en profite pour régler un problème à la comptabilité. L affaire résolue, elle repasse par les bureaux, Jérôme ne sait toujours rien et lui demande de patienter. À 12h30, nous déjeunons dans le camion. Vers 14 h, il l informe que ce qu il avait prévu n est finalement pas possible et qu il cherche autre chose Vers 15 h, c est un autre affréteur qui lui donne enfin les consignes : on va lui charger 99 palettes vides que l entreprise doit rendre à deux clients différents. Chez l un d eux, elle devra recharger du charbon de bois. Annie essaie de traduire les instructions en une chronologie d opérations cohérente. Elle doit en effet trouver le moyen de se «débarrasser» de ses 99 palettes avant d aller livrer ses bobines puis seulement elle pourra recharger le charbon de bois. Tout en élaborant ce scénario, elle anticipe déjà sur la semaine suivante, elle pense que le charbon sera à livrer à Strasbourg lundi : «Normalement, en commençant de bonne heure je vais aller repérer mon client pour poser les 66 palettes demain, je regarde à quelle heure il ouvre, comme ça on peut y aller demain matin, à la première heure, après on va déposer nos 33 palettes chez l autre. Après on va déposer nos bobines et après, comme on connaîtra où est le client, on peut tout de suite y retourner chercher notre charbon, et après, on remonte. Et on n aura pas à remonter sur Colmar, j habite Mulhouse, il va dire : Ben, vous restez à la maison, c est pour lundi à Strasbourg». Avant de partir, elle fait changer le câble défectueux, lave consciencieusement son camion (photos n 20 à 22) puis consulte ses papiers et sa carte routière pour repérer ses clients. Nous quittons le dépôt à 16 h. «Nous v la parties, quand même, il est quatre heures. Mais bon, j ai préféré profiter que je suis là [au dépôt] pour laver mon camion parce que sinon il faut que je fasse ça le vendredi soir alors ça me fait rentrer à des heures là au moins c est fait pour lundi». Annie roule jusqu à 19 h 15 et fait une coupure dans une station-service. Elle redémarre vingt minutes après. Elle veut que l on dîne dans un centre routier ce soir. Seule, elle ne s y arrête que très rarement, mais elle tient à me montrer l ambiance qui y règne. Pour ne pas arriver trop tard à celui de Villefranche-sur- Saône, elle a pris l autoroute. Un chauffeur l interpelle à la CB, il a vu Annie dans la revue Les Routiers et l a reconnue à la station-service. Il lui pose des questions sur l association dont elle est présidente. Puis ils abordent les thèmes habituels : le boulot, l entreprise, les patrons, les collègues qui ont changé de boîte, la famille Ils se suivent ainsi une bonne heure. La monotonie de l autoroute commençait à endormir Annie, cette conversation tombe à point nommé et ce chauffeur est sympa Cet échange à la CB illustre de manière exemplaire un réflexe caractéristique des conducteurs qui, dès que cela est possible, s informent du sort des autres conducteurs travaillant dans d autres entreprises. Se faisant, ils peuvent comparer leurs conditions de travail et disposent d informations qui peuvent les inciter à changer d employeur et bénéficier de conditions meilleures. Trop

47 «De discuter un peu ça m a réveillée. C est vrai, c est bien sympathique mais tu vois, c est pas moi qui appelle. Sauf quand je connais vraiment, mais si je ne connais pas, même si c est un chauffeur de Mulhouse ou quoi que ce soit, jamais je ne l appellerai, jamais! J aurais trop peur qu ils pensent que je cherche quelque chose, tandis que si c est eux qui appellent, c est pas la même chose. Enfin, moi je vois ça comme ça, ça fait moins sérieux si c est moi qui accoste, je trouve que ça ferait vulgaire, moi j appelle personne, jamais, jamais. Si ils m appellent, je suis capable d aller discuter, d aller boire un pot avec eux et de rester tranquille mais c est pas moi qui les appellerai. Mais tu vois, ils sont contents de voir l association, ça commence à être connu tu vois il a dit qu il m avait reconnu à la Totale, comme il m avait vu dans Les routiers.» Annie se remet sur le canal 19. Lorsqu ils ont engagé la discussion, elle et l autre chauffeur on convenu de changer de canal. «Ben on change de canal parce que ça regarde pas les autres et puis comme ça on n est pas embêtés. Mais quand il m a dit mets-toi sur le 18 y en a des fois dix qui suivent pour écouter la conversation ou bien quand tu cherches un canal tu peux tomber dessus aussi mais bon, nous on dit rien de ce qu il faut pas dire, on parle des boites mais on va pas dire toi t as une boite de merde ou des trucs comme ça» 21 h, autre coupure de vingt minutes. Annie s arrête sur un petit parking. «Les stations, quand il y a trop de monde des fois, t es pas tranquille si tu veux te maquiller ou te changer, ils voient tout, alors j essaie toujours d aller dans un endroit où je suis tranquille». 22 h nous arrivons au centre routier de Villefranche-sur-Saône. Sur le parking, nous croisons deux chauffeurs qui regagnent leur camion pour la nuit, Annie leur demande s ils connaissent le client chez qui elle doit charger le charbon, ils nous indiquent une entreprise juste en face du restaurant. Dîner bruyant, téléviseur à fond, discussions avec quelques chauffeurs. Annie n est pas très à l aise. On ne s éternise pas. Elle se gare à quelques dizaines de mètres du restaurant, dans la zone industrielle, près de deux autres camions. Nous nous couchons à 23 h 30 après une amplitude de 14 h, dont 7 h passées à conduire pour parcourir 448 km, 5 h 10 à attendre et 1 h à charger. Vendredi : Réveil à 7 h, toilette. Annie a rêvé de palettes toute la nuit. Elle a peur de ne pas avoir le temps de les déposer, puis d aller livrer les bobines avant midi. Pas question de se «pointer» chez un client avec cent palettes au bout de la remorque. long pour figurer ici, une partie de cet échange à été reportée en annexe (voir Annexe 14) h 30, nous arrivons chez le premier client. Il décharge les 66 palettes, Annie lui demande à partir de quelle heure elle peut revenir charger le charbon de bois l après-midi. 8 h 25, Annie consulte sa carte pour repérer le prochain client. Une fois dans la localité indiquée, elle ne trouve pas l entreprise et fait un appel à la CB. «Allez stations, quelqu un connaît pour aller chez R. s il vous plait, à Genais?». Pas de réponse. Annie interpelle un joggeur qui lui indique une zone industrielle. «Ils auraient marqué zone industrielle, tu vas tout de suite dans la zone industrielle. Eux ils croient que c est toi qui dois deviner de toute façon». 8 h 45, arrivée à l usine. Le déchargement des palettes est assez acrobatique (photos n 23 à 25). Pour commencer, Annie profite que le cariste utilise son fenwick pour déposer le transpalette à main dans la remorque, pour grimper sur les fourches et s y hisser elle aussi. Ensuite, elle doit rapprocher les piles de palettes du bord de la remorque afin que le cariste puisse les attraper avec les fourches de son Fenwick, mais l espace restreint rend les manipulations du transpalette difficiles. Un autre ouvrier vient à sa rescousse. Annie redescend comme elle est montée. Elle s acharne ensuite à refermer les portes, à coups de clé à molette cette fois! 09h10 Annie téléphone à son répartiteur «Bonjour, c est Annie, écoutez, je m en vais livrer mes bobines, j ai déjà livré mes palettes, à plus tard». Sur la route, elle consulte à nouveau sa carte «c est pour savoir parce qu il y a beaucoup de bifurcations. Donc je vais prendre la direction de Bourg en Bresse, Lons le Saunier et après je sors la A432, Pusignan, ça sera la A517, ouais, je vais prendre comme ça.». Elle surligne au marqueur cette zone qu elle dessert pour la première fois, en prévision d un prochain voyage (photo n 26). A la barrière de péage, elle se renseigne encore : «Bonjour, j ai une sortie Pusignan? Rocade Est, OK, merci beaucoup, au revoir! Je demande parce que comme je suis pas une experte de Lyon et de sa banlieue ah Pusignan, interdit aux 3,5t ça commence déjà. Tiens, je viens de voir Imprimerie F au coin, heureusement qu il faut tout regarder, le moindre petit panneau parce que sinon et c est encore bien quand ils le marquent». Elle tourne un peu, plus rien n est indiqué, un chauffeur l interpelle à la CB : «Tu cherches quelque chose le Magnum?» Elle : «Oui, je cherche l imprimerie F, zone industrielle de Satolas Green» «Ah mais là tu vas trop loin, y a plus rien après, la zone elle s arrête là, y a que les boites que tu vois ici, sinon t as rien d autre» Elle : «Ok, ben je vais reculer et je vais aller demander à la cartonnerie, je te remercie et je te souhaite la bonne journée»

48 Un second chauffeur entre en scène : «T es pas à satolas là» Elle : «Tu disais la station. la station, tu disais? «Je te copie mal, attends, je vais passer devant» Puis un troisième : «C est pas Satolas, ça doit être sur Pusignan. Quand elle arrive au rond point, le rond point pourri, faut qu elle prenne à gauche, c est l usine qui est derrière» L échange se poursuit avec le second conducteur qui propose à Annie de l attendre pour le suivre. Lui : «Dans cinq minutes je suis là, si tu m attends, y a pas de problème, je te montre où c est». Elle : «Ok, je t attends». Lui : «Bouge pas j arrive, je suis à l autre rond point, tu verras, j ai un Magnum blanc». Elle : «Ok, ben moi aussi, on est peut-être dans la même boite». Lui : «Ça se peut aussi, mets toi sur le 15 [canal]». Elle : «Ok c est parti». Lui : «Tu vas livrer ou charger? Parce qu il y a deux quais là-bas». Elle : «Je vais livrer des bobines». Lui : «C est toi avec le Magnum?». Elle : «Affirmat avec les portes vertes». Lui : «Ah ben faut que tu fasses demi tour, j arrive en face». Elle : «Ah, et je peux faire demi tour par là?». Lui : «Ben c'est-à-dire, le rond point il est assez loin, essaie de faire demi tour dans le virage». Elle : «Ok, mais ça fait rien, je vais pas t embêter, alors après qu est ce que je fais, je prends à gauche?». Lui : «Voilà, tu prends à gauche et tu rentres dans la boutique, c est la grande usine et quand tu rentres par le portail, c est tout de suite à gauche, tu verras, t as des camions à quai». Elle : «Ok, ben écoute, je te remercie pour ta gentillesse et de m avoir répondu et ma foi, je te souhaite un bon week-end et ça va aller». Lui : «Ben y a pas de problème, c est tout à fait normal, on est là pour ça. Allez bon week-end». Elle : «Ok bye-bye». 10 h 05, encore des manœuvres difficiles pour atteindre le quai à cause des voitures qui stationnent à l entrée. «Tu parles d un machin. Tu sais qu à la fin de la journée ça te crève de faire des manœuvres et de te concentrer comme ça toujours Allez, on va aller se présenter quelle gymnastique ce matin, tu trouves pas? On en a déjà fait pas mal moi je trouve». Il y a un camion avant nous, après avoir signalé sa présence, Annie prépare un café dans le camion puis elle se repoudre le nez (photo n 27 et 28). Nous restons dans la cabine pendant le déchargement des bobines de papier. 11 h 30, nous quittons l imprimerie. Annie appelle un routier qui l a contactée par téléphone après avoir lu, lui aussi, l article sur l association des femmes routières. Il voulait la rencontrer et, comme ils sont tous les deux dans la même zone ce jour là, ils conviennent de se retrouver au restaurant où nous avons dîné la veille. Le chauffeur questionne Annie sur l intérêt de l association et parle de sa vie sentimentale et de la solitude qui semble lui peser. 13 h 50, nous quittons ce chauffeur sur le parking du centre routier et retournons chez le premier client pour y charger le charbon de bois. Un camion est déjà en déchargement, Annie remplit sa feuille de route. Il n y a pas de quai et Annie pense qu elle devra faire la manutention des palettes de charbon, mais le cariste lui propose de charger sa remorque par les côtés si elle la débâche entièrement (photos n 29 à 32). 15 h 45, c est fini pour la semaine, il reste à remonter jusqu à Mulhouse. Annie appelle son affréteur pour savoir si c est elle qui déchargera le charbon à Strasbourg le lundi «Il a dit que je laisse cette remorque à Rixheim [dans un des dépôts de l entreprise] donc je pense pas que j irais la décharger mais bon, tu peux jamais savoir ce qu ils envisagent de faire, je dois le rappeler à 19h». Elle prévoit de faire la coupure à 18h15, elle en profitera pour se changer car elle est noire de charbon. Elle commence à penser au travail qui l attend ce week-end : «Cette semaine je change les draps, plus le linge de toute la semaine qu on trimballe, les serviettes, les gants de toilette, les tapis, faut tout laver parce que tu vois un peu comme c est sale, je sors tout du camion ce soir et je lave tout, je peux pas rentrer dans ce camion lundi si c est pas fait. J aime bien avoir tout propre, et puis si je veux encore faire de la cuisine, inviter du monde dimanche c est vrai que si tu regardes, tu n as pas de vie dans ce métier. Mais moi j aime. Malgré que je suis très bien à la maison, parce que j ai une belle maison, j ai des enfants qui s occupent de moi, je me sens bien à la maison mais je ne suis pas dans mon contexte, je suis mieux dans mon camion que dans ma maison». 18 h 30, coupure sur un de ses «petits parkings». 19h son affréteur lui confirme qu elle doit dételer au dépôt de Rixheim et qu un autre chauffeur viendra récupérer la remorque. Pour savoir ce qu elle fera lundi, il faudra qu elle rappelle samedi matin. Annie s inquiète déjà de l état du matériel qu elle va récupérer la semaine prochaine, elle avait pourtant déjà bien des soucis avec cette remorque mais semble finalement s en être accommodée et surtout elle avait pris soin de la laver «Alors maintenant qu on avait une belle remorque, je vais me ramasser quoi comme poubelle?» 21 h 30, nous arrivons au dépôt. Annie n aime pas venir ici, il faut contourner l entrepôt mais l espace est très restreint, la manœuvre délicate. Dans le

49 tournant, le camion n avance plus, les câbles doivent être coincés. Annie doit à nouveau tout démonter mais il fait nuit, elle ne voit pas ce qu elle fait. «Ah! Je le savais en venant ici que j aurais un pépin, la prochaine fois je laisse la remorque dehors!». Elle s en sort, décroche sa remorque, récupère son escabeau ainsi que deux sacs de charbon qu on lui a donnés et fait le plein de carburant sur place. Un chauffeur vient à notre rencontre, c est lui qui va récupérer le chargement d Annie. Tous deux s accordent à dire que ce dépôt n est pas praticable. Annie lui indique qu elle a laissé dans la remorque les papiers relatifs au chargement. Ce chauffeur a dépassé son amplitude il passera donc la nuit ici, alors qu il habite à 25 km. Annie aussi l a dépassée d un quart d heure mais ne compte pas rester sur place Le chauffeur voudrait qu elle lui donne du charbon, elle le fait mariner un peu avant de lui céder un sac et quitter les lieux, il est 22h45. Nous arrivons chez Annie à 23 h, après une amplitude de 15 h 30, dont 6 h 20 de conduite pour environ 500 km, 1 h d attente et 3 h 35 d opérations de chargement et déchargement. Annie a garé le tracteur devant la maison, son fils avait stationné sa voiture de manière à lui réserver un emplacement. Nous remballons nos affaires, Annie vide la glacière, baisse le rideau et verrouille le camion. Mon périple avec elle est terminé mais elle tient à me garder pour le week-end, ainsi, je vais pouvoir constater que ce mot n est pas synonyme de repos. Les deux jours qui suivent consistent en un enchaînement incessant d activités, toute la famille est mise à contribution pour les tournées de lessives, le repassage, les courses, la cuisine, la cueillette de fleurs d acacia pour la fabrication de beignets, tout cela entrecoupé des visites du voisinage, de membres de la famille et d amis d Annie. Je quitte cette joyeuse compagnie le dimanche soir non sans avoir promis de revenir y passer quelques jours de vacances vous avez dit vacances? Le cumul des amplitudes de la semaine est de 70 h 20, dont près de 61 h de travail se décomposant en 32 h de conduite pour parcourir 2106 km au total, 19 h 10 à attendre que l opération suivante soit réalisable et 9 h 35 à s occuper des chargements et déchargements et à faire la manutention des marchandises

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54 1. Grands routiers d hier et d aujourd hui : la persistance des principales composantes du métier Au regard de l ensemble des observations menées sur une période longue auprès de conducteurs 87 et d une observation particulière menée plus récemment auprès d un conducteur occupant un poste similaire à celui d Annie 88, deux constats apparaissent. Le premier se rapporte à la persistance des composantes principales structurant le travail des conducteurs de longue distance de sorte que, sur de nombreux points, le métier a peu changé au cours des dernières décennies. Le second concerne le rapport au métier et les comportements propres à la conductrice observée. Spécificité liée à la singularité de son parcours de vie pour accéder à ce métier d une part, à sa position marginale dans un milieu masculin d autre part Peu de planification, beaucoup d incertitude : «tu sais jamais ce qu ils envisagent de faire, ils le savent même pas eux-mêmes» Le récit de ce voyage avec Annie atteste de la persistance d une caractéristique du travail en longue distance, mise en évidence dès la fin des années 1970 : l irrégularité des activités induite par l absence de planification du travail. Annie n a pas de programme établi à l avance, elle prend connaissance des opérations à effectuer lorsque son répartiteur lui en donne les consignes, enchaînant les missions de transport au fur et à mesure du déroulement de la semaine, en fonction des conditions de réalisation des opérations 89. Annie est particulièrement sensible au caractère peu prévisible de son travail, elle apprécie de «ne jamais faire la même chose», «ne pas savoir où je vais» et chaque nouvelle consigne est une «surprise». Pour autant, il s agit de mener à bien chacune des opérations confiées afin qu un transport succède à celui qui vient de s achever et ainsi de suite, jusqu à la fin de la semaine. A elle donc, de faire en sorte que les opérations s enchaînent sans rupture. 87 P. HAMELIN 1979, 1989 et 1993 op.cit. et C. GERMAIN 1988 op.cit. 88 P. HAMELIN et A-C. RODRIGUES, «Conducteurs et conductrices de poids lourds», Recherche Transports Sécurité, n 87, 2005, p Pour un répartiteur, un camion n est disponible que s il est vide

55 1. 2 La fonction régulatrice du conducteur «on n aurait pas pris d initiative, on y serait encore» Pour que le travail se fasse malgré l incertitude dominante, les conducteurs sont largement mis à contribution. Diverses difficultés peuvent se présenter et retarder le cours des choses : problème mécanique, embouteillage, interdiction de circuler, difficultés pour stationner, attentes pour charger ou décharger, formalités douanières la semaine passée avec Annie en offre un panorama assez complet. Les entreprises n ont pas la maîtrise de ces éléments externes, seuls les conducteurs, en prise directe avec la réalité des situations, peuvent influencer le cours des événements. Leurs capacités d initiative et de débrouillardise et l expérience accumulée au fil des ans sont donc décisives pour : - Trouver les lieux de chargement et déchargement à partir des indications disponibles : celles, très souvent peu précises ou incomplètes transmises par les dispacheurs, celles éparses voire inexistantes sur la route. - Surmonter les soucis techniques liés à l entretien général des véhicules et de leur attelage, et à l usage qu en font les autres conducteurs lorsque les véhicules sont partagés (difficulté à débâcher la remorque, à fermer les portes). Si les vraies pannes ne sont en général pas du ressort du conducteur, on attendra de lui qu il ne demande pas un dépannage au moindre souci technique qu il aurait pu résoudre lui-même. Lorsque son camion se trouve brusquement immobilisé, Annie suppose que cela vient d un des câbles reliant le tracteur à la remorque. Avant d alerter qui que ce soit, elle démonte et remonte l ensemble des flexibles et parvient à se dépanner. - Mettre en cohérence les consignes reçues en traduisant la demande d un affréteur en quelque chose d acceptable. Le travail confié à Annie le vendredi ne prend pas en compte le temps qui lui sera nécessaire pour assurer la livraison de la centaine de palettes qui complète son chargement, avant celle de la marchandise qu elle transporte. - Composer avec les autres et adopter le comportement adéquat pour atteindre les objectifs fixés. Le retard généré par la livraison d un colis qui n était pas prévu dès le lundi aurait pu être plus important encore si Annie s en était tenue à la consigne d un chef de quai lui demandant d attendre son tour

56 Le bon déroulement des opérations tient pour beaucoup à cette «intuition aigüe du sens des situations» 90 dont les conducteurs font preuve pour s adapter aux circonstances du travail comme aux interlocuteurs qui y participent. Ils doivent prévoir le déroulement des opérations, anticiper la survenue d aléas divers, réagir pour en limiter les incidences, bref s adapter aux réalités pratiques qu ils rencontrent au moment de traduire concrètement les prescriptions en travail effectif. De leur capacité à résoudre, contourner, dépasser les obstacles dans un délai minimum, dépend la transaction en cours. Ainsi, les conducteurs ont une fonction régulatrice dans le système de production auquel ils participent. Cette compétence, fondamentale pour que le travail se fasse, leur appartient L obsession du temps «ce qui m énerve c est pas d attendre, c est de stresser pour après» Les difficultés que peuvent rencontrer les conducteurs sont banales et surviennent fréquemment, mais leur durée n est pas prévisible, pas plus que leur incidence sur le déroulement des opérations. Ce décalage permanent et inévitable entre le travail tel qu il est prescrit et tel qu il s accomplit réellement, est générateur de tension. Observant deux conducteurs de longue distance en 1978, P. Hamelin faisait le constat suivant : «il n est pas une heure (même de repos ou de détente) qui ne soit soumise à la logique du travail» 91. Il remarquait aussi que durant les périodes d attente, les conducteurs, témoins impuissants de la fuite du temps, étaient soumis à une tension accrue 92. Annie n échappe pas à cette obsession du temps. Le mercredi, elle attend près de cinq heures le chargement de la marchandise qu elle sait devoir livrer impérativement le soir même. Cette attente est particulièrement éprouvante, d autant qu elle ne peut en profiter pour se reposer car elle ne cesse de faire des allers-retours dans les bureaux pour s informer de l avancée des opérations. Ses inquiétudes quant au bon déroulement d une livraison le vendredi parviennent même à perturber son sommeil, au point qu elle rêve de palettes la nuit de jeudi. 90 B. LEFEBVRE, «Les risques du métier», op.cit., p P. HAMELIN, J-R. CARRE et M-J. MURE, Rapports sociaux de production, modes de régulation et conditions de travail des conducteurs routier, Rapport ONSER, 1979, Tome II, p Les contrôles du rythme cardiaque effectués sur des routiers ont révélé que leur pouls s accélérait nettement pendant les périodes d attente. Si l on considère que les conducteurs doivent compenser les retards occasionnés par l attente en redoublant d efforts pour respecter leurs horaires, cette réaction se comprend. En outre, l attente exige d un conducteur toute son attention pour ne par accroître encore sa durée et laissant un autre chauffeur prendre sa place dans la file par exemple

57 1. 4 L intégration des contraintes réglementaires Jusqu à une période récente, le poids des attentes pendant les opérations à l arrêt avait des conséquences plus graves sur le rythme veille/sommeil des conducteurs. Pour compenser le temps perdu ou anticiper sur celui qui le sera inévitablement, les conducteurs reportaient une partie de leur activité - la conduite principalement - sur leur temps de repos 93. De telles pratiques, cumulées à des durées de travail importantes, constituent un facteur aggravant en termes d accidents 94. Avec le mouvement de déréglementation du transport routier de marchandises amorcé à la fin des années 1980, la concurrence s était considérablement accentuée et avec elle, la dépendance des transporteurs à leurs clients et la pression sur les horaires de travail des conducteurs. Ces pratiques avaient alors atteint un point critique que les pouvoirs publics ne pouvaient plus ignorer. Jusque là, ni les règles sur le temps de conduite et de repos des conducteurs, ni les moyens de contrôle de ces normes ne semblaient avoir de poids sur les habitudes temporelles des conducteurs (réglementation européenne de sécurité en 1969 et installation du chronotachygraphe dans les véhicules à partir de 1975). En 1994, les pouvoirs publics et la profession constituèrent une commission chargée de définir une forme de régulation sociale du secteur 95. Cette commission aboutit à l instauration de plusieurs mesures destinées à réduire progressivement les durées de travail. Les effets de ces dispositions sur les conditions horaires des conducteurs ont commencé à se faire sentir à la fin des années Pour la première fois en 1999, l enquête «conducteurs de poids lourds» montre que ces derniers prennent plus souvent qu auparavant au moins 9h de repos entre deux amplitudes. Le travail est plus fragmenté sur des périodes moins longues et il y a une augmentation de la fréquence des coupures règlementaires 96. Progressivement, la réglementation est entrée dans les mœurs, les conducteurs l ont intégrée comme une contrainte temporelle supplémentaire. Tout au long de sa semaine de travail, les anticipations d Annie prenaient en compte ces aspects réglementaires. 93 Hamelin, P., «Le temps d un piège ou le travail d un routier au quotidien». Travail, n 18, Novembre Il a été démontré qu il y a un sur-risque d implication dans les accidents au-delà de onze heures d amplitude et entre 20h le soir et 6h le matin. P. HAMELIN, «Les conditions temporelles de travail des conducteurs routiers et la sécurité routière», Le Travail Humain, tome 44, n 1, Commission présidée par Georges Dobias, à l époque Directeur de l INRETS et qui a donnée lieu à l élaboration du Contrat de progrès pour le transport de marchandises, déposé en novembre Voir P. HAMELIN, «Les conditions temporelles de travail des conducteurs de poids lourds. Résumé des premiers résultats de l enquête INRETS de 1999», Notes de synthèse de SES, juillet-août 2000, p et P. HAMELIN, «La durée de travail des conducteurs professionnels comme enjeu de la flexibilité et de la compétitivité des transports routiers de marchandises», BTS Newsletter, n 15-16, février 2001, p

58 2. Une femme «grand routier» Au terme de ce voyage avec Annie, il ne fait aucun doute qu elle fait le même métier que les autres routiers. Par contre, au-delà de la stricte réalisation du travail, Annie se différencie des conducteurs masculins. Ces différences se situent dans le rapport au métier et dans certains de ses comportements. Les raisons de ces différences sont à chercher dans la trajectoire d Annie pour arriver au métier d une part, dans la position marginale des femmes dans le métier, d autre part Pas de différence selon le sexe dans la stricte réalisation du travail Impliquée dans les mêmes processus de production, prise dans les mêmes logiques, accomplissant les mêmes tâches, soumise aux mêmes contraintes et confrontée aux mêmes difficultés, Annie fait bien le même métier que ses homologues masculins. Comme eux, elle agit en régulatrice dans le système de production. Comme eux, elle doit constamment anticiper le déroulement des opérations et la survenue d aléas l oblige à réajuster en permanence ses prévisions. Comme eux, elle doit dépasser les décalages entre le travail tel qu il est prescrit et ses réalités concrètes. Et pour y arriver, elle met en œuvre les mêmes compétences que les autres routiers : un fort investissement physique et mental, des capacités d initiative et de débrouillardise, de la diplomatie pour s accorder avec les autres acteurs : répartiteurs, chefs de quai ou agents de bureaux Des différences dans les manières de se comporter et d appréhender les choses Minoritaire dans ce métier, Annie a le souci permanent de se faire accepter et de légitimer sa place parmi les conducteurs. Elle s est en quelque sorte imposée une ligne de conduite de façon à ce qu on ne puisse rien lui reprocher. Polie et aimable en toute circonstances, elle ne se permet de familiarité que lorsqu elle est en confiance, dans une relation de complicité, mais jamais avec des inconnus. Comme d autres routiers, elle se sert de la CB pour s informer ou renseigner quelqu un ou pour interpeller une connaissance sur la route. Elle pourra aussi répondre à l appel d un inconnu mais elle ne fera jamais la démarche inverse, de peur que cela soit mal interprété. Pour la même raison, elle évitera de tourner la tête en direction du chauffeur qui la double. On a vu aussi qu en cas de panne ou de problème - pour débâcher,

59 par exemple - elle fera tout pour s en sortir seule. Elle ne demandera de l aide qu à quelqu un qu elle connaît et qui ne mettra donc pas en doute ses compétences. «Moi j aime bien me tenir partout comme il faut, parce que ça va tellement vite dans cette corporation. Nolwenn [une de ses amies conductrice], ça fait pas longtemps qu elle a commencé, partout où elle va, elle entend parler de moi, ben ils disent : Annie, elle est toujours comme il faut. Je suis connue comme le loup blanc partout et jamais y en a un qui dira quelque chose parce que moi, je sais me faire respecter, je sais parler comme il faut, je suis pas mal embouchée.» (Annie) Annie est parfaitement consciente des dysfonctionnements du système lorsqu il s en présente et de l importance de son rôle pour que cela marche quand même. Elle ne manque pas de le signaler d ailleurs, mais n en fait pas une revendication. En fait, elle accepte assez facilement les difficultés du métier et les tensions auxquelles elle est soumise. Son rapport au métier tient selon nous au caractère très volontaire de sa démarche pour y accéder d une part, à sa situation personnelle et familiale d autre part. Annie a du faire preuve de beaucoup de patience et de persévérance pour faire le métier dont elle rêvait depuis l enfance, aussi, une fois son rêve atteint, elle n aspire plus qu à une chose : le vivre pleinement et le plus longtemps possible. Les désagréments sont secondaires, la priorité étant de profiter de ce qu elle apprécie le plus dans ce métier : être sur la route. Aussi rechigne-t-elle à rentrer chez elle en milieu de semaine, elle dit se sentir mieux dans son camion. Il lui arrive même de ne pas rentrer du tout pour le week-end. Sa situation familiale le lui permet, elle est veuve, ses enfants sont adultes, aussi, l éventualité de planter un week-end sur la route prend pour elle un tour moins dramatique que pour la plupart des hommes. «De temps en temps on reste bloqué, soit c est par le patron, soit c est par nous même. Ça m est arrivé de temps en temps de vouloir rester bloquée à droite, à gauche. Moi j ai un frère sur Toulon, bon ben je disais à mon chef : tu veux pas me trouver un voyage sur Toulon? Alors je plantais là-bas. J ai un frère dans les Ardennes aussi, donc je passais souvent des week-ends là-bas. Puis, de temps en temps, je fais quand même des réapparitions à la maison, mais bon faut aimer partir et faut aimer rester bloqué parce que je me suis retrouvée le vendredi soir au dessus de Manchester, j avais mes heures, je pouvais plus rentrer et j avais même pas rechargé, alors on rechargeait le lundi donc on plantait le week-end là bas. Ou alors, si on avait rechargé donc on pouvait redescendre jusqu à peu près Reims. Je me rappelle, j ai descendu jusqu à Reims, j ai planté le week-end là-bas et je partais pour la Suisse donc je ne rentrais pas ici, c était pas ma route, donc je suis repartie pour une semaine. Mais ça ne me dérange pas. C est sûr qu on n a pas beaucoup de vie de famille mais moi, ça me plait comme ça, ça ne me dérange pas. J ai pris la décision que ça serait comme ça jusqu à ce que je descende de mon camion». Le récit suivant correspond à une observation du travail réalisée en accompagnant Sophie, conductrice de poids lourds réalisant des trajets de courte distance. A la différence d Annie, le travail de cette conductrice est planifié à l avance et les contraintes de temps pour l acheminement des marchandises sont beaucoup plus fortes

60 B. Une journée avec Sophie, conductrice régionale de retour chaque jour Sophie a trente-six ans, elle est conductrice depuis un peu plus de deux ans. Quatre ans auparavant, elle se lançait dans ce projet professionnel aux allures de défi pour échapper à l emprise de son mari qui, depuis le début de leur union, refusait qu elle ait une activité professionnelle. La formation aux permis de conduire des poids lourds a été longue et difficile. Après chaque échec il lui a fallu se remobiliser et repartir en quête d un nouveau financement. Une fois le super lourd 97 obtenu, Sophie travaille dans plusieurs entreprises, mais à chaque fois, ses horaires ne s accordent pas avec ses responsabilités de mère de deux jeunes enfants. Puis, on lui confie une mission en intérim qui lui convient. Elle fait des trajets réguliers entre une usine de montage automobile et ses fournisseurs de la région. Lorsqu elle apprend que le transporteur en charge de ce transport a perdu ce marché, devançant les événements, elle se présente spontanément chez celui qui reprend le contrat. Comme elle connaît déjà le travail, sa candidature est considérée favorablement et Sophie n hésite pas à poser ses conditions : elle veut avoir la garantie d horaires réguliers et calés sur les horaires de départ et de retour de l école de ses enfants. Elle obtient, non sans avoir négocié ferme, un poste de chauffeur correspondant à ce critère essentiel pour elle. Plusieurs tournées sont organisées pour assurer l approvisionnement de la chaîne de montage en pièces détachées. Celle de Sophie doit être effectuée six fois par jour avec deux camions, chacun exploité par trois chauffeurs travaillant en relais (3x8). En réalité, contrairement aux deux autres chauffeurs qui utilisent le même camion qu elle et travaillent alternativement le soir ou la nuit, Sophie reste toujours sur des horaires de journée (9h-17h). La tournée est organisée de la façon suivante : il s agit de partir de l usine avec une remorque chargée d emballages vides, d en déposer une quantité définie chez trois fournisseurs différents et d y recharger des pièces détachées à déposer à l usine à la fin de la tournée. 97 Le super lourd ou maxi-code correspond au permis E(C) autorisant la conduite d un ensemble de véhicules couplés rentrant dans la catégorie C (dont le Poids Total Autorisé en Charge est supérieur à 3,5 tonnes), attelés d une remorque ou d une semi-remorque

61 Récit d une journée avec Sophie Sophie habite avec ses deux garçons âgés de douze et six ans, une petite maison de lotissement, près de Valenciennes. Je passe la soirée chez elle. Nous discutons autour d un verre tout en préparant le dîner avec la participation de son cadet qui, d après Sophie, consent toujours à l aider. Elle me parle de son premier métier : tailleur de pierre et du fait qu elle y a renoncé parce que son mari préférait qu elle reste à la maison. Elle me montre des photos de ses travaux pendant sa formation au Beaux Arts (photo n 1). Nous dînons à 22h et nous couchons vers minuit. Les enfants sont en vacances, la mère de Sophie viendra les garder demain. Elle habite à une vingtaine de kilomètres et comme elle n a pas de voiture, elle se fera conduire par une amie. Mercredi 06h00 Lever. 06h30 Petit déjeuner et préparation des casse-croûtes pour ce midi. 07h00 Sophie réalise qu elle s est levée beaucoup trop tôt, l habitude de préparer les enfants pour l école. On pourrait presque se rendormir. 08h15 Nous quittons la maison en voiture. Pendant le trajet, son chef l appelle pour lui dire quel camion elle doit prendre «on va avoir le neuf parce que l autre il a deux roues qui ont crevées, ils venaient juste de les changer». 08h33 Sophie gare sa voiture sur le parking de l usine. Le site est interdit aux personnes extérieures, elle me demande d attendre 45 minutes avant de verrouiller la voiture et de la rejoindre sur le rond point où elle me prendra en sortant. 09h23 Je monte dans la cabine. «Elle était pas prête ma remorque, elle était encore à quai. De toute manière je peux pas partir avant l heure, j ai pas le droit». Sophie n est pas bien installée «deux mois avec l ancien et là j ai un nouveau camion, faut tout te réhabituer». Elle m explique qu auparavant, chaque chauffeur avait son camion, elle a conduit le même pendant plus d un an. Aujourd hui, ils sont trois pour un camion et changent fréquemment de véhicule. Toute la journée elle cherchera instinctivement la manette pour lever la vitre alors que c est électrique et le levier du freine-parc qui n est pas exactement au même endroit. La remorque est chargée d emballages vides. On prend la A2 direction Valenciennes. Sophie appelle chez elle, sa mère n est pas encore arrivée. Ensuite elle appelle son responsable, elle doit le faire à chaque fois qu elle quitte ou approche d un point de chargement ou déchargement : «J suis partie à 09h23». «T aurais pu partir à 18, t as papoté?» «Mon heure c est pas 18 c est 20! J ai pas de batterie de téléphone, je sais pas si ça va tenir toute la journée alors on va écourter la conversation!». Direction : Denain, Douai, Paris. Le rendez-vous chez le premier client est à 10h40, Sophie sait qu elle a un quart d heure de battement pour faire ce trajet, elle en profite pour faire le plein de gasoil. C est elle qui le fait tous les deux jours, «Comme ça les autres sont tranquilles après, ça me dérange pas, je sais que j ai le temps de le faire». Je lui demande quel est le type de son camion, elle me répond que c est un Mercedes mais pour le reste «je connais pas les chevaux et tout ça, je me rappelle jamais, ça percute pas pour moi. Ça m énerve, j ai l air con quand on me parle de cylindrées et tout ça». Sortie 17 : Douai. Sophie rappelle sa mère, celle-ci attend toujours la personne qui devait venir la chercher et s inquiète pour ses petits-enfants, elle va demander à quelqu un d autre de la conduire. Sophie la rassure et appelle aussitôt ses garçons pour donner des consignes à l aîné : «Mamie est pas encore partie, vous restez dans le canapé, tu fais attention à ton frère». 10h15 Il y a un embouteillage. Sophie hésite à prévenir son responsable comme elle est sensée le faire en cas d imprévu «Qu est ce que je fais je préviens ou pas?». Si elle ne respecte pas cette règle, on risque de le lui reprocher mais si elle prévient et qu ensuite elle rattrape son retard «Comme moi je suis pas tellement téléphone je fais mon boulot, si y a un problème j appelle mais si y a pas de problème grave même si tu perds dix minutes, tu sais que tu peux rattraper après Avant-hier, j arrive chez le fournisseur, y avait cinq camions avant moi donc je fais ce qu on m a dit de faire, je préviens qu ils pourront pas me faire tout de suite : y a cinq camions devant, Ah bon, je préviens là-bas et puis elle me dit tu me rappelles quand tu te mets à quai. Et puis voilà qu ils se débrouillent pour me faire en temps et en heure alors finalement le retard il a été rattrapé alors je rappelle, je dis que c est bon mince, j avais prévenu là-bas, Ah ben faut savoir. Chez X [le fabricant de voitures], c est le respect des heures qui prime sur le reste, c est impératif. Il faut respecter les heures, où alors faut téléphoner. La règle, elle est bête mais faut obéir, voilà.» Un collègue qui vient de la croiser l appelle «J ai pas de batterie, appelle moi demain à l heure de d habitude, quand je prends l autoroute». Sortie 18 : Carvin Libercourt. 10h23 Sophie s arrête pour faire le plein (photos 2 à 5) et remonte dans le camion pour remplir ses papiers : «493 litres si tu mets pas les bonnes références, les bons kilométrages tu te fais taper sur

62 les doigts et ta prime, paf! ils te la sucrent, et oui ça marche comme ça, au moins ça remet les jenfoutistes au pas, ça au moins c est l avantage.» 10h35 On repart. La station est en face d un restaurant La coupure. Je demande à Sophie si elle s y arrête parfois : «Non j ai pas le temps et j évite tout à l heure si on peut on s arrêtera quand même. Quand j ai le temps, je m arrête faire pipi et puis prendre un café et des fois y a des collègues qui viennent avec moi. Donc, quand j ai quelqu un avec moi je m arrête mais toute seule j évite». 10h50 Arrivée chez le premier fournisseur, elle appelle son responsable. S arrête dans la cour, descend du camion et débâche un côté de la remorque au tiers (photos 6 à 8). Un cariste arrive avec son chariot élévateur, Sophie va lui faire la bise. Le cariste fait monter Sophie dans la remorque en levant les fourches du fenwick. Sophie tire vers le bord trois hauts casiers vides. Le cariste les prend un a un, les emmène dans l entrepôt et en charge des pleins. Puis elle va au bureau pour les papiers, tamponne et signe plusieurs feuillets et demande les clés des toilettes. Personne ne sait où elles sont, quelqu un a dû les oublier dans sa poche. On sort de l entrepôt, le cariste qui s est occupé du chargement de Sophie l interpelle, elle fait demi tour «c était juste pour avoir un autre bisou». Sophie tire la bâche, met les sangles et remonte dans le camion. 11h16 Départ. Le prochain rendez-vous chez le fournisseur suivant est à 12h10 à Auchel. A1 direction : Lens, Lille, Douai. Sophie doit prévenir son responsable que le chargement s est bien déroulé et qu elle est en route pour le prochain lieu de chargement mais elle n a pas envie d appeler. Elle pose le clavier de son moniteur de bord sur le volant pour envoyer un message. Elle lit les instructions tout en conduisant, elles ne sont pas en français «Ah! La barrière de la langue» (photo n 9). Elle ne se décide pas à appeler. Finalement, c est la secrétaire qui appelle à 11h33. 12h08 Arrivée chez le deuxième client. Sophie doit mettre le coté de la remorque le long d un quai, la manœuvre ne semble pas aisée mais elle l exécute sans problème (photos 10 à 13).Elle débâche tout le coté et soulève le toit de la remorque. La encore, les emballages vides sont déchargés et remplacés par des casiers de pièces détachées. Yann, un autre chauffeur est à quai de l autre côté, ils se connaissent et discutent pendant que les caristes s occupent de leur chargement. Sophie me montre une jeune femme qui passe en blouse blanche «Elle, elle est jalouse. Quand je discute avec des mecs, chauffeurs ou caristes elle vient et elle leur dit d arrêter de traîner et eux ils répondent : C est bon, on est pas des gosses, on est pas à l école!». Yann nous propose de prendre un café au distributeur. Sur le chemin, nous croisons un chauffeur qui n arrive pas à rabaisser la toiture de sa remorque. Yann lui apporte son aide mais sans résultat. Sophie lui conseille de demander à un cariste de faire pression sur la toiture avec les fourches de son fenwick. Il convient que c est une solution et ajoute que les tracas liés à l entretien du matériel sont monnaie courante : «Ouais y a que ça à faire. Tu laisses une remorque parce qu elle va pas et tu en récupères une qui a autre chose». Après le café, nous retournons au camion. Yann donne un coup de main à Sophie pour sangler et resserrer la bâche. 12h55 Départ. Sophie se résigne à appeler pour annoncer l heure à laquelle elle a été chargée : «12h40!» Le prochain rendez-vous est à 14h10 à Cambrai. Pendant le trajet, nous déjeunons des sandwichs clubs qu elle a emportés. Son tableau de bord indique : «Feux de position latéraux en panne, remplacer ampoule», elle devra penser à en informer le chef de parc. 14h13 Arrivée chez le dernier fournisseur (photo 14). Sophie doit mettre la remorque à cul 98, elle descend ouvrir les portes puis fait sa manœuvre. 14h19 «Je descends voir si c est bon» 14h20 «C est bon, je téléphone au chef» : «14h10!, à tout à l heure». Sophie reste dans la cabine pendant que les caristes déchargent les emballages vides et rechargent la marchandise. Elle m explique qu elle est sensée contrôler et surveiller le chargement mais qu elle fait confiance aux caristes. S ils devaient constater un problème, ils l en avertiraient. «De leur côté ils vérifient la marchandise et toi après, tu dois aussi vérifier si c est bon, parce que si y a un problème après, on cherche qui a fait la connerie et qui n a pas vérifié mais les gars, je leur fais confiance, si y a un problème, je sais qu ils me le disent avant». 14h26 Le chargement est terminé. Sophie avance et descend pour refermer les portes et faire tamponner ses papiers. 14h32 De retour au camion, elle s impatiente. On ne peut pas repartir avant 14h40. «D habitude j en profite pour dormir 10 minutes» «bon, il est 35!, ça va comme ça. Retour à la casa! Je dépose la remorque et je donne le camion au suivant». Plus tard, Sophie appelle pour dire qu elle est partie à 14h40. On l informe qu il y a une «spéciale» à faire. Elle doit ramener sa remorque à l usine à 15h40, en prendre une autre qu elle devra déposer à la frontière belge puis rentrer avec le tracteur. «Bon j ai encore mon quart d heure au routier». 15h12 Coupure à La coupure. Des remorques de l entreprise stationnent sur le parking. «Ils en ont trop, ils savent pas quoi en faire alors ils les stockent 98 Elle doit reculer la remorque perpendiculairement jusqu au quai pour être déchargée par l arrière.

63 là mais le matériel se dégrade, les bâches sont déchirées c est n importe quoi». Deux collègues sont sur le parking, ils bricolent une remorque, l un d eux est le chef de parc. L autre m accueille poliment : «C est toi la blonde aux gros seins et au gros cul». Sophie est choquée «Putain, j aurai jamais cru que tu le dirais devant elle, t es pas bien toi». On va aux toilettes, ils nous rejoignent au café. Le temps de s asseoir et de le boire en vitesse, il faut repartir, ça passe vite quinze minutes. Sophie n en revient toujours pas de la réflexion de son collègue, elle s excuse dix fois pour lui. 15h35 Sur la route «Je serai pas là bas à 40! Ils vont me dire : Où est ce que t étais?» 15h43 Arrivée à l usine. Elle décroche et raccroche une autre remorque. 16h25 Sortie de l usine. 16h34 Déjà la frontière belge. Moi qui croyais voir un peu de pays, je n en verrai que le panneau. Sophie décroche la remorque (photos 15 à 16). 16h37 Demi-tour. Pour rattraper l autoroute dans la direction opposée il faut prendre un sens interdit : «Ils me font faire de ces trucs!». 16h46 Sophie me dépose sur le parking. Je retrouve sa voiture. Le chauffeur qui doit prendre le relais est garé à côté, il a pour Sophie des chaussures de sécurité neuves, des casquettes renforcées et des framboises. Il me confie le tout et file pour commencer sa tournée avec le tracteur qu elle vient tout juste de ramener. 17h30 Sophie revient en fourgonnette avec le chef de parc. Le collègue en mal de gros seins suit en voiture. Ils s arrêtent près de celle de Sophie, on fume une cigarette en discutant avant de se saluer et de se quitter. 17h50 Retour à la maison. La maman de Sophie joue à un jeu de société avec le plus jeune. L aîné est dans sa chambre avec un copain. Après le dîner, Sophie ramène sa mère chez elle. Elle est de retour vers 23h30, nous nous couchons peu après. Le lendemain, Sophie se lève à 07h. Elle se prépare puis, réveille les enfants qui doivent se tenir prêts, leur père doit venir les chercher dans la matinée. Je propose à Sophie de faire le relais entre le moment où elle va partir travailler et l arrivée de leur père. Ça l arrange. Elle me donne quelques consignes à transmettre : «Ça c est si il a mal à la tête, ça c est pour son pied, tu lui dis que». Encore à demi endormis, les enfants attendent dans le canapé en regardant des dessins animés. Leur père arrive vers 09h30, les enfants prennent rapidement leurs affaires et nous quittons la maison en laissant la clé à la voisine pour Sophie Sophie m envoie un texto dans la matinée pour savoir si tout s est bien passé. Le soir, j en reçois un second, Elle me remercie infiniment pour quelque chose que j ai fait involontairement. Je lui demande des précisions et les messages suivants m éclairent : (Orthographe des textos) -«San le fer exprès, de par ta présence tu as cloué le bec du père de mes enfants. C pour moi une superbe réponse à toutes les insanités k il a pu proférer à mon égard. Je t en remercie du fond du cœur. C énorme pour moi.» -«Etre là o bon endroit o bon moment. Il a été persuadé ke j été une moins ke rien et k j alé me planter dan le transport là il constate k il a tout faux.» Je comprends alors que le logo de l Inrets sur la voiture avec laquelle je me suis rendue chez Sophie y est pour quelque chose. Je suis d autant plus étonnée que je considérais le fait de me déplacer sur le «terrain» avec un véhicule de service comme quelque chose qui pouvait jouer en ma défaveur. Avec cette étiquette, on pouvait selon moi, facilement assimiler mon travail à une démarche de contrôle, d inspection. Or, ici j ai vu que la personne enquêtée pouvait aussi se sentir valorisée par cette démarche d une part, et par la réaction qu elle peut susciter dans son entourage. C est bien ce qui se passe pour Sophie ici : une instance publique s intéresse à elle et à son métier alors que son mari a toujours dévalorisé ce projet.

64 Photo n 1 Photo n 2 Photo n 3 Photo n 4 Photo n 5 Photo n 6 Photo n 7 Photo n

65 Photo n 9 Photo n 10 Photo n 11 Photo n 12 Photo n 13 Photo n 14 Photo n 15 Photo n

66 1. A niveau de planification du travail maximum, niveau d intervention des conducteurs minimum Un élément oppose nettement le travail réalisé par Annie et celui qu accomplit Sophie. Il s agit du niveau de planification des transports à réaliser. Minimum pour Annie, il laisse place à une grande incertitude sur le déroulement des opérations et implique une forte mobilisation pour que les transports s enchaînent malgré les aléas divers qui peuvent en perturber la progression. Maximum pour Sophie, la planification du travail opérée en amont vise à limiter les sources d incertitude, cela se traduit pour elle par une stricte application des consignes pour lesquelles un faible niveau d intervention est requis. Les transports confiés à Annie matérialisent des échanges impliquant plusieurs acteurs porteurs d intérêts et de logiques différents, parfois contradictoires ; ceux confiés à Sophie impliquent un nombre d intervenants limité. Les interactions aux points d enlèvement et de livraison des pièces détachées sont régulières et s ajustent aux seules contraintes de production de l entreprise cliente, ici une usine de montage automobile. Chaque séquence du travail de Sophie étant chronométrée, l enchaînement des opérations est rodé et se répète jour après jour. Les actes de la conductrice sont routinisés. Mais si un aléa survient, le cycle de production peut se briser, la continuité des opérations est menacée. Aussi, Sophie ne doit pas se limiter à respecter des horaires de rendez-vous très précis, elle doit aussi en permanence tenir ses responsables informés de sa progression, valider sa position à chaque étape et surtout, prévenir en cas de problème, quel qu il soit et sans tenter de le surmonter. Peu importe qu elle soit en mesure de résoudre le problème dans les délais prévus, ce n est plus de son ressort, l organisation prend le relais. En prévenant à temps, des mesures peuvent être prises (faire intervenir des «taxis»), la situation peut être rétablie. Mais si Sophie ne réagit pas immédiatement, attend de voir si les choses se débloquent d elles mêmes et dépasse finalement le délai, la situation devient critique

67 2. Perceptions de l appauvrissement des tâches du conducteur Dès la fin des années 1980, certains observateurs voyaient déjà dans la tentative de rationaliser les transports par l instauration de systèmes de navettes, une évolution de nature à rendre le travail moins intéressant et moins motivant pour les conducteurs 100. Ils voyaient dans cette forme de division du travail des ressemblances avec le travail à la chaîne. Comparaison d autant plus vive dans cet exemple que le travail de Sophie consiste à approvisionner une chaîne de montage. Sur cette chaîne qui s étend hors des murs de l usine, la conductrice n est qu un maillon mobile, soumise comme les autres ouvriers à une cadence imposée, des horaires stricts, un contrôle de son activité dont elle doit rendre compte en permanence, et une routine quotidienne. Certains des propos de Sophie traduisent une perception du métier qui tendrait à perdre de sa valeur à mesure que l intérêt des tâches qui incombent au conducteur va décroissant et que le contrôle lui, augmente. Mais ces propos sont contrés par d autres commentaires suggérant que cette évolution n est pas négative pour tout le monde. Ainsi, tout en se rangeant à l avis de certains de ses collègues qui ressentent négativement le fait de disposer d une autonomie réduite, Sophie formule ce qu elle perçoit comme le versant positif de cette évolution. «C est vrai qu on te sanctionne à la carotte et à la baguette, parce que tout se modernise malheureusement et que ça casse l image du métier, ce que ça représente. Ça représente le voyage, la liberté, tout ça c est démoli par les sanctions qu on te met si tu dépasses les temps, il faut t arrêter, il faut faire ci, faire ça mais en même temps ça donne la possibilité aux femmes de conduire, parce que maintenant, c est plus accessible pour elles et grâce à quoi? Grâce à ces relais qu on met en place, parce que sinon les filles elles pouvaient pas y accéder et maintenant elles peuvent concevoir les deux, comme moi actuellement, je suis quand même contente de pouvoir être avec mes enfants, de pouvoir m en occuper, de pouvoir gérer ça, parce que sinon t es obligée de partir et de tout laisser à quelqu un d autre quoi. Et c est vrai que les trucs des 35h, les trucs des petites tournées, c est mauvais pour le transport, mais de toute façon on te demande pas ton avis donc, ou tu laisses les autres prendre le boulot à ta place, ou tu t y plies et t as du boulot. Moi je sais que mon boulot me plait, ça me ramène de l argent, assez pour l année dernière je me suis payée mes premières vacances de ma vie avec mon salaire, la première fois que j emmenais mes enfants en vacances et que c est moi qui ait payé et ben je vais te dire, ça s apprécie. Je sais que c est contraignant et que les gars ils se plaignent, je sais bien que c est pas marrant mais en même temps, faut penser aussi aux femmes qui sont toutes seules à élever des gamins». 100 C. GERMAIN et P. NIERAT, Traction routière en longue distance : les navettes, une organisation particulière, Rapport INRETS, n 91, 1989, p 29 et C. GERMAIN, P. HAMELIN et P. NIERAT, «Le transport au quotidien : logique de production», Synthèse INRETS, n 18, 1992, p

68 Son jugement négatif concernant les évolutions du métier est fondé sur ses représentations de celui-ci, pour elle, synonyme de liberté. Son jugement positif semble lui, fondé sur sa position sociale et personnelle. Pour cette mère récemment divorcée, qui doit élever seule deux jeunes enfants et qui n avait jamais travaillé auparavant, le simple fait d être en mesure d offrir des vacances à ses garçons prend la couleur d une réussite et vaut bien quelques désagréments. Ces deux premières observations ont mis en évidence un différentiel d autonomie et de marge de manœuvre entre une conductrice impliquée dans des transports de longues distances et une autre, réalisant des opérations d acheminement des marchandises sur des petites distances. Cette différence est réelle, Annie a beaucoup plus «la main» sur l organisation de son travail que Sophie, soumise à un contrôle plus fort et à des délais de livraisons impératifs. Le récit d une journée passée avec une troisième conductrice montre que, même lorsque le travail est très organisé en amont, les capacités d initiatives et d anticipation du conducteur continuent d être sollicitées. C. Une journée avec Corinne, conductrice régionale de retour chaque jour Corinne a été conductrice internationale pendant une dizaine d années mais son souhait de fonder une famille l a amenée à quitter ce métier. Elle s est ensuite consacrée à l éducation de ses trois filles. Puis, lorsque l aînée a atteint l âge de douze ans, éprouvant le besoin de travailler à nouveau, elle a décidé de reprendre son métier de conductrice de poids lourds. Elle s est alors mise en quête d une place en courte distance lui permettant de rentrer chaque jour. Durant un an, elle a enchaîné plusieurs postes et missions en intérim qui, le plus souvent, ne lui convenaient pas à cause des horaires peu adaptés aux emplois du temps de ses enfants. Puis, une connaissance lui a parlé d un poste libre chez un grand transporteur pour faire des trajets réguliers entre une source d eau minérale et une plate-forme de distribution. Elle a obtenu ce poste qu elle occupe depuis six ans lorsque l observation a lieu. Son travail consiste à livrer aux entrepôts de cette plate forme de distribution située dans une zone industrielle du Mans, des lots complets d eau minérale qu elle charge sur le site de la source. Elle fait plusieurs allers-retours par jour (quatre le plus souvent) entre ces deux points (trente minutes de conduite par trajet). Elle commence vers 04h30 et termine vers 16h

69 Une journée avec Corinne 04h00 Lundi. Nous quittons le domicile de Corinne et nous rendons en voiture dans la zone industrielle du Mans. 04h15 Entrée sur le site. Corinne salue le gardien et gare sa voiture sur un des emplacements réservés aux tracteurs de l entreprise et aux véhicules de leurs chauffeurs. Elle partage un camion avec un autre conducteur qui roule la nuit. Les clés du tracteur sont cachées dans le pare-choc. Elle les récupère et nous grimpons à bord. Corinne constate, agacée «Il aurait pu faire le lit quand même!», règle son siège et met le contact. Un signal sonore retentit et un message s affiche sur le tableau de bord. «C est super, l informatique. Lui, il me dit toujours : niveau d huile : pas d infos». 04h20 Corinne remplit un disque et l insère dans le chrono. Elle introduit ensuite une carte magnétique dans un boîtier fixé au tableau de bord. Chaque chauffeur en possède une, les temps de travail y sont enregistrés. Elle constate qu il y a de la graisse sur le volant : «Ah, le volant il est pas propre. Ah les mecs, je te jure». 04h28 La remorque est restée à quai, elle positionne le tracteur et recule pour l accrocher. Nous quittons ensuite la zone industrielle et prenons la N23. Puis la N157 et enfin la D52 jusqu à la source où elle doit charger un lot complet d eau minérale. 05h04 Après avoir traversé un bois nous entrons sur le site. Corinne stationne devant les bureaux et descend pour annoncer son arrivée et le numéro du lot qu elle vient charger. 05h10 Corinne s arrête derrière une ligne blanche précédée d un panneau indiquant aux chauffeurs qu ils doivent attendre le signal d un cariste pour avancer. Elle débâche sa remorque des deux côtés et profite de l attente pour aller aux toilettes. Les sanitaires sont à côté. 5h17 De retour au camion, elle met de l ordre dans ses papiers. Le chauffeur qui nous précédait a terminé son chargement. Un cariste s approche de la portière : «Bon tu fais comme d hab, même punition. Vas-y entres dans la cour». Au fur et à mesure du chargement, Corinne replace les poteaux et tire la bâche. 05h31 Le chargement est terminé. Elle annonce au cariste : «Je te ramène des palettes tout à l heure!» et lui, de répondre «Tu me ramènes ce que tu veux, j m en fous, mais surtout la fille!». Corinne le trouve particulièrement grossier. Elle avance jusqu aux bureaux pour rendre ses papiers tout en m expliquant qu elle ne ramène pas à chaque tour l équivalent de palettes qu elle a emportées, ce serait une perte de temps et un surplus de manutention. Elle apporte une seule fois, l équivalent des tours qu elle doit faire et cela au moment qui l arrange le mieux : «Alors là, normalement il me faut des palettes, mais je n en ai pas. Mais c est pas grave. Je m arrange avec les caristes, eux [au bureau] ils ne le savent pas. Tant que je suis réglo avec les palettes. Je les ramène après, ça se passe très bien. Sinon, j aurais dû aller en prendre 32. J y vais une fois dans la journée et puis c est bon. ( ) sinon, ça me saoule, faut que je fasse la queue là-bas. Donc non, je dis rien, je marque 32, au prochain tour je vais en ramener 96 mais je marque quand même 32. Donc comme ça, on s y retrouve et moi, j y vais qu une seule fois. Et les caristes ils disent rien, ils me font confiance. Et puis, ça fait six ans et demi que je fais ça donc». 05h45 Nous quittons le site et faisons le trajet inverse jusqu au Mans. 06h18 Au poste de gardiennage des entrepôts, Corinne demande sur quel quai elle peut décharger et annonce le numéro du lot qu elle vient livrer. «Dismoi où t as de la place? Ça finit par 201». Le gardien téléphone aux entrepôts. Corinne coupe le moteur. Il lui répond «9 à 12 en épicerie». Corinne fait la moue et redémarre. Je lui demande pourquoi elle semble contrariée, elle me répond : «Parce qu on est trop loin des machines à cafés. Au début, je lui demandais au gardien : Tu peux me mettre en DPH 101?, et lui : Ah ouais, tu vas pouvoir aller boire le café. On peut y aller aussi mais c est plus loin. Et puis j aime mieux les mecs au DPH». 06h22 Elle commence la manœuvre de mise à quai pour le n 12, seul libre. 06h24 Stoppe pour ouvrir ses portes. 06h25 Remonte et recule à nouveau. Avant de quitter la cabine, Corinne passe un coup de fil chez elle pour réveiller ses filles et faire des recommandations à la cadette qui se remet d une bronchite. On accède au quai par un escalier métallique. Bonjour au cariste. Un chauffeur assis sur une palette attend que sa remorque soit vidée. À notre passage, il interpelle Corinne. Ils se connaissent, il venait charger à la source il y a quelques années. Il nous accompagne à la machine à café puis dehors. Après l échange habituel de nouvelles sur le travail, une discussion s engage sur les femmes dans le métier. Elle commence par cette annonce : «On avait une femme, c est fini. C était trop dur, en plus ça fout le bordel. Sur dix mecs y en avait huit à vouloir la sauter. C était trop dur, c est pas un métier pour les femmes, c est trop physique. Décharger au transpalette à main elle était pas capable». Un chauffeur à côté de nous réagit «Mais on n est pas sensés le faire de toute manière» 102. L ancien collègue de Corinne acquiesce mais ne poursuit pas la discussion avec lui. Corinne admet que l argument de la force physique est valable mais estime qu avec la variété de transports possibles, les femmes peuvent trouver des «boulots» qui leur conviennent. Son collègue a des idées très arrêtées sur la question, il parle et 101 «Droguerie, parfumerie, hygiène». 102 En effet, les conducteurs ne sont pas tenus de faire la manutention de leur chargement pour les envois supérieurs à trois tonnes. Ils sont pourtant nombreux à le faire, du personnel dédié à cette activité n étant pas toujours disponible.

70 argumente beaucoup et ne laisse pas la possibilité à Corinne de lui répondre. Puis, il finit par résumer l essentiel de son propos ainsi : «Chacun son métier» et Corinne de répondre avec ironie : «Oui, les femmes à la maison». Il cherche à y mettre les formes mais cache difficilement que c est bien ce qu il pense. Il poursuit la discussion qui a tournée au monologue. Regrette le temps où les «mamans» s occupaient de leurs enfants qui, du coup, «filaient droit» alors qu aujourd hui ils sont «laissés à l abandon». Corinne rétorque qu elle n a pas l impression d avoir abandonné ses filles, elle est à la maison tous les soirs comme n importe quelle autre femme qui travaille. A plusieurs reprises ce chauffeur répète que les femmes ne peuvent pas faire ce métier et cela, alors même qu il s adresse à une femme qui le fait. Corinne a beau se tenir face à lui, sur une plate forme de déchargement à 7h du matin et attendre pour vider son 40 tonnes, il ne la considère pas comme un routier! 07h07 Retour au camion. Ce chauffeur extrêmement bavard et pessimiste sur à peu près tout, nous a farci la tête. «Tu vois des fois j ai envie d aller causer puis après, des fois tu te dis : ah merde, j aurais dû rester dans mon camion. Mais bon là, je pouvais pas y échapper». 07h11 La remorque a été vidée, Corinne déplace le camion jusqu aux quais destinés aux emballages pour charger des palettes. «Je vais en prendre 96. Comme ça, je vais y venir qu une fois. Sinon, faudrait que je vienne trois fois, j ai pas envie.». Elle salue le cariste, lui annonce «6 de 14 et 1 de 12». Le cariste dépose les piles de palettes au bout du quai avec son chariot électrique. Tranquillement, Corinne les pousse au fond de sa remorque avec un transpalette à main. 07h22 Elle avance son camion jusqu à un endroit précis où elle a l habitude de s arrêter pour fermer ses portes. «J ai mon petit endroit pour fermer mes portes. Parce que y a des endroits où la remorque elle est un peu désarticulée. Donc des fois, elle va être plus dure à fermer, ou le haut ne s enclenche pas et là, impeccable, le sol il est bien, et mes portes se ferment nickel. Donc j ai choisi mon endroit». De retour au camion, elle me dit être pressée d en finir. Elle pense pouvoir terminer vers 14h au lieu de 16h, si elle parvient à faire trois des quatre tours prévus pour la journée, avant midi. «Aujourd hui je me dis : plus je le ferais vite, plus je finirais tôt. Faut que j arrive à passer trois tours ce matin. Parce qu à 12h30 ils changent d équipe, à midi ils vont pas se faire chier, ils me videront pas. C est fonctionnaire : à 12h15 ils se cassent, les autres arrivent qu à 12h45. Donc, il faudrait que j arrive à 11h15 c est pas gagné quand même. Comme ça, ça me ferait finir vers 14h. C est très optimiste mon affaire. Mais ça m est déjà arrivé». 07h28 Nous reprenons la route, direction la source d eau. Corinne s arrêterait bien dans un bar qu elle connaît pour prendre un café mais elle préfère gagner du temps. 08h00 Bureau. Un camion est juste derrière nous, Corinne se hâte. «Je vais aller m inscrire avant lui pour pas qu il me pique mon tour. Je marquerai mes kilomètres après». 8h08 Arrêt derrière la ligne. Petit tour aux toilettes. Le temps de débâcher un côté de la remorque, on lui fait signe d avancer. 8h12 Un cariste vide les palettes et commence à charger les bouteilles d eau. 8h37 Le chargement est terminé. Un camion s est garé à côté de nous. Une jeune fille descend et vient nous faire la bise. Elle doit avoir une vingtaine d années et roule en national. 8h40 Bureau 8h45 En remontant dans le camion, Corinne fait des pronostics sur ses chances de tenir les délais qu elle s est fixés : «Si tout va bien, dans deux heures on est revenues, ça ferait 10h45 ça va être dur ½ h ici, ça me fait arriver à 11h45 là-bas c est faisable. Mais faire les trois, ça veut dire vider, vider le troisième. Donc il faut que j arrive assez vite pour qu ils soient disposés à me vider». 09h17 A l accueil, on indique à Corinne un espace de déchargement libre. Elle pressent que ce n est pas forcément le plus avantageux pour elle et en propose un autre. La jeune fille chargée de dispatcher les camions sur les différents quais admet ne pas avoir de préférence pour l un plus que l autre, contrairement à Corinne qui lui démontre que le temps d attente ne sera pas le même dans les deux cas. Cor : «Bonjour Céline ça va?» Cél : «Comme un lundi» Cor : «Ça finit par 302, t as ça?» Cél : «9 à 12» Cor : «C est là que t as le moins de camions? En DPH, t as pas de place? T en as combien en DPH?» Cél : «Oh ben n importe parce qu en épicerie j en ai trois et si tu y vas ça fait quatre, ça fait complet. Et en DPH j en ai deux et si t y vas ça fait complet» Cor : «Oui mais ça fait moins de camions avant moi. Que l autre ça peut en faire trois avant moi. Là, ça va faire un seul parce que celui qui y est ils ont coupé à 9h, il est déjà commencé, donc ça en fait qu un avant moi, c est mieux. On fait comme ça alors?» Cél : «OK» 09h23 Corinne manœuvre pour se mettre à quai. Presque à cul, elle descend du camion, ouvre les portes, puis remonte à bord et recule. 09h25 Nous allons prendre un café et un en-cas au distributeur. Dans la salle de repos, des chauffeurs discutent, café et cigarette à la main. Après les avoir salués, nous nous asseyons un peu en retrait. 10h03 De retour au camion, Corinne consulte son moniteur de bord. Un message lui a été envoyé par son chef. Le dernier tour est annulé pour tous les jours de la semaine, sauf aujourd hui, dommage!

71 10h10 Elle avance le camion et descend pour refermer les portes, remonte, redémarre. 10h12 Nous passons le poste de garde et entamons le troisième tour. La fatigue se fait sentir «j ai même la flemme de passer mes vitesses». 10h40 À l approche de la source, Corinne fait des prévisions : «si tout va bien, dans ½ h je peux être repartie. Ça peut être bon, à condition qu il n y ait personne avant moi à vider». 10h45 Arrivée à la source. Une jeune fille se trouve au bureau en même temps que nous. Les deux conductrices échangent quelques mots. La jeune raconte comment l avant de son camion a été abîmé par un chevreuil. C est la deuxième jeune femme croisée sur ce site depuis le matin, toutes deux aussi jolies que sympas. Je fais remarquer à Corinne que le «paysage» change considérablement pour les hommes qui fréquentent ces lieux. Elle me répond qu en ce qui concerne les routiers «Il va falloir qu ils s y fassent», quant aux caristes «Ils sont contents, ça leur plait aux caristes». 10h47 Retour au camion 10h52 En place derrière la ligne blanche. «Bon, on a nos chances, si il me saute dessus tout de suite, c est bon. Il est 10h50, si je pars à 11h15, à 11h45 je suis là-bas. Tu vois, si j avais dû aller chercher des palettes avant, c était pas gagné». 11h10 Fin du chargement. Il faut repasser au bureau mais deux camions sont arrêtés devant nous, avant la sortie. «Pour l instant c est toujours bon. Il [le cariste] est allé très vite. Mais regarde moi les camions là-bas, ils peuvent pas avancer? Si ils restent là trop longtemps, ça va plus être bon cette affaire». Corinne me tend les papiers à déposer au bureau pour pouvoir continuer d avancer. 11h16 On sort. «Bon, on a encore nos chances. Je dois encore faire 15 minutes de coupure mais c est pas un souci, je ferais 15 minutes à quai et en attente, parce que bon, c est pas gratuit. Non, pour moi la coupure c est quand je m arrête dans un bar ou je vais quand même pas leur en donner de trop». Alors qu elle ne cesse de faire des prévisions sur l heure à laquelle elle aura fini son travail, Corinne précise qu à son entourage, elle ne donne aucune information de ce genre. La part d incertitude est trop grande. «Moi, les calculs, je ne me hasarde pas. Quand les filles elles m appellent A quelle heure tu rentres?, Comment je peux savoir, les filles. Qu est ce que vous voulez que je vous dise?, Je ne peux pas leur donner une heure avec certitude. Pour moi, je suis sûre que j ai fini quand je suis dans ma voiture. Autrement non, on peut toujours me dire : Tiens, vas donc déposer cette remorque». 11h42 Entrée zone industrielle. «Normalement, c est bon». Corinne pense déjà à la sieste qu elle va pouvoir faire avant le retour de ses filles vers 17h. 11h48 Céline s apprête à débaucher. Le collègue qui prend la relève est arrivé, ils chahutent dans le bureau. Cor : «Ça finit par 403» Cél : «C est la dernière» Cor : «Non. Ah! Pour toi c est la dernière». Céline lui annonce que tous les quais sont pris, sauf à la brasserie mais le chef d atelier ne veut pas prendre le chargement, il n y est pas obligé, ça ne fait pas partie de son secteur. Corinne est «dégoûtée», elle me propose de rentrer déjeuner chez elle. 12h05 Au volant de sa voiture : «On se casse. C est pas la peine de rester là. On pourra pas repartir avant 13h30, on ne va pas poireauter pendant une heure et demie. Même que t aurais pas été là, je me serais cassée». Les prévisions de la matinée n ayant plus cours, Corinne en établit d autres. Dans cette nouvelle programmation, la sieste a disparue : «Bon alors, mettons qu on parte de là-bas à 13h30, ça fait finir vers 15h30, c est moins bien. Donc je pense que je ferais pas de sieste, c est pas la peine.» 13h10 Après avoir déjeuné de sandwichs chez elle, nous reprenons la voiture. 13h43 Corinne récupère son camion qui a été vidé pendant son absence et entame le quatrième et dernier tour de la journée. «Tu te rends compte qu on pourrais finir là. Il n a pas mis de bonne volonté, il aurait pu. C était trois quarts d heure avant qu il parte, c est pas lui qui le fait [le déchargement], c est quelqu un d autre, mais bon, il avait pas envie. Et tu vois, par rapport à ça, tu te tapes deux heures de plus». 14h30 Arrivée à la source, Corinne apprend qu il y a une panne informatique, les temps de chargement seront plus longs car les caristes doivent noter les références des produits à la main. On ne peut pas lui dire combien de camions la précèdent. «On va pas s énerver, on va suivre le mouvement, je vois plus que ça. Pour quelqu un qui voulait finir à 14h. Ah l autre, je te jure, il me la copiera celui là. Comment tu veux que je prévoie l heure à laquelle je vais finir? C est jamais possible!». 14h40 Arrêt au STOP. Un chauffeur vient à sa rencontre et confirme la panne. «Bonjour. Alors il parait qu ils sont en panne d informatique. Merde. Ils chargent quand même?», «Ils chargent quand même mais ils sont en manuel». Corinne débâche la remorque. Un cariste s active à charger le camion qui nous précède. «Alors celui là, c est le plus nerveux de tous. Mais une fois, il m avait embouti mon camion». 14h57 Par un coup de klaxon, le cariste fait signe à Corinne d avancer. «Salut Christophe, je prends des minis». 15h10 Le chargement est terminé. Corinne attend deux minutes avant de démarrer pour finir sa coupure 103. Pas une de plus, Christophe est pressé de nous voir libérer la piste. 15h15 Bureau 103 Elle a profité du chargement pour faire une coupure de quinze minutes ce qui lui évitera de s arrêter ensuite sur le trajet pour faire cet arrêt obligatoire et lui permettra de terminer plus tôt.

72 15h20 Nous quittons l usine. Corinne salue de la main des chauffeurs arrêtés. «Il est 20, à 50 on est là-bas et à 16h15 on est dans la voiture. C est dur. Tu sais, y a des jours où je m en fous de finir plus tard mais aujourd hui, je suis trop fatiguée». 15h57 Au poste de gardiennage : «Ça y est, on arrive à l écurie». «Bonjour, c est le dernier, qui finit par 901. Dis-moi où je l abandonne» «Au 9 à 12» «D accord. À demain, au revoir». 15h58 Corinne recule pour se mettre à quai. S arrête pour ouvrir les portes de la remorque, remonte et se positionne au quai n 12. Elle me demande de déposer le bon de livraison sur le bureau du chef de quai pendant qu elle décroche la remorque. A mon retour elle s affaire autour du camion. Débranche les câbles, relève la remorque, baisse les béquilles. 16h04 Elle avance le tracteur et le stationne sur les places réservées aux véhicules de l entreprise, près de la sortie. 16h07 Coupe le moteur. Retire disque et badge et remplit ses papiers «Travail : 11h10. Le mec de vendredi, il a fait 4 tours, il a fait 11h15, c est bien». Elle passe encore un coup de lingette sur le tableau de bord puis rassemble ses affaires, chaussures de sécurité, gants au cas où elle devrait prendre un autre camion, «Je prends tout ça parce que si le gars il tombe en panne cette nuit, je l aurais pas demain matin [ce camion]. Tu vois, dans nos camions, on peut rien mettre. Moi j ai juste mis ce petit tapis là, parce que comme on peut pas passer l aspirateur, ça permet de laver régulièrement. Mais en dehors de ça, on peut rien mettre parce que du jour au lendemain, ils nous piquent nos camions. Tu peux pas installer des trucs.». Elle remet les clés dans le pare-choc. Nous montons dans sa voiture et quittons le site. 1. Une relative marge d autonomie Le travail de Corinne est dicté par le nombre de tours qu elle doit effectuer entre la source d eau et la plate-forme de distribution, mais elle n est pas soumise à des horaires précis, ni pour le chargement, ni pour la livraison de la marchandise. Aussi dispose-t-elle d une marge de manœuvre plus importante que Sophie pour organiser son travail. Elle a même la possibilité d en modifier certaines composantes et de les tourner à son avantage. Par exemple, alors qu elle est sensée après chaque livraison, restituer à la source l équivalent de palettes emportées, elle ne fait cette opération qu une fois par jour. Elle s est «arrangée» avec les caristes pour leur rapporter, au moment qui lui convient le mieux, le nombre de palettes correspondant aux tours effectués dans la journée. Elle peut aussi faire le travail plus vite. Corinne décide au cours de la matinée d accélérer le déroulement des opérations pour finir plus tôt et récupérer quelques heures de sommeil avant le retour de ses enfants de l école. Elle veut livrer son troisième chargement avant le changement d équipe de midi aux entrepôts, ce qui lui ferait gagner deux heures. Il y a donc un certain équilibre entre les contraintes de son travail et ses possibilités de mises à distance des contraintes. «Quand je cherche un contre, à ce que je fais là, je pourrais dire : c est toujours pareil, mais en même temps, je me dis que non, c est pas un contre parce que j ai pas de surprise. Je connais les habitudes de tout le monde, je sais comment faire par rapport à leur temps de coupure, leur façon de travailler, j essaye de gérer ça pour que ça m arrange moi. Non, y a pas de contre.»

73 Comme ses collègues, Corinne a d abord perçu négativement le fait que son véhicule soit satellisé. Surtout en comparaison de la marge d autonomie dont elle disposait lorsqu elle faisait des voyages internationaux une quinzaine d années auparavant. Mais une fois le principe accepté, elle s est rendue compte que ce système la dispensait de rendre compte de son travail. Les contacts qu elle a avec son entreprise s en trouvent limités et passent le plus souvent par le biais de son ordinateur de bord 104. Elle dit se sentir relativement indépendante, libre de faire ses pauses quand elle l entend et où elle le souhaite, de «se gérer» et s estime plus libre qu elle ne pourrait espérer l être dans un emploi sédentaire. «On est quand même par rapport à avant, vachement plus surveillés. Moi je suis satellisée hein. Donc je suis quand même vachement surveillée quoi. Même si maintenant j y pense plus mais au départ, quand on nous a collé ça. C est juste dans la tête mais le fait de savoir qu ils savent où t es, si t es arrêtée, si t es en coupure, si t es machin t es libre sans être libre. Cela dit, y en a qui disent le Qualcomm 105 c est chiant mais finalement je trouve ça pas mal. Parce que des fois, j appelle Laval, j ai pas envie de causer, l autre, à Laval, je lui envoie un message, comme ça je cause pas. En fait, ce qui me plait, même si je vais pas loin, c est que malgré tout, même si je suis satellisée, je reste un petit peu indépendante. Je suis toute seule, si j ai envie de faire une pause, je la fais, je suis quand même libre, je m arrange, je me gère. Bon là, je veux pas faire de pause parce que je veux finir de bonne heure parce que je suis fatiguée mais bon, autrement, je m arrête une demi-heure, je gère mon truc, on ne me casse pas les pieds. Y avait des midis, cet été, j avais envie de faire du shopping, je m arrêtais au supermarché le midi, je faisais ma coupure là-bas et j allais faire un tour dans les magasins, le midi. Voilà. Et ça, ça me convient. Si jamais tu vas bosser dans un magasin ou n importe où, on va te dire : Là, c est l heure de la pause de telle heure à telle heure. Ah là, vous avez pointé une minute en retard. Là, si jamais ce matin, je m étais réveillée en retard, c est pas grave. Je serais arrivée à la source qu à 5h30 et puis voilà, personne ne m aurait rien dit. Donc ça, pour moi ça c est bien. Qu on ne m espionne pas trop.» D après la sociologue Françoise Piotet, la mobilité des lieux de travail tend à réduire la relation de subordination de l employé vis-à-vis de sa hiérarchie. Elle estime que «même s il existe désormais, notamment avec les téléphones portables, des moyens de contrôle à distance, il est évident que le fait de travailler dans des lieux variables est un premier signe manifeste d autonomie» Une attention particulière à ses comportements vis-à-vis des hommes Les comportements de Corinne ainsi que certains de ses commentaires, suscitent quelques réflexions concernant la position marginale des femmes dans ce métier. Corinne a raconté sa période d intégration dans l entreprise, rendue difficile par l attitude de ses collègues qui 104 Sophie a eu une démarche semblable lorsqu elle a tenté d envoyer un message par le biais de son moniteur de bord pour éviter une conversation téléphonique avec son responsable. 105 Nom du fournisseur de technologies mobiles de son entreprise. 106 F. PIOTET, Emploi et travail : le grand écart, Armand Colin, Paris,

74 l avaient tout simplement «ignorée» pendant plusieurs mois. Ce n est qu après l arrivée d une autre femme - dont ils désapprouvaient le comportement - et après que Corinne ait admis ouvertement qu elle faisait un travail moins difficile que ses collègues - et n avait pas l intention d en changer qu elle a constaté une amélioration de ses rapports avec eux. «Tu sais, quand je suis arrivée, j étais pas du tout acceptée. Y avait pas de femme d abord, je suis la seule. Et quand je suis arrivée là, ils voulaient pas de moi. Personne ne me parlait, personne ne me disait bonjour, on m ignorait. C est comme si j avais pas existée. Et ça a duré quand même plusieurs mois. Et en fait, ça s est fait en deux trucs. J ai eu mon contrat en CDI et en même temps, y a une autre femme qui livrait les magasins. Et l autre, elle a voulu se la péter : je suis la meilleure, je vais tout casser, tu vois le genre. Alors ça, les mecs ils ont pas du tout, du tout accepté. Et moi, ça m a servi parce qu ils ont vu la différence. Et y en a qui sont venus me voir du coup, pour se plaindre d elle. C était assez étonnant. Ils sont venus me voir et ils m ont dit : T as vu son allure et elle veut faire ci, elle veut faire ça et à partir de là, après ils étaient sympas avec moi. Non mais je pense qu ils ont eu un mauvais exemple là, et ils se sont dit : finalement, celle qui est là, elle est peut-être pas si mal que ça. On l entend jamais et voilà. Après, ça a été mieux, mais ça a mis bien six mois. Et puis je leur ai dit : mais moi je gagne moins cher que vous, je fais un travail moins dur donc je gagne moins cher que vous, mais ça me convient. C était une façon un peu de dire : Mais y a pas de quoi être jaloux. Je ne vous prends pas votre boulot parce que je serais incapable de le faire. Y en a, ça les a rassurés que je leur dise ça : Votre travail, je ne suis pas capable de le faire. C est pas les heures, c est le travail physique». La difficile intégration de Corinne parmi ses collègues de travail, illustre avec évidence comment les résistances des hommes à la présence des femmes peuvent se manifester (le comportement du conducteur rencontré sur le quai de chargement durant la journée d observation en est une autre illustration). «Bousculant les habitudes d un milieu masculin, la présence des femmes contribue à désacraliser des professions appuyées sur des vertus viriles, incorporées au cours de la socialisation et renforcées au cours de l exercice de la profession», indique Françoise Battagliola 108. La réaction tout à fait différente des personnels de quai à l égard des conductrices confirme, selon nous, cette idée. Pour les caristes, la présence féminine ne comporte pas d enjeu, ils la considèrent comme un simple agrément alors que pour les routiers, elle peut être perçue comme une menace pour leur identité dans ce métier. Identité fondée sur la valorisation de qualités masculines telle que la résistance physique. D après Sabine Fortino, l argument de la force physique systématiquement avancé par les hommes pour justifier leur opposition à la mixité de certains emplois, est «un faux prétexte pour écarter les femmes. [ ] Alors même que les techniques ont évolué et 107 Parmi l ensemble des chauffeurs travaillant pour ce transporteur, Corinne est la seule à faire des trajets réguliers. Ses collègues font essentiellement des livraisons dans les supermarchés. Il arrive que l on demande à Corinne de livrer des magasins, elle trouve ce travail plus difficile en raison de la manutention des marchandises et des conditions matérielles dans lesquelles les livraisons ont lieu. Lorsque les chauffeurs ne disposent pas de transpalette électrique, par exemple. 108 F. BATTAGLIOLA, «Le travail des femmes : une paradoxale émancipation», in Y-C ZARKA (Dir.), Le Travail sans fin? Réalités du travail et transformations sociales, Presses Universitaires de France, 2001, p

75 nécessitent moins fréquemment qu avant la mobilisation de la force physique dans l accomplissement des tâches, cet argument classique ne disparait jamais complètement des discours masculins» 109. Une fois le contact établi avec ses collègues, Corinne doit encore veiller à maintenir des rapports de travail satisfaisants, ses comportements visent alors surtout à éviter les situations désagréables dans lesquelles elle pourrait ne plus se sentir à sa place. Lorsque les discussions deviennent grivoises par exemple, que les hommes, emportés par l effet de groupe, oublient sa présence ou au contraire, focalisent leur attention sur elle. «Y a une chose que j ai remarqué, je sais que je le gère très bien aussi, c est que surtout l été, quand y a de l attente, tu te retrouves avec plein de chauffeurs, souvent les mêmes mais tu discutes avec un ou deux et t en as trois, quatre qui arrivent, le groupe augmente, et ben là, faut s en aller. Parce que là, systématiquement, l effet de groupe c est affreux. Là ça commence les vannes. Donc quand je vois que je dis : J ai des papiers à faire. Maintenant je le sais. Mais avant, je savais pas gérer ça comme ça. Maintenant, en fin de compte, mon comportement il est en rapport avec ce que j ai en face de moi. Si le mec drague et que c est gentiment, je me dis : après tout, c est le jeu, c est comme ça. Donc là, ça pose pas de problème, finalement je réponds un petit peu sur le même ton, donc gentiment. Maintenant, quand c est vraiment vulgaire parce que des fois c est le cas, là je ne suis plus gentille. En fait, je renvoie juste leur comportement. Je pense qu au bout d un moment, c est à nous de donner le ton. C est vrai qu au départ, quand tu commences, t oses pas. Tu te laisses un peu malmener quelque part». 109 S. FORTINO, La mixité au travail, La Dispute, Paris, 2002, p

76 Corinne Sophie transports réguliers Annie transports à la demande Tableau n 7: Comparaison des principales composantes du métier selon les formes d organisation du travail Niveau de planification du travail Niveau d incertitude dans le déroulement Niveau d implication des opérations prévues de la conductrice Forme «ancienne» ou «classique» d organisation des transports dont les principales composantes perdurent pour les grands routiers Faible Fort Fort Faible Consignes données par l entreprise au coup par coup, en fonction de la localisation du conducteur, du fret trouvé et dans le cadre de la semaine. Tournée pré organisée, ajustée aux contraintes de production de l entreprise cliente. Rendez-vous impératifs Tournée qui se répète quotidiennement Points de départ et d arrivée fixes, Temps de trajet connu. Nombre de navettes par jour variable Peut adapter une prescription Les intervenants sont nombreux, ont des intérêts et des logiques différents L entreprise ne maîtrise que les aspects contractuels des transactions en cours, pas les aspects pratiques lors de la matérialisation des échanges comme : - la disponibilité des personnels et matériels aux points de chgt/dechgt - les conditions de circulation lors des déplacements - la coordination entre les consignes de transport, les conditions réelles des opérations, les contraintes réglementaires Entièrement tournée vers les objectifs à atteindre. Seule la conductrice peut intervenir pour «faire avancer les choses» si un problème se présente. Elle a une fonction régulatrice Ses savoir-faire et savoir-être sont fondamentaux, notamment sa capacité à faire preuve d initiative Niveau de contrôle de son activité Uniquement pour pouvoir organiser la suite des opérations Formes «nouvelles» d organisation des transports qui modifient considérablement le contenu du travail des conducteurs Fort Faible Faible Fort L organisation des transports prend en compte Peu de choses dépendent d elle en dehors de la l ensemble des contraintes dont l entreprise cherche à conduite et des opérations de manutention. avoir la maîtrise. Les aspects économiques, pratiques et La gestion de contraintes ayant lieu en amont, la réglementaires sont intégrés dans cet ensemble de conductrice n a qu une fonction d exécutante contraintes. Sa marge d initiative est limitée, voire Le nombre d intervenants est limité, leurs intérêts déconseillée convergent pour faire fonctionner l ensemble du système Des aléas peuvent toujours survenir : embouteillage, problème matériel Véhicule satellisé + doit rendre compte de l avancement des opérations à chaque étape par téléphone. Fort Faible Moyen Moyen Des aléas peuvent toujours survenir et la conductrice est tributaire des horaires de travail et des habitudes du personnel de quai aux points de chargement/déchargement L objectif est global pour la journée, bénéficie d une marge plus importante pour s arranger avec les contraintes, les tourner à son avantage. Peut prendre des libertés par rapport aux prescriptions : démarrer plus tard ou finir plus tôt en faisant le travail plus vite. Véhicule satellisé, pas d interaction pour rendre compte de son travail

77 Conclusion du premier chapitre Les principales composantes du métier perdurent pour les grands routiers, mais la réglementation sociale est davantage prise en compte En accompagnant une conductrice de longue distance durant une semaine de travail, nous avons pu constater que, sur de nombreux points, les composantes de son travail étaient semblables à celles que connaissaient d autres conducteurs dans une période plus ancienne. Pour cette conductrice, comme pour les grands routiers des générations précédentes, la réalisation effective du travail prescrit dépend pour une très large part des multiples compétences qu elle est capable de mettre en œuvre pour faire face à une grande diversité de situations. Ainsi, tout comme cela avait été démontré en ergonomie et en sociologie dans les années 1970, les conducteurs de longue distance d aujourd hui continuent d agir en régulateurs de contraintes. La seule évolution majeure entre ces deux périodes concerne la prise en compte et le respect de la réglementation de sécurité sur les temps de repos et de conduite que les conducteurs actuels intègrent comme une contrainte temporelle supplémentaire. L autonomie des conducteurs est réduite lorsque le travail est rationnalisé mais des marges d initiatives restent possibles Les deux observations avec des conductrices effectuant des trajets réguliers montrent que la généralisation de dispositifs visant à réduire les durées d acheminement des marchandises et à accroître le suivi et la maîtrise de la succession des opérations de transport, passe par une rationalisation du travail des conducteurs et se traduit par une réduction de leur autonomie réelle et un contrôle plus fort de leur activité. Pour autant, le niveau de pré-organisation des opérations est variable d une structure à l autre. Sophie est soumise à des horaires de livraison prédéfinis qu elle est tenue de respecter strictement. Elle doit rendre compte de sa progression à chacune des étapes de sa tournée et, en cas d imprévu ou de retard, elle doit en informer immédiatement ses supérieurs avant de prendre la moindre initiative. Corinne, elle, doit réaliser un nombre de trajets donné dans un temps imparti. Mais à la différence de Sophie, elle peut adapter librement ces prescriptions en fonction d éléments divers comme la disponibilité du personnel chargé de la manutention ou son état de fatigue. Ainsi, elle garde une marge de manœuvre et d initiative significative

78 Même dans les postes journaliers, l articulation des temps du travail aux temps de la famille ne présente pas un caractère évident Les observations du travail en courte distance montrent que si ce type de postes peut convenir aux femmes qui ont des enfants, celles-ci ne sont pas assurées d avoir des horaires de travail qui s accordent avec ceux de la famille. En dépit du contrat spécifique négocié par Sophie pour avoir des horaires fixes, le jour de l observation, sa tournée terminée, son responsable lui a demandé de faire un transport supplémentaire. Quant à Corinne, elle dit ne pas tenir son entourage informé de ses horaires car elle n est jamais sûre de pouvoir finir à l heure prévue. Ainsi, même en courte distance, l ajustement des contraintes du travail avec celles de la famille ne semble pas présenter un caractère évident. Une tendance à minimiser les inconvénients du travail au profit des bénéfices qu il procure Concernant le rapport au travail, il apparaît que ces trois femmes ont tendance à minimiser les désagréments du métier au profit des avantages qu elles en retirent. Sophie aspire parfois à un relâchement du contrôle de son activité mais, en contrepartie, ce travail soumis à peu de variation lui assure une relative régularité sur laquelle repose la gestion des rythmes familiaux. Corinne, quant à elle, est convaincue d avoir des conditions de travail beaucoup moins contraignantes en termes de contrôle de son activité que dans les emplois qu elle a occupés précédemment. Elle parvient même à prendre son parti des outils de localisation des véhicules qui lui permettent de prendre encore de la distance avec ses supérieurs en réduisant les occasions de contacts directs avec eux. La satisfaction de ces deux femmes tient à l indépendance économique et physique dont elles disposent en travaillant à l extérieur du foyer tout en continuant d y tenir leur rôle de mère et/ou d épouse d une part, en évoluant dans un milieu de travail éloigné des contraintes associées aux emplois sédentaires, d autre part. Quant à Annie, il s agit surtout de profiter le plus longtemps et le plus intensément possible d un style de vie qui la faisait rêver depuis l enfance et qu elle n a pu atteindre que tardivement. Son rapport au métier est particulier. Planter un week-end sur la route, par exemple ultime «désagrément» pour la plupart des routiers n en est pas un pour elle

79 S intégrer et évoluer dans un milieu masculin implique des comportements spécifiques de la part des femmes Travailler avec des hommes, les côtoyer en bonne intelligence, avoir des relations agréables avec eux, se faire respecter et reconnaître comme des professionnelles, dépend largement des capacités des conductrices à prendre en compte les repères identitaires de ce groupe professionnel. L identité de métier des routiers repose sur un socle de valeurs masculines. Femmes dans un «métier d hommes», les conductrices s exposent à l agressivité de leurs homologues masculins qui voient remise en cause, par leur simple présence, leur propre légitimité à faire ce travail réputé difficile. Ainsi, pour s intégrer à ce collectif de travail, les femmes doivent tout à la fois : montrer qu elles sont capables de faire ce métier (en se débrouillant seules), ne pas se poser en rivales (quitte à dire qu elles font un travail moins difficile), et maintenir une attention permanente à leurs comportements pour ne pas risquer qu ils soient mal interprétés (en s interdisant toute attitude qui pourrait nuire à leur réputation et jeter le discrédit sur leurs ambitions)

80 Chapitre- 2 : Caractéristiques des postes et conditions de travail des conductrices Ce chapitre vise à systématiser, à partir des données de l enquête par questionnaires, la description des conditions de travail des conductrices. D une part, en distinguant leur situation selon le type de déplacements qu elles réalisent 110, d autre part, en tentant de les comparer avec ce que l on sait de la situation des conducteurs hommes. Précisions méthodologiques Les données présentées dans ce chapitre sont issues de la seconde phase de l enquête par questionnaires, à destination des conductrices actuellement en activité. Parmi les 77 femmes à nous avoir renvoyé ce second questionnaire, sont exclues pour ce qui concerne la description de leurs conditions de travail, quatre conductrices travaillant à leur compte (indépendantes) ainsi que sept conductrices employées dans des entreprises n ayant pas pour activité principale le transport (entreprises réalisant des transports pour compte propre). Nous avons choisi de ne pas les prendre en compte dans l analyse de leur travail afin de ne pas fausser les résultats de l ensemble. En effet, selon le secteur d activité dont ils relèvent, les conducteurs ont des conditions de travail différenciées, notamment sur le plan des durées de travail, aussi avons-nous décidé de ne considérer que les 66 conductrices salariées du secteur des transports (salariées d entreprises de transport pour compte d autrui). L échantillon s en trouve réduit mais il devient homogène et directement comparable à la population correspondante dans l enquête «conducteurs de poids lourds 1999» de l INRETS Généralités Considérons d abord l ensemble des conductrices salariées du secteur des transports (voir encart méthodologique ci-dessus). La plupart sont embauchées en contrat à durée indéterminée et travaillent à plein temps (parmi les rares femmes travaillant à temps partiel, aucune ne souhaiterait être à temps complet). Elles ont des durées de travail toujours supérieures à celles des ouvriers sédentaires, travaillent 50 heures par semaine en moyenne pour un salaire net mensuel de 1444 auquel s ajoutent, pour toutes, des frais de déplacement d un montant variable. Elles travaillent essentiellement le jour, conduisent le plus souvent 110 On distingue les conductrices et les conducteurs qui s absentent plusieurs jours de leur domicile de celles et ceux qui regagnent leur foyer chaque jour. Pour des raisons pratiques, nous traduisons souvent cette opposition par les termes de «conducteurs(rices) de longue distance» et «conducteurs(rices) de courte distance», symbolisés dans les tableaux par les initiales «LD» et «CD». 111 Pour rappel, les résultats de cette enquête figurent dans P. HAMELIN et M. LEBAUDY, Enquête auprès des conducteurs de poids lourds. Résultats de l enquête menée à l automne 1999, Rapport final INRETS,

81 toujours le même véhicule, un ensemble articulé d un PTAC supérieur à 38 tonnes qu elles sont seules à utiliser pour réaliser des transports non spécialisés. Leurs trajets et leurs horaires sont réguliers pourtant, elles connaissent rarement leurs horaires plus d une journée à l avance. Elles ont en moyenne cinq années d ancienneté dans l entreprise et occupaient précédemment un poste semblable dans une autre entreprise. Elles prennent souvent leurs repas dans leur camion, parfois dans des stations services ou des restaurants routiers, rarement dans d autres endroits. Plus que partout ailleurs, elles ne se rendent pas seules dans les restaurants routiers. Si elles devaient changer quelque chose à leurs conditions de travail actuelles, ce changement concernerait en priorité leur camion, elles le voudraient plus récent ou plus spacieux, secondairement leurs horaires ou la durée de leur travail. Une majorité de conductrices n a pas de collègue femme et il leur serait égal d en avoir. Par contre, elles seraient nettement plus favorables à une présence accrue des femmes dans la profession en général. Une majorité de femmes réalise des transports de longue distance nécessitant des déplacements durant plusieurs jours d affilé (le plus souvent au moins quatre jours par semaine), une minorité rentre chaque jour. Selon ce critère, elles connaissent des conditions de travail différentes qu il s agit maintenant de préciser. 2. Les durées de travail Les conductrices qui s absentent plusieurs jours de leur domicile travaillent en moyenne huit heures et demi de plus par semaine que celles qui regagnent chaque jour leur domicile (54h de travail hebdomadaire en moyenne pour les premières, 45,6h pour les secondes). Ces durées sont légèrement inférieures à celles que connaissaient les conducteurs masculins en 1999 dans ces deux types de poste (respectivement 55,3h et 47,2h) 112. Mais l écart entre les deux types de poste reste équivalent pour les femmes et pour les hommes (respectivement 8,4h et 8,1h). Tableau n 8: Durée de travail hebdomadaire moyenne selon le sexe des conducteurs salariés du transport Conductrices Conducteurs CD LD Ensemble CD LD Ensemble Durée hebdomadaire du travail moyenne 45,6h 54h 50,1h 47,2h 55,3h 51,3h Répondant(e)s (n=27) (n=31) (n=58) (n=334) (n=345) (N=679) Source : Enquête CPL 1999 INRETS pour les conducteurs 112 Une enquête réalisée en 2004 auprès d une fraction de la population enquêtée en 1999 montrait une baisse tendancielle des durées de travail des conducteurs sur cette période. P. HAMELIN et M. LEBAUDY, Evolution des conditions de travail des conducteurs de poids lourds, devenir de ceux qui ont quitté le métier entre 1999 et 2004, Rapport INRETS, 2007, p

82 3. La rémunération Toutes les conductrices, quel que soit le type de poste qu elles occupent, perçoivent un salaire net mensuel supérieur au salaire ouvrier féminin moyen. Celles qui font de la longue distance dépassent même le salaire ouvrier masculin. Les conductrices de courte distance sont légèrement moins bien rémunérées que les conducteurs hommes faisant le même travail. Celles qui font de la longue distance en revanche ont des salaires tout à fait équivalents à ceux de leurs homologues masculins. Reste que, quel que soit leur poste, les conductrices travaillent pour un salaire horaire à peine supérieur au Smic 113. Elles n atteignent donc ces niveaux de salaire que parce qu elles ont des durées de travail largement supérieures aux ouvriers sédentaires. Tableau n 9: Salaire net mensuel (hors frais de route) selon le sexe des conducteurs salariés du transport Conductrices Conducteurs CD LD Ensemble CD LD Ensemble Salaire mensuel net moyen 114 (en euros) Répondant(e)s (n=25) (n=33) (n=58) (n=325) (n=343) (N=668) Salaire ouvrier moyen en 2006 (net mensuel) Féminin 1211 Masculin 1457 Source : Pour les hommes, Enquête CPL 1999 INRETS et données DADS et INSEE pour salaire ouvrier 2006 Toutes perçoivent en complément de leur salaire, une somme correspondant au défraiement des nuitées et/ou repas pris sur la route 115. Cette somme est plus importante pour les conductrices qui s absentent plusieurs jours (supérieure à 790 pour la moitié d entre elles) que pour celles qui ne s absentent jamais (rarement supérieure à 430 ). Ainsi, ce n est qu en ajoutant à leur salaire le montant de leur frais de route, que les conductrices atteignent une rémunération réellement supérieure au niveau du Smic d une part ; que celles qui s absentent plusieurs jours sont mieux rémunérées que leurs collègues qui ne s absentent jamais, d autre part (avec les frais de route le salaire horaire atteint 10,42 pour les premières, 8,75 pour les secondes). A supposer qu elles économisent sur ces frais de déplacement, les conductrices peuvent donc prétendre à des ressources monétaires conséquentes : toujours inférieures à 2000 pour les conductrices courte distance, supérieures à cette somme pour les deux tiers des conductrices longue distance (tableau 10). 113 Le Smic horaire net en 2006 était de 6,50, le salaire horaire net des conductrices en courte distance est de 7,06, celui des conductrices de longue distance est de 7, Les conducteurs et les conductrices, indiquaient le montant de leur salaire à partir d une liste de classes. Les moyennes sont calculées à partir des centres de classes. Pour les hommes, les salaires déclarés en 1999 ont été réactualisés en appliquant un coefficient de 1, correspondant à l évolution du salaire ouvrier masculin moyen entre 1999 et 2006 (taux calculé à partir des données DADS et INSEE). 115 Communément appelée «frais de route» ou «frais de déplacement»

83 Tableau n 10: Revenu mensuel moyen (frais de route compris) des conductrices salariées du transport CD LD Ensemble Revenu mensuel moyen avec frais de route (en euros) Répondantes (n=24) (n=33) (n=57) 4. La régularité du travail Deux tiers des femmes parcourent toujours ou souvent les mêmes trajets, elles sont un peu moins nombreuses à avoir toujours ou souvent les mêmes horaires, et près d une sur deux cumule ces deux critères de régularité. La régularité du travail caractérise davantage les postes en courte distance, deux femmes sur trois regagnant chaque jour le domicile ont à la fois des trajets et des horaires réguliers, ce n est le cas que pour une femme sur trois s absentant durant plusieurs jours. A l inverse, alors qu une femme sur trois en longue distance cumule des horaires et des trajets irréguliers, presque aucune femme en courte distance n est dans ce cas. Ainsi, le caractère régulier du travail dans les postes en courte distance s oppose à l irrégularité de celui-ci lorsqu il a lieu sur de longues distances. Tableau n 11: Régularité des trajets et des horaires des conductrices salariées du transport selon le type de poste Régularité 116 du travail ensemble des conductrices Horaires Total Réguliers Irréguliers Trajets Réguliers Irréguliers Total ensemble Régularité du travail en courte distance Horaires Total CD Réguliers Irréguliers Trajets Réguliers Irréguliers Total CD Régularité du travail en longue distance Horaires Total LD Réguliers Irréguliers Trajets Réguliers Irréguliers Total LD On entend par «régulier» le fait d avoir «toujours ou souvent» les mêmes horaires et/ou trajets, par «irrégulier» le fait d avoir «rarement ou jamais» les mêmes horaires et/ou trajets

84 5. Régularité ne rime pas avec prévisibilité Un fait vient nuancer l idée de régularité du travail pour l ensemble des conductrices d une part, accentuer la propension à une irrégularité plus forte pour les conductrices de longue distance, d autre part. Alors qu une majorité de conductrices dit avoir toujours ou souvent les mêmes horaires, cinq femmes sur six ne sont pas en mesure de les prévoir. Elles ne connaissent leurs horaires de travail que la veille pour le lendemain, voire, au fur et à mesure des opérations de la journée. Cette incertitude touche bien davantage celles qui s absentent plusieurs jours (neuf sur dix sont dans ce cas) que celles qui rentrent chaque jour (deux sur trois). Inversement, les conductrices réalisant des parcours de courte distance sont beaucoup plus souvent capables de prévoir leurs horaires au moins une semaine à l avance et jusqu à un mois plus tôt (une sur trois peut le faire en courte distance pour moins d une sur dix en longue distance). Tout comme les femmes, les hommes qui connaissent leurs horaires au moins une semaine à l avance sont minoritaires. Tableau n 12: Prévisibilité des horaires selon le sexe des conducteurs salariés du transport Conductrices Conducteurs (effectif/10) 117 Connaît ses horaires de travail CD LD Ens CD LD Ens au moins une semaine à l avance la veille ou le jour même Total Source : Enquête CPL 1999 INRETS pour les conducteurs 6. Les véhicules et leur usage La conduite d ensembles articulés de 38 tonnes au moins de PTAC est systématique pour les conductrices de longue distance, elle ne l est pas pour leurs collègues en courte distance, quelques unes conduisant des camions porteurs d un gabarit inférieur 118. En comparaison, les conducteurs de courte distance, conduisent plus souvent des camions simples de moins de 38 tonnes que les femmes occupant ces mêmes postes. Comme les hommes, les conductrices font moins souvent des transports spécialisés que des transports généralistes et cela, quelles que soit les distances parcourues 119 (tableau 13). 117 Pour faciliter la lecture de certains tableaux et comparer des informations en fonction du sexe, l effectif masculin de référence (679 conducteurs salariés du secteur transport) a parfois été divisé par dix, c est le cas ici. 118 Voir annexe 13 pour visualiser quelques silhouettes de véhicules. 119 On entend par transports spécialisés, ceux qui nécessitent des véhicules dédiés (citernes, bennes basculantes, plateaux, portes-voitures, frigo). Par généralistes, ceux qui concernent le tout venant et peuvent être transportés dans des remorques bâchées ou des fourgons

85 Tableau n 13: Type, tonnage et spécialisation des véhicules selon sexe des conducteurs salariés du transport Conductrices Conducteurs Type de poids lourds CD LD Ens CD LD Ens Tracteur + semi Porteur + remorque Porteur seul Total répondant(e)s Tonnage du véhicule CD LD Ens CD LD Ens Moins de 38 tonnes tonnes et plus Total répondant(e)s Spécialisation des véhicules CD LD Ens CD LD Ens Véhicules pour transports non spécialisés Véhicules pour transports spécialisés Total répondant(e)s Source : Enquête CPL 1999 INRETS pour les conducteurs Dans un souci de productivité, les entreprises cherchent à rationaliser l exploitation des capacités matérielles et humaines dont elles disposent. Dans le transport de marchandises, ce principe consiste à optimiser, en les ajustant, l utilisation des véhicules avec les temps de conduite des chauffeurs. Dès que l organisation de tels ajustements est possible cela se traduit par l affectation d un même camion à plusieurs conducteurs, chacun effectuant un segment du parcours correspondant à la période maximale pendant laquelle il peut conduire. Soit les conducteurs font toujours le même segment de parcours, soit ils sont affectés sur des parcours qui peuvent varier. Quoi qu il en soit, ce principe conduit à une banalisation du matériel : plusieurs conducteurs partageant un même camion et/ou conduisant plusieurs camions. L enquête «conducteurs de poids lourds» menée en 1999 montrait une expansion de ce mode d exploitation des véhicules par rapport à Alors qu il ne concernait qu un quart des conducteurs du secteur transport en 1993, il en concerne plus d un tiers en Malgré tout, l attribution d un camion pour un chauffeur restait de mise dans les transports de longues distances. Tableau n 14: Usage des véhicules en 1993 et 1999 pour les conducteurs salariés du transport Conducteurs (1993) Conducteurs (1999) CD LD Ens CD LD Ens Conduit un seul camion, toujours le même 66% 86% 77% 47% 77% 63% Conduit plusieurs camions ou camion partagé 34% 14% 23% 53% 23% 37% Total répondants 100% 100% 100% 100% 100% 100% Source : Enquêtes CPL 1993 et 1999 INRETS

86 Les conductrices de notre échantillon semblent moins touchées que les hommes par la banalisation des véhicules (moins d une sur quatre est concernée pour plus d un conducteur sur trois). Mais on retrouve la même différence dans l usage des véhicules selon le type de poste. Ainsi, les conductrices qui ne s absentent jamais sont plus souvent amenées à partager leur véhicule avec un autre chauffeur ou à changer fréquemment de camion que celles qui s absentent. Pour ces dernières, le principe «un camion = un chauffeur» reste la norme. Tableau n 15: Usage des véhicules selon le sexe et le type de poste occupé pour les salarié(e)s du transport Conductrices Conducteurs (n/10) CD LD Ensemble CD LD Ensemble Conduit un seul camion, toujours le même Conduit plusieurs camions ou camion partagé Total répondant(e)s Source : Enquête CPL 1999 INRETS pour les conducteurs La fiabilité du matériel est une donnée très importante pour les conducteurs et ce type d organisation peut avoir des effets négatifs sur leurs conditions de travail et de sécurité. Ne pas changer de camion participe largement à ce que le travail s effectue dans de bonnes conditions (en ne générant pas de retards du fait d aléas liés aux pannes et problèmes matériels), sans conséquence sur la sécurité du chauffeur et de son entourage (qui peut se blesser en manipulant du matériel défectueux ou blesser les autres en pilotant un engin qui aurait une défaillance mécanique). En changeant de véhicule, le conducteur perd le bénéfice des automatismes et connaissances qu il a acquises au contact de sa machine (détecter un problème à l écoute du moteur est une compétence qu un chauffeur habitué à son camion acquiert) et toute une série d actions «réflexes» peuvent en être perturbées (Sophie a souligné cet aspect le jour de notre observation lorsque son responsable lui a demandé de prendre un véhicule différent de celui qu elle conduisait depuis deux mois). En outre, partager son camion ou en changer régulièrement revient à être tributaire des autres quant à l entretien de l habitacle (salissures diverses, restes de nourriture) et à en partager l intimité (lorsque des affaires personnelles restent dans la cabine). Les changements inopinés de véhicules ne permettent pas aux conducteurs d investir l espace de la cabine pour se recréer un «chez soi» le temps d un voyage ou pour s assurer d avoir à leur disposition tel outil ou telle carte restée dans un autre camion. En accompagnant Annie durant une semaine de travail, nous avons constaté qu elle accordait beaucoup d importance à l organisation de la cabine, le fait de ne pas avoir de camion attitré la privait de la possibilité de s y sentir vraiment à l aise grâce à une disposition optimale et bien déterminée de ses affaires

87 7. Les préférences des conductrices concernant les véhicules Les conductrices étaient interrogées sur leurs préférences concernant les différents véhicules qu elles avaient eu l occasion de piloter dans le cadre de leur travail. Leurs réponses combinent autant d appréciations sur les types de véhicules que sur les marques. Ces appréciations articulent des critères objectifs faisant référence à des pratiques (confort, maniabilité, sécurité) et des critères subjectifs faisant référence à des valeurs (esthétique, aura, attachement sentimental) 120. Il y a une unanimité à citer les porteurs parmi les véhicules qu elles ont le moins aimé utiliser et une convergence dans les arguments. Les femmes qui dénigrent la conduite de camions porteurs estiment que celle-ci ne comporte pas de difficulté particulière et est donc dénuée d intérêt «les petits camions c est nul, c est petit, c est comme une voiture». De plus, elles associent l usage de ces véhicules à un type de travail qui n a pas leur préférence : la messagerie et le transport régional, synonymes de manutention accrue, de problèmes d accessibilité des lieux de livraisons (en ville) et de densité de la circulation aux abords de ces villes. Une distinction s opère entre les «adeptes» des ensembles simples (tracteur + remorque) et celles des trains routiers (tracteur ou porteur + remorque(s)). Ici par contre, les critères de préférences rapportés à l un et l autre type d ensemble sont plus ambivalents. Ils correspondent à des mécanismes de justification de ce qu elles font. Un même critère, celui de la maniabilité du véhicule par exemple, et son opposé, pourra être avancé aussi bien par les unes que par les autres et prendre valeur positive ou négative. Les «adeptes» de chaque type d ensemble procédant par opposition et se renvoyant termes à termes les mêmes arguments «faciles à manipuler» / «délicats à manipuler». Mais le sentiment de fierté que confère la maîtrise de tels engins est manifeste et rassemble les unes et les autres. «Une victoire quotidienne», «imposant». A ces critères basés sur la conduite s ajoutent des considérations esthétiques «beaux ensembles». 120 Pour plus de précisions sur les préférences des femmes entre les différents types de véhicules et de marchandises voir les Annexe 15 à

88 Lorsque les femmes valorisent une marque plutôt qu une autre, les avis combinent aussi des critères de sécurité (robustesse), de confort (sièges ergonomiques, cabines spacieuses, possibilités de rangements) et d esthétisme. Les réponses contenaient aussi des informations concernant les remorques. Les citernes, les fourgons et les conteneurs sont associés à un travail «plus facile», impliquant «moins de manutention» : «je n avais pas à toucher à la marchandise». Le travail avec des remorques bâchées est lui réputé plus «physique», il faut «tirer les bâches», «arrimer les marchandises», «sangler», «tirer des palettes». L argumentaire de celles qui disent préférer travailler avec des remorques bâchées s ancre dans l affirmation de leur expérience de ce type de travail, et d un savoir-faire accumulé «par habitude», «c est ce que je connais le mieux». Il en est de même concernant les remorques frigorifiques. Les inconvénients mentionnés par celles qui n ont pas aimé les utiliser : «bruit du moteur la nuit, trop de contrainte avec la température» sont comme contrés par celles qui revendiquent une préférence pour ce type de matériel. Leurs arguments mêlent l expérience «depuis 20 ans», l esthétisme «ça a de l allure» et le prestige «nous sommes les rois du monde, on roule quand on veut» 121. Lorsqu elles évoquent les raisons pour lesquelles elles n ont pas apprécié utiliser un type de remorque, certaines rapportent des expériences malheureuses dans des circonstances particulières : une citerne dont «le dépotage était difficile», un transport de matières dangereuses sur une route enneigée avec des difficultés pour maîtriser le véhicule (adhérence à la route) et qui a laissé un mauvais souvenir. Ainsi, le rapport des conductrices à leur matériel peut être ambivalent. Il est propre à la subjectivité de chacune, aux savoirs-faire accumulés et aux expériences plus ou moins heureuses et marquantes qu elles ont pu en faire. Les difficultés induites par le matériel pourront être minimisées, occultées ou à l inverse valorisées. La pratique et le vécu participent à la construction de leurs goûts et préférences ainsi que de leurs représentations. 121 La circulation des poids lourds en France est réglementée, mais les denrées périssables acheminées par camions frigorifiques bénéficient de dérogations permanentes - ils peuvent, par exemple, circuler le dimanche ce qui confère un statut particulier aux conducteurs qui transportent ces marchandises sensibles

89 8. Ce qu elles changeraient dans leur emploi actuel Une question portait sur les aspects de leur emploi actuel pour lesquels les femmes auraient souhaité un changement. Un tiers des femmes ne manifeste aucun souhait de changement. La revendication la plus fréquente concerne les camions (citée par la moitié de celles qui souhaitent un changement). Les femmes expriment alors moins souvent une insatisfaction sur la qualité du matériel qui leur est confié, que le souhait de disposer de véhicules encore plus performants, plus confortables, plus récents. Cela traduit l importance du véhicule comme outil de travail et comme objet valorisé et valorisant. Vient ensuite la question des horaires et de la durée du travail, évoquée dans un cas sur quatre. Pour les conductrices de longue distance il s agit de «ne pas travailler le week-end», «ne plus être tributaire des horaires des clients» et «avoir des horaires plus réguliers». Quant aux conductrices de courte distance, elles souhaitent «commencer moins tôt le matin». Les unes et les autres évoquent aussi souvent le désir de «faire moins d heures». Quatre femmes considèrent la qualité des rapports avec les clients, leur patron ou les collègues comme insatisfaisante (trois d entre elles font de la longue distance). Elles évoquent le manque de considération des clients, les rapports impersonnels avec leur employeur et le machisme de certains collègues. Quatre encore voudraient parcourir de plus grandes distances (trois d entre elles sont des conductrices nationales qui voudraient faire de l international). Deux femmes souhaiteraient être embauchées en CDI. Enfin, le salaire, la manutention et l organisation du travail par l entreprise ne sont cités qu une fois chacun. Tableau n 16: Changements souhaités par les conductrices salariées du transport dans leur emploi actuel Changements souhaités dans l emploi actuel CD LD Ensemble Pas de réponse ou ne souhaite aucun changement Souhaite un changement Les changements souhaités concernent Le camion (réponse multiple) Les horaires / la durée de travail Les aspects relationnels Les distances Le contrat de travail La manutention L organisation du travail Le salaire

90 9. Genre de vie sur la route Une question portait sur les lieux que fréquentent les conductrices pour prendre leur repas et sur le fait qu elles s y rendent seules ou pas (tableau 17). Il apparaît que prendre ses repas dans son camion est habituel ou systématique pour deux femmes sur trois. Par contre, les locaux d entreprise et des clients ne sont pas des lieux où les femmes ont l habitude de se restaurer, plus des deux tiers ne les fréquentent jamais ou ne s y rendent que rarement. Qu il s agisse de se restaurer dans son camion, dans leur entreprise ou chez des clients, les conductrices de retour chaque jour et celles qui s absentent plusieurs jours d affilé de leur domicile ont les mêmes comportements. De même, pour les unes et les autres, prendre un repas dans une cafétéria de centre commercial n est qu occasionnel. Par contre, les stations services ainsi que les restaurants routiers sont plus souvent fréquentés par les conductrices de longue distance que par leurs collègues en courte distance. Quel que soit l endroit, la plupart des femmes s y rendent seule (au moins les trois quarts) sauf pour les restaurants routiers où la proportion de femmes qui déclarent s y rendre seule est nettement moins importante que pour les autres lieux (un peu plus d une sur deux). Et si les conductrices de longue distance fréquentent plus souvent les restaurants routiers que leurs collègues en courte distance, elles ne semblent pas pour autant plus promptes à s y rendre seules. La plupart des conductrices prennent prioritairement leurs repas dans leur camion, mais celles qui passent le plus de temps sur la route fréquentent plus souvent d autres lieux. La nécessité de côtoyer d autres conducteurs pour échanger des informations sur le travail ou tout simplement scander de longues périodes d isolement en est sans nul doute une des raisons. Parmi ces lieux, les restaurants routiers sont ceux qui présentent le plus de possibilités de socialisation or, pour les femmes, il apparaît que leur fréquentation est moins anodine que celle des autres endroits dans lesquels elles se rendent plus facilement seules. Ces résultats concernant le «genre de vie sur la route» font écho aux commentaires de plusieurs femmes durant les entretiens. Celles-ci évoquant souvent le moment de la prise de repos sur la route comme une situation caractéristique cristallisant les difficultés à évoluer dans un métier dans lequel elles occupent une position marginale. Le malaise ressenti au

91 moment de faire son entrée dans un restaurant routier était souvent raconté (silence, regards pesants) ainsi que des stratégies pour éviter ce genre de situation (venir accompagnée) ou en limiter l inconfort (rejoindre les tables des conducteurs les plus âgés, y déjeuner le midi plutôt que le soir, se garer à proximité de l entrée pour montrer que l on est une professionnelle de la route et pas une professionnelle du sexe ). «Je ne vais jamais dans les restaurants routiers. Si j y vais, c est que je suis avec mes collègues, parce que je me sens plus à l aise. Pourtant, je ne suis pas timide mais déjà, quand vous rentrez là dedans, vous pouvez chercher des femmes, y en a pas. On est toutes pareilles, on ne va pas dans les routiers, on va dans les stations, il y a tout ce qu il faut, on peut se doucher et puis on peut aller manger tranquille 122. Je mange dans mon camion aussi, je prévois toujours quelque chose pour me faire à manger. Je peux aller dans un routier le midi par contre, parce que le midi c est varié, vous avez des représentants, des couples, c est mélangé. Mais le soir c est infernal, c est que des hommes. Et mes collègues me comprennent quand je leur dis que j y vais pas, alors des fois ils m appellent : On est là, tu viens manger avec nous? Alors là, j y vais. Parce que c est agréable aussi de se retrouver ensemble, ça nous permet de discuter de notre boulot Tu vas où? T as fait quoi? ou d un problème particulier qu on a rencontré au boulot, parce que le reste du temps on fait que se croiser. Puis les soirées sont moins tristes quoi, faut pas être sauvage non plus.» (Anne, 44 ans, conductrice longue distance depuis quatre ans). Tableau n 17: Lieux fréquentés par les conductrices salariées du transport pour se restaurer pendant leur travail Vous prenez vos repas dans CD LD Ens Rarement ou jamais Camion Occasionnellement Souvent ou toujours Total répondantes Rarement ou jamais Stations services Occasionnellement Souvent ou toujours Total répondantes Vous y allez seule? (n= 44) Oui Non Rarement ou jamais Locaux clients Occasionnellement ou entreprise Souvent ou toujours Total répondantes Vous y allez seule? (n= 29) Oui Restaurants routiers Vous y allez seule? (n=54) Cafétérias de centres commerciaux Vous y allez seule? (n= 36) Non Rarement ou jamais Occasionnellement Souvent ou toujours Total répondantes Oui Non Rarement ou jamais Occasionnellement Souvent ou toujours Total répondantes Oui Non Les stations services sont fréquentées par une population hétérogène, les femmes peuvent y prendre un repas dans l anonymat

92 10. L avis des conductrices concernant la présence d autres femmes dans leur entreprise Près d une femme sur deux a au moins une collègue conductrice dans son établissement. Plus souvent plusieurs qu une seule. Et deux femmes sur trois parmi l ensemble des conductrices déclarent être indifférentes à une présence féminine nouvelle ou accrue parmi le personnel roulant de leur entreprise. Le tiers restant serait aussi souvent favorable qu opposé à l arrivée d autres femmes. En fait, ni le type de poste occupé par les conductrices enquêtées, ni le fait qu il y ait déjà une présence féminine dans leur établissement, ni l importance de cette présence, ne semble avoir d influence sur leur avis. A chaque fois, les proportions d indifférentes, de favorables et de défavorables sont les mêmes. Tableau n 18: La présence de collègues féminines dans l établissement des conductrices et leur avis Autres conductrices dans l établissement? CD LD Ens Non Oui Total répondantes Combien? CD LD Ens Une seule Plusieurs deux ou trois quatre ou cinq six ou plus 2 2 Total réponses pour «oui» Concernant la présence de femmes conductrices dans votre établissement, diriez-vous plutôt CD LD Ens J aimerais qu il y en ait d autres Il me serait égal qu il y en ait d autres Je ne préfèrerais pas qu il y en ait d autres Total Parmi la forte majorité de femmes déclarant qu il leur serait égal qu il y ait d autres conductrices dans leur établissement, une part importante dit ne pas se sentir concernée par la question ou jugent celle-ci sans fondement (tableau 19 pour le détail des réponses). Lorsqu elles se disent favorables à la présence d autres conductrices dans leur entreprise, la plupart des précisions qu elles apportent à leur réponse suggère qu elles en attendent une amélioration de l image des femmes dans le milieu. Parmi les défavorables, certaines stigmatisent le comportement des autres conductrices, elles considèrent que leur présence est une source de conflits potentielle entre femmes, parmi les hommes et, par voie de conséquence entre les hommes et les femmes. D autres expriment leur préférence pour les comportements et les règles en vigueur dans les groupes masculins et leur volonté de rester à distance des femmes dans le travail. Parmi les femmes interviewées, plusieurs ont formulé

93 cette idée, telle Anne qui évoquait des relations conflictuelles et des comportements de rivalité entre femmes dans son métier précédent (employée d une grande surface) et disait préférer les relations de travail avec les hommes, jugeant celles-ci «plus simples» et «plus directes». Elle se montrait très défavorable à l idée qu une autre femme puisse être embauchée par son employeur, craignant tout à la fois de ne pas s entendre avec elle et de perdre sa position particulière parmi ses collègues masculins. «Je ne veux plus travailler avec des femmes. Je ne veux plus connaître ça, une rivalité de femmes méchantes. Parce que partout où on va : dans une usine, dans un milieu hospitalier, dans un magasin les femmes y a rien de pire T as vu comment elle est habillée, elle est pas belle ˮ c est terrible. Et là, moi je suis heureuse, je suis bien toute seule avec mes gars. Ils me chouchoutent, ils sont toujours à m aider, même si je ne veux pas qu on m aide. Même mon chef, je pense qu au niveau du travail donné, il est plus attentionné. Mais il faut pas qu il m en ramène une autre [conductrice] un jour, je crois que je partirais d ailleurs». (Anne, 44 ans, conductrice longue distance depuis quatre ans). Tableau n 19: Réponses des conductrices qui ont précisé leur position concernant la présence d autres femmes dans leur établissement J aimerais qu il y en ait d autres (favorables) Au nom d un principe d égalité : «car les femmes sont aussi capables que les hommes» / «il faut que tout le monde ait sa chance» / «pour montrer aux hommes qu ils ne sont pas uniques» Pour contribuer / accélérer / faciliter le processus d intégration des femmes dans ce métier masculin (voire arriver à une banalisation du phénomène, limiter leur isolement) : «faire évoluer l image de la femme conductrice au sein de la profession» / «pour leur sérieux» / «on serait comme pour les transports en commun : normal, banal» / «pour ne plus être la seule fille» / «solidarité féminine» / «parfois avec les hommes, il a fallu faire ses preuves» / «pour faire la pige aux mecs» Il me serait égal qu il y en ait d autres (indifférentes) Parce que cela n aurait pas d effet (ni négatif, ni positif) «cela ne m apporterait ni ne m enlèverait rien» - Du fait de la rareté des contacts entre collègues : «car de toute façon, je croise rarement les chauffeurs» / «comme les hommes, on ne fait que se croiser, soit au bureau, sinon sur la route» / «filles ou garçons, on ne se voit pas beaucoup au travail» / «on a juste le temps de se voir au départ et à l arrivée à l entreprise» - Parce que la question est sans fondement/ elle ne se sent pas concernée : «car je n ai jamais eu de problèmes avec mes collègues hommes au sein de mon entreprise» / «ce n est pas le fait que le conducteur soit un homme ou une femme qui est important mais le fait que le conducteur aime son métier et qu il soit capable de bien le faire» / «je trouve qu il y a de la place pour tous dans le transport à condition que le travail soit équitablement réparti» / «du moment qu elle y soit pour de bonnes raisons» / «homme ou femme ça reste un collègue» / «homme ou femme il n y a pas de différence» / «travailler avec des hommes ou des femmes dans ce travail m est égal» / «tout le monde a le droit de travailler et de faire un métier qui lui plait» / «je n ai pas le temps de m intéresser à cela!» / «parce que je vis pour MOI et PAS pour les autres!» / «chacun fait ce qu il veut de sa vie, je ne m occupe pas de mes collègues (source de problèmes)» / «dans ce métier il faut rester solitaire et surtout ne pas avoir de relation de copinage, cela prête à confusion» Indifférente tendance favorable : «je m entends plutôt bien avec mes collègues mais une seconde présence féminine ne leur ferait pas de mal, oui j aimerais bien quand même» / «je ne suis pas contre la présence d autres femmes» / «les femmes sont plus motivées que les hommes, plus soigneuses, plus douces, surtout dans la conduite» / «les autres conducteurs sont des collègues, hommes ou femmes est indifférent, sauf peut-être pour avoir plus de femmes dans ce métier» Indifférente tendance défavorable : «car de toute façon je préfère travailler avec des hommes car ils sont plus faciles à cerner» Je ne préfèrerais pas qu il y en ait d autres (défavorables) Stigmatisation : femme élément perturbateur : «elles sont fières, jalouses et ont du mal à communiquer avec les autres femmes» / «des histoires sans queue ni tête» / «j ai connu ça, l autre femme trompait son mari avec des collègues alors ils m ont jugée comme elle, donc je préfère rester seule si possible» / «un nombre trop important de femmes dans l entreprise perturbe son bon fonctionnement» / «une mais pas plus» Rejet : volonté de rester à distance des femmes, préférence pour les comportements et règles dans les groupes d hommes : «j aurais beaucoup de mal à m entendre avec, je n ai jamais eu d amies, amis oui» / «le travail avec les hommes est plus simple, pas de rivalité féminine, les rapports avec les collègues masculins passent mieux» / «parce que chaque fille ayant un caractère et des façons de travailler différentes, je préfère bosser avec des hommes» / «parce que, en général, je ne m entends pas avec les femmes» Attachement à des «privilèges» : crainte de perdre les bénéfices de leur statut d exception : «j étais bien toute seule, la chouchou» / «la déception qu elle soit mieux lotie que moi» / «je suis bien toute seule, entourée de 15 chauffeurs»

94 11. Et dans la profession? L indifférence est toujours de mise lorsqu il s agit de la féminisation du métier en général. Par contre, celles qui s y opposeraient ont pratiquement disparues. Tableau n 20: L avis des conductrices sur la présence d autres femmes dans le métier Concernant la présence de femmes dans votre le métier, diriez-vous plutôt CD LD Ens J aimerais qu il y en ait d autres Il me serait égal qu il y en ait d autres Je ne préfèrerais pas qu il y en ait d autres Total répondantes Parmi celles qui se disent favorables à une présence accrue des femmes, certaines espèrent une banalisation du phénomène (tableau 21 pour détail des réponses). Elles souhaitent que la prégnance des stéréotypes de sexe s amenuise et facilite l insertion de celles qui n oseraient pas encore faire ce choix professionnel. D autres apprécieraient de croiser plus souvent des femmes sur la route, cela leur donnerait l occasion d échanger sur leur expérience et permettrait de réduire l impression d isolement qu elles ressentent parfois. D autres encore, mettent en avant les avantages dont pourraient bénéficier les entreprises en recourant davantage à une main d œuvre féminine. Selon elles, la présence des femmes permettrait, par exemple, de temporiser les relations au sein des équipes masculines. Les réponses des indifférentes suggèrent qu il n y a pas lieu de souhaiter une présence accrue de femmes, elles considèrent que cela ne constitue pas une priorité «c est un métier solitaire, on ne le fait pas pour se faire des copains/copines». Elles estiment qu il n y a pas d obstacle à l entrée des femmes si tel est leur souhait, rien ne s y oppose de fait «femmes ou hommes, maintenant le métier n est plus physique au niveau de la manutention». Les réponses de certaines tendent à effacer les lignes de différenciation entre hommes et femmes «qu on soit homme ou femme, nous sommes des conducteurs avant tout», «comme pour les mecs, il y en a des biens et des connes, cela ne m apporterait ni ne m enlèverait rien du tout». Les rares femmes qui se montrent clairement défavorables, dénoncent le comportement de certaines conductrices. Trop distantes, impolies ou peu sérieuses, elles terniraient l image et la réputation de l ensemble des femmes dans le métier

95 Tableau n 21: Réponses des conductrices qui ont précisé leur position quant à la présence d autres femmes dans le métier J aimerais qu il y en ait d autres (favorables) Pour contribuer / accélérer / faciliter le processus d intégration des femmes: - En faisant évoluer les mentalités : «ça changerait la mentalité»/ «pour que la mentalité change encore plus vite» / «que cela apporte un plus au niveau des relations avec les hommes» / «ce métier n est pas un métier réservé aux hommes et il serait temps que beaucoup d entreprises cessent cette discrimination» / «car ça fait voir aux hommes et autres femmes que l on peut faire tous les métiers» / «parce qu il n y a aucune raison pour qu elles ne puissent accéder à ce métier si elles aiment ça. Cela rendrait le métier un peu plus soft et moins macho» / «pour faire taire un peu plus les hommes»/ «pour que certains machos se taisent» / «pour montrer que nous sommes aussi aptes à faire ce métier qu un homme»/ «pour prouver aux hommes que l on est aussi capables qu eux» / «pour montrer qu un routier ça peut être doux et qu une femme peut savoir conduire» / «pour que les hommes se rendent compte qu ils ne sont pas le sexe fort mais aussi pour que celles qui n osent pas puissent faire le premier pas» / «pour être comme les transports en commun : banale» - En limitant l isolement des femmes : «ce métier devient mixte, il serait bien qu il y ait plus de femmes» / «pour en croiser plus souvent sur la route et pouvoir discuter entre nous» / «c est toujours agréable de rencontrer des collègues femmes chez les clients et en se doublant, on se sent moins seule» / «j aimerais qu il y en ait plus de mon âge. Je pense que cela doit être agréable de se rencontrer, parler de notre travail et bien d autres choses se retrouver au resto» / «je ne serais peut-être plus seule dans les resto routiers» / «c est un secteur qui s ouvre aux femmes et féminiser un peu ce métier c est bien» - Pour les bénéfices qu apportent les femmes : «pour changer l image de ce métier qui est devenu beaucoup plus accessible aux femmes» / «les femmes «adoucissent» les hommes et une équipe mixte est toujours plus intéressante, ils sont moins machos» / «les femmes en général sont plus diplomates, patientes, propres» / «plus de courtoisie, moins de machisme, les femmes sont plus respectueuses du matériel, conduite moins agressive et plus fair-play au volant» / «on a encore du mal à se faire admettre mais on passe mieux que les hommes chez les clients» / «parce que les routiers apprécient les femmes qui font le même métier qu eux» Il me serait égal qu il y en ait d autres (indifférentes) «Parce que leur présence ne me dérange ni ne m arrange» / «les deux sont bien : qu il y en ait plus pour monter la côte féminine et des fois ça m est égal et je m en moque car une autre femme est une rivale alors» / «je n ai pas d opinion» / «je n ai pas d opinion à ce sujet mais je trouve très sympa de me trouver de temps à autres avec d autres femmes chauffeurs. Ceci dit, ce métier est un métier de solitaire et je pense qu on ne l exerce pas pour se faire des copines ou des copains» / «à condition qu elles soient vraies» / «chacun fait ce qu il peut» / «comme pour les mecs, il y en a des biens et des connes, cela ne m apporterait ni ne m enlèverait rien» / «je ne côtoie pas les chauffeurs ni les femmes chauffeurs» / «je pars du principe qu elles font ce qu elles veulent» / «je pense que ça ne changerait en rien la mentalité de ce monde. De plus, j ai déjà rencontré des femmes chauffeurs qui n améliorent en aucun cas la réputation des femmes dans ce métier!» / «je pense que chacun et chacune a le droit de pratiquer le métier qui lui plait» / «femme ou homme, maintenant le métier n est plus physique au niveau de la manutention (les usines sont équipées)» / «les femmes sont entièrement capables de faire aussi bien ce travail que les hommes, seulement c est un travail qui est trop prenant, surtout s il y a des enfants petits» / «pour moi il n y a guère de différence homme-femme, c est beaucoup plus courant qu il y a quelques années. J en croise beaucoup sur la route mais je n en vois jamais dans les restaurants. Je me demande où elles mangent, où elles se lavent» / «pour moi, qu on soit homme ou femmes, nous sommes des conducteurs avant tout. Les entreprises se sont tournées vers les femmes car elles assurent et occupent des postes que les hommes ne veulent pas!» Indifférente tendance favorable : «mais se serait bien car trop de sociétés répondent encore «pas de femmes chez nous!», tant de machisme m énerve et n est pas justifié» / «cela ferme le clapet à certains hommes qu une femme de 1m52 puisse le faire» / «je dis que c est très bien parce que certains hommes n arrivent pas à la cheville de la femme dans ce métier» / «pour qu il y ait plus de sanitaires accessibles aux femmes» Indifférente tendance défavorable : «chacun fait le métier qu il peut et veut faire alors tout ce que je constate c est qu effectivement il y a plus de femmes depuis deux ans environ mais quelle mentalité, c est à peine bonjour, un regard» / «là où j habite il y a une autre femme qui, comme on dit «saute de boite en boite» et grâce à elle j ai loupé quelques places car, par manque de professionnalisme, elle a fait des erreurs et les entreprises ne voulaient plus se risquer à prendre» / «il faut savoir se débrouiller. Chez nous on est quatre, les autres ont un peu de mal, font des navettes inter zones industrielles, c est un choix» / «il ne faut pas qu il y ait plus de femmes juste pour faire monter les statistiques. Il faut que les femmes qui font ce métier le fassent parce qu elles aiment cela et non pas pour montrer qu elles sont aussi fortes que les hommes» / «les femmes, très isolées dans ce métier d hommes sont très souvent assez taciturnes et distantes (par habitude je suppose)» / «qu il n y en ait pas plus serait bien car pas de banalisation, c est toujours exceptionnel. D un autre côté ce serait bien car c est un métier qui remet le machisme en question» / «qu il y en ait ou pas, cela ne m empêchera pas de conduire. Les hommes sont plus sympas avec vous» / Je ne préfèrerais pas qu il y en ait d autres (défavorables) «Voir des femmes ne même pas répondre lorsque je les salue me dégoûte encore plus des gens qui font ce métier» / «je pense que pour faire ce métier il faut la passion pour tenir et beaucoup de femmes que j ai vu arriver arrêtent au bout de six mois par manque de courage et ternissent un peu l image de la femme dans ce métier»

96 12. La situation familiale des conductrices Un peu plus d une conductrice sur deux est en couple. C est plus souvent le cas de celles qui rentrent chaque jour (deux sur trois) que de celles qui s absentent (une sur deux). Parmi les femmes en couple, les deux tiers ont un conjoint conducteur, la proportion est la même, qu elles fassent de la courte ou de la longue distance (tableau 22). Une majorité de conductrices est mère, là encore, c est plus souvent le cas des conductrices travaillant en courte distance (deux sur trois) que de celles qui font de longs trajets (moins d une sur deux). De plus, les premières ont souvent plusieurs enfants, les secondes ont plus souvent un seul enfant. Une majorité de mères n a que des «grands» enfants (tous ont plus de 12 ans), une minorité a au moins un enfant âgé de moins de douze ans 123. Mais la présence d un «jeune» enfant différencie nettement les conductrices des deux types de postes. La plupart des conductrices regagnant chaque jour leur domicile ont la responsabilité d au moins un enfant de moins de douze ans alors que la quasi-totalité des conductrices s absentant plusieurs jours n ont pas d enfant de cet âge, tous sont plus âgés. Ainsi, à l exception de la profession du conjoint, toutes les composantes de la vie familiale distinguent les conductrices des deux types de postes. Les conducteurs sont plus souvent en couple que les conductrices, ils sont plus souvent pères, ont plus d enfants qu elles, et leurs enfants sont plus jeunes. Mais aucun des éléments caractérisant leur situation familiale n a d influence sur le type de travail qu ils font. Ni la situation matrimoniale, ni le fait d être père, ni le nombre d enfants, ni leur âge. 123 Considérant l âge du cadet et le seuil de 12 ans, on distingue les femmes qui n ont aucun enfant âgé de moins de 12 ans que l on appellera mères de «grand(s)» enfant(s) uniquement, des femmes qui ont au moins un enfant âgé de moins de 12 ans et que l on appellera mères d au moins un «jeune» enfant

97 Tableau n 22: Situation familiale et matrimoniale des conductrices et des conducteurs Conductrices Conducteurs Situation familiale CD LD Ens F CD LD Ens H Sans enfant Avec enfant(s) Total Nombre d enfant pour les mères/pères Un enfant Deux enfants Trois enfants Quatre enfants ou plus Total mères/pères Age des enfants «grand(s)» enfant(s) uniquement au moins un «jeune» enfant Total mères/pères Situation matrimoniale Célibataire En couple Total Profession du conjoint En couple avec un conducteur/trice En couple avec un non conducteur/trice Total en couple Source : Enquête CPL 1999 INRETS pour les conducteurs

98 Conclusion du deuxième chapitre Les conductrices sont des conducteurs comme les autres Un premier ensemble de résultats permet de lever un doute sur une éventuelle sousqualification, sous-rémunération ou précarisation des femmes dans ce métier et d affirmer qu elles n y occupent pas une place «à part». Elles ont de vrais emplois, travaillent à temps plein et en contrat à durée indéterminée, sont rémunérées à hauteur de leurs collègues masculins et conduisent de «vrais camions». Les distinctions les plus importantes entre les conducteurs de retour chaque jour et ceux qui s absentent plusieurs jours de leur domicile (sur le plan de la rémunération, des durées de travail, des véhicules, de la régularité du travail) concernent autant les hommes que les femmes. Ainsi, tout comme leurs homologues masculins, les conductrices qui s absentent plusieurs jours travaillent plus que celles qui regagnent leur domicile chaque jour. En contrepartie, elles ont des rémunérations supérieures et le montant des frais de déplacement qu elles perçoivent accentue cet écart. Elles conduisent toujours des ensembles articulés d un PTAC supérieur à 38 tonnes alors que celles qui occupent des postes journaliers, conduisent parfois des porteurs simples d un gabarit inférieur. De plus, tout comme les conducteurs grands routiers, les conductrices de longue distance disposent la plupart du temps d un véhicule qui leur est attribué alors que les conducteurs et conductrices de courte distance sont plus souvent amenés à changer de véhicule ou à partager leur camion avec un autre chauffeur. Enfin, tout comme leurs homologues masculins, les conductrices qui parcourent de longues distances sont soumises à une plus grande irrégularité dans l organisation de leur travail et une plus grande incertitude dans l enchaînement des tâches qu elles doivent accomplir que celles qui font des trajets courts, plus souvent en mesure de prévoir leurs horaires de travail. Les conductrices sont des femmes Le caractère irrégulier du travail lorsqu il s exerce sur de longues distances par opposition à la plus grande régularité de celui-ci en courte distance - déjà visible à travers les observations - est confirmé par l enquête par questionnaires. Mais, tout comme nous l avions constaté en observant deux conductrices occupant des postes journaliers, la plus grande régularité de ce type de poste ne s accompagne pas pour autant d une totale maîtrise des horaires. Des aléas

99 ou des modifications du travail peuvent toujours survenir, de sorte que les conductrices de courte distance ne sont pas toujours en mesure de pouvoir anticiper sur leurs horaires et il n est pas rare qu elles n en prennent connaissance que la veille pour le lendemain ou le jour même. Reste que les postes journaliers sont plus souvent occupés par des femmes en couple et des mères de jeunes enfants alors que les postes en longue distance sont «préférés» par les célibataires et les femmes sans enfant ou dont les enfants sont autonomes. Cette relation entre la situation familiale des femmes et les postes qu elles occupent constitue la seule véritable différence entre les conducteurs des deux sexes. Cette relation est en effet, beaucoup moins prégnante pour les conducteurs hommes. Les conductrices sont des femmes parmi les hommes Le fait d être minoritaire dans la profession a plusieurs types d effets. D un côté, la position marginale dans laquelle se trouvent les femmes peut être source d inconfort. La gêne ressentie lors de la fréquentation des lieux fréquentés essentiellement par les hommes comme les restaurants routiers en est une manifestation. D un autre côté, les conductrices sont attachées au statut particulier dont elles disposent au sein de leurs entreprises et parmi leurs collègues masculins. Aussi, tout en étant plutôt favorables à une augmentation de la présence féminine dans la profession afin de faire évoluer les mentalités et ne plus susciter les réactions excessives dont elles sont parfois l objet, les conductrices se montrent réticentes quand il s agit d intégrer d autres femmes dans leur entreprise. Elles formulent un double vœu : banaliser la présence des femmes dans le métier pour s y sentir plus à l aise tout en restant particulières et uniques parmi leurs pairs

100 Conclusion de la deuxième partie Les résultats issus des observations et de l enquête par questionnaires mettent en évidence des éléments communs aux hommes et aux femmes qui exercent le métier de conducteur(rices) de poids lourds, d une part, soulignent ce qui les distinguent, d autre part 124. Deux formes de travail s opposent dans le métier. Les principaux éléments à l origine de cette distinction concernent autant les hommes que les femmes. D un côté, un travail qui nécessite de s absenter durant plusieurs jours consécutifs du domicile et correspond à une forme ancienne ou classique du métier, celle autour de laquelle s est construit le mythe du routier, image typique qui perdure dans les esprits et à laquelle l ensemble des conducteurs continuent de faire référence lorsqu ils évaluent les changements qui traversent leur profession. Cette forme de travail reposant sur une large autonomie du conducteur, n a que peu évolué au cours des dernières décennies, sinon que la réglementation concernant les temps de conduite et de repos est entrée dans les mœurs. Peu planifié, le travail des grands routiers est soumis à de nombreuses variations, et exige une extrême disponibilité de leur part. La possibilité d accroître le montant de leurs ressources monétaires en économisant sur les frais de déplacements, constitue une contrepartie aux durées de travail importantes que connaissent ces ouvriers. Ces derniers trouvent une autre contrepartie à la forte disponibilité qui leur est demandée dans la «sensation de liberté» qu ils éprouvent en travaillant. Sensation qui repose sur une réalité objective : c est bien parce que ces conducteurs font preuve d initiative dans la résolution de problèmes divers tout au long du procès de production, que les opérations de transport dont ils ont la charge ont une chance d aboutir. De l autre côté, un travail qui s effectue dans un cadre spatio-temporel limité permettant aux conducteurs de regagner leur domicile chaque jour. Contrairement aux transports de longue distance, l enchaînement des opérations est beaucoup plus souvent planifié à l avance. Les 124 Le dénominatif «conducteur routier» recouvre des catégories de conducteurs et des situations de travail extrêmement variées. Nous rappelons que nos analyses portent essentiellement sur les salarié(e)s du secteur des transports

101 itinéraires, la fréquence des trajets et la durée de l acheminement des marchandises, peuvent être calculés et ajustés aux exigences des clients. Pour établir ces plans de transport, les opérateurs prennent en compte la disponibilité des conducteurs sur le plan réglementaire et programment les changements de chauffeurs et les échanges de remorques au moment des coupures et repos obligatoires. Ce type d organisation reposant sur une exploitation optimisée des ressources humaines et matérielles, passe par la banalisation des véhicules. Ainsi, les conducteurs et conductrices occupant des postes journaliers disposent moins souvent d un camion attitré. Cela constitue un inconvénient majeur pour eux car ils perdent les bénéfices d un usage quotidien de leur outil de travail et sont tributaires de l usage qu en font les autres. L efficacité de ces systèmes de transport repose sur un rodage des situations. L entreprise prenant en main la gestion des aléas dont elle cherche à avoir la maîtrise, le travail des conducteurs tend à être taylorisé (routinisation des actes). Dans ce type de configuration, l impression d indépendance que les conducteurs continuent de revendiquer tient bien plus au fait qu ils restent mobiles qu à leur autonomie réelle car leur champ d action est limité et contrôlé au moyen de systèmes d information et de localisation des véhicules de plus en plus performants et répandus. Quel que soit le cycle de production, l implication des conducteurs est nécessaire et réelle Une caractéristique forte de ce métier tient dans la nécessaire capacité de ceux qui l exercent, à s approprier le travail dans ses contraintes. Cela, quel que soit le cycle de production et le niveau de planification du travail. Pour respecter les consignes reçues et atteindre les objectifs fixés, les conducteurs doivent mettre en œuvre des savoir-faire et savoir-être et s investir personnellement dans les interactions et les opérations de manutention. De cette forte implication, essentielle pour que le travail s accomplisse, les conducteurs retirent une satisfaction personnelle. La relation entre la situation familiale et le type de poste occupé est nettement plus prégnante pour les conductrices que pour les conducteurs Contrairement aux hommes pour qui les configurations familiales n ont pas d influence visible sur le type de travail qu ils font, les femmes occupent en priorité des postes journaliers lorsqu elles ont la charge de jeunes enfants. La régularité du travail caractérisant davantage ces postes, ils paraissent mieux adaptés aux temporalités de ces mères. Néanmoins, le manque de prévisibilité des horaires que connaissent la plupart des conductrices, y compris celles qui

102 regagnent leur domicile chaque jour, est un fait de nature à nuancer l idée d une facile conciliation des contraintes professionnelles et familiales dans les postes en courte distance. Hommes et femmes sont semblables dans l exercice du métier, ils sont différents dans les manières de s y comporter et de le vivre Nous avons constaté que sur le plan de la stricte réalisation du travail, les hommes et les femmes qui exercent ce métier sont semblables. Pris dans les mêmes contraintes, ils agissent de manière similaire pour atteindre des objectifs de production qu ils partagent. Il n y a pas non plus de différence entre les conducteurs des deux sexes en ce qui concerne leurs conditions de travail (durées de travail, types de véhicules, types de marchandises) et leur rémunération. En revanche, parce qu elles sont extrêmement minoritaires dans ce métier construit autour de valeurs masculines, les femmes doivent adopter des comportements spécifiques pour se faire accepter comme des professionnelles à part entières, d une part ; pour neutraliser les rapports de séduction et évacuer toute suspicion quant à leurs motivations à évoluer dans ce milieu, d autre part. Pourtant, en dépit des difficultés qu elles peuvent rencontrer pour s intégrer au collectif de travail, les conductrices sont sensibles au fait d évoluer dans un milieu dans lequel elles ont un «statut d exception». En exerçant une activité singulière, elles se distinguent des autres femmes et s éloignent des positions qu elles occupent habituellement sur la scène professionnelle et familiale. Nous irons plus loin au fil de la thèse dans l analyse du rapport au métier des conductrices en abordant successivement les raisons qu elles avaient de le faire, ce qu elles en attendaient, les bénéfices qu elles en retirent et les raisons qui les poussent à continuer de le faire. Pour le moment, intéressons-nous aux circonstances qui les ont amenées à choisir ce métier

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104 TROISIEME PARTIE : Les parcours menant au métier Comment naît l envie de faire ce métier? D un désir d évasion, d un goût prononcé pour les camions? De la référence à un modèle? Dans quel univers des possibles le métier se présente-t-il? En comparaison de quoi est-il préféré? Une forte motivation suffit-elle à rendre le métier accessible? L analyse du corpus d entretiens recueilli auprès de dix huit femmes exerçant actuellement le métier de conductrice de poids lourds ou l ayant exercé par le passé éclaire ces questions. Ces entretiens visaient à recueillir des éléments biographiques livrés sous une forme narrative. Ils étaient sollicités puis engagés à partir de la demande suivante : «J aimerais que vous me racontiez votre parcours. Que vous me parliez de ce qui vous a amenée à devenir conductrice de poids lourds, de la manière dont les choses se sont déroulées». Les termes de cette demande : «raconter», «parcours», «devenir», et l évocation d un déroulement des choses, appelaient l interlocutrice à retracer une partie de sa vie sur le mode du récit. Chaque récit est singulier, propre à la sensibilité, au vécu, et à la perception de sa narratrice. Pour autant, tous les récits évoquent les temps de la vie (enfance, adolescence, maternité ) et les espaces sociaux (famille, école, entreprise ) qui ont composé la vie de ces femmes. Ainsi, une fois recomposées, leurs trajectoires sont comparables et interrogeables, les unes au regard des autres

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106 Chapitre 1- S engager, se lancer Le parcours, au sens propre, c est «le chemin pris pour aller d un point à un autre» 125. Raconter le parcours de sa vie peut donc s apparenter au récit que l on ferait d un voyage, restituant le trajet effectué, les chemins empruntés 126. Ceux que l on a suivis, chemins tracés, balisés, déjà explorés, empruntés par des proches. Ceux sur lesquels on s est aventuré, hasardé, au risque de s y perdre. Ceux que l on aurait voulu prendre mais qui paraissaient trop difficiles, peu engageants C est aussi faire le récit d étapes, d obstacles, de rencontres. Le sujet étant le narrateur, la conduite du récit de sa vie lui appartient. Il trie et sélectionne, parmi les événements et personnages qui ont jalonné son itinéraire, ceux qui lui semblent significatifs : moments marquants, décisifs, autant qu imprévus et difficiles : épreuves, doutes, découragements, erreurs de parcours Les réorganise et les expose de sorte que, ainsi reconstituée, «la suite des activités et des décisions qui caractérisent la vie de cette personne» 127 ressemble à ce qu elle veut donner à entendre et à voir. Sa situation au moment où elle parle oriente aussi la mise en ordre du récit et l «effort de présentation de soi» 128. Quels horizons se présentent? Un tournant, une bifurcation est-elle envisagée? En effet, la reconstitution a posteriori du parcours de vie s opère alors même que le sujet narrateur continue d en être l acteur. L exercice du récit oblige à rebrousser chemin, à revenir à un point de départ. Où et quand faire commencer l histoire? Très souvent, dès le début de l entretien, les femmes formulaient une phrase semblant résumer à l extrême leur parcours, donnant la note de départ au récit qui allait être livré. Certaines partent du choix de la destination, lorsqu elle s est imposée avec force : 125 Définition du Petit Robert. 126 Se rapportant à l existence, le langage mobilise un vocabulaire riche en expressions métaphoriques liées au thème du voyage, du déplacement. Toutes les expressions appartenant à ce registre présentées en italique sont tirées des entretiens. 127 Sens figuré du mot «parcours» selon le Petit Robert. 128 P. BOURDIEU, «L illusion biographique», Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n 62-63, 1986, p

107 «J ai toujours voulu faire ce métier là. C était un rêve que j ai toujours voulu parce que j adore les camions donc c était mon truc quoi» (Hélène) «Depuis toute petite j y pensais et puis j avais onze ans et c est à cet âge là que je me suis dit : faut que je conduise un camion, je veux être routier et un jour je conduirai un camion» (Eliane). Suit alors un rappel des préparatifs, du contenu des bagages, des images déjà présentes. Images de camions décorés ou accidentés, minutieusement assemblées dans des cahiers d écolière. Souvenirs précieusement conservés de voyages déjà vécus avec un guide : père, oncle, ou grande sœur. Souvenirs d histoires fabuleuses, celles de Max Meynier et de ses routiers si sympas écoutées en cachette, radio au creux de l oreiller 129. Ce type d entrée en matière est plus souvent le fait de femmes ayant manifesté très tôt et de façon évidente une attirance pour ce métier. Pourtant, parmi elles, certaines ne l ont exercé que bien plus tard. Suivent alors des récits de parcours semés d embûches, d obstacles répétés, de renoncement avec la conscience de s éloigner de la destination désirée. De longues attentes avant d y parvenir. Alors que les unes insistent sur une attirance pour un métier, un désir de le faire qui prend très vite la forme d un choix, d une décision ; d autres mettent l accent sur une situation particulière, souvent critique, qui constitue le contexte dans lequel le métier s est présenté et commencent par dresser le tableau d ensemble dans lequel l idée de le faire était apparue : «Mon parcours, il est un petit peu anachronique quand même j ai travaillé sept ans comme infirmière et puis un moment j en ai eu vraiment marre et je me suis dit : maintenant ça me plairait d être routier. Voilà.» (Catherine) «Moi ça s est trouvé bizarrement. Je suis tombée au chômage et je voulais changer de métier. On m a proposé de passer mes permis poids lourds, j ai dit : après tout, pourquoi pas?» (Sandrine) Le voyage commence alors là où d autres se sont arrêtés. Récits de chemins suivis par défaut, malgré soi, avec la sensation de faire fausse route Le métier apparaît comme une possibilité de nouveau départ, une échappatoire ou simplement une transition, un passage. Nous allons nous intéresser successivement à ces deux groupes : d une part, des femmes évoquant ce métier comme la concrétisation d un choix affirmé assez tôt dans leur vie, un but à atteindre et, d autre part, des femmes pour qui le métier serait apparu comme une 129 Max Meynier fut l animateur d une émission radiophonique qui eut beaucoup de succès auprès des routiers. Des informations sur ce personnage sont apportées plus loin

108 opportunité à un moment précis de leur existence sans qu elles l aient réellement envisagé auparavant. Pour les premières, nous nous intéresserons au contexte dans lequel le désir de faire ce métier est né. Nous verrons de quelles manières ce choix peu traditionnel a pu se concrétiser rapidement pour certaines ; pourquoi, pour d autres, le désir s est transformé en rêve restant dans le domaine de l imaginaire, de l irréel. Comment, parfois bien plus tard, elles sont parvenues à le réaliser. Quels obstacles, s ils en étaient, se sont levés? Pour les secondes, nous verrons dans quelles circonstances le métier s est présenté. Pourquoi, sans jamais avoir manifesté aucune attirance ni volonté de le faire, sans même y avoir jamais pensé, elles ont accédé à ce métier tant convoité par d autres? Quels concours de circonstances, quels «hasards» de la vie s il en est, les ont amenées à faire ce métier auquel d autres avaient déjà dû renoncer? En quoi cela pouvait être opportun pour elles? A. Le métier comme but : «J ai toujours voulu faire ce métier» Pour la moitié des femmes interviewées, l intérêt pour le métier de routier remonte à l enfance ou à l adolescence. Quelques-unes d ailleurs, mentionnent avec précision l âge auquel cet intérêt aurait pris la forme d un choix s imposant avec force : «Dès l âge de six ans, mon choix était fait, je voulais être conducteur routier» (Alexandra). Les entretiens mettent en évidence divers facteurs à l origine de ce choix. Mais, très souvent, les femmes mettaient plus volontiers l accent sur quelques aspects dans cet ensemble, les présentant comme déterminants. C est notamment le cas de celles dont le père était routier. Elles font un lien évident entre la profession de leur père et leur choix. D autres invoquent un «désir d évasion», «une envie d ailleurs», ressentie dès la petite enfance. Ou encore, une irrépressible attirance envers ces engins croisés sur la route des vacances ou de l école. Curiosité à l égard de ces camions «tous plus beaux les uns que les autres», alimentée par les récits de routiers qu elles sont nombreuses à avoir écouté avec passion à la radio

109 1. Les ancrages de l intérêt pour le métier de routier La place faite au récit des circonstances dans lesquelles est né cet intérêt est inégale d un entretien à l autre. L évocation de cette période est indissociable de la manière dont elle a été vécue et de la tournure qu a pris leur vie ensuite. Nous nous sommes autant intéressée aux facteurs que les femmes présentaient comme déterminants, qu à ceux mentionnés avec moins de vivacité. Les femmes décrivaient d abord à grands traits le contexte dans lequel leur attirance pour le métier s était manifestée, avant de préciser certains éléments au cours de l entretien. D autres aspects distillés dans le récit, venaient ensuite compléter le tableau. L ensemble de ces «indices» doivent être considérés, indépendamment de la valeur qui leur est accordée. Cette double appréhension est possible en combinant une approche compréhensive de chaque entretien et une analyse thématique comparée de l ensemble. Trois femmes considèrent que leur père a joué un rôle important dans leur choix de faire ce métier. Deux d entre elles avaient un père grand routier qu elles ont eu l occasion d accompagner sur la route, cette expérience les a marquées. Le père de la troisième n a pas pû devenir routier comme il le souhaitait, il a gardé une passion pour les camions qu il a partagée avec sa fille L influence du père comme initiateur Le parcours de Magalie est lié à son père bien que celui-ci n ait jamais exercé ce métier. Lors de l entretien, elle n a pas évoqué spontanément les raisons de son choix, il a fallu la solliciter sur ce point. Il est apparu avec évidence qu elle ferait le métier dont son père avait rêvé. «Pourquoi le BEP Routier? Ben parce que comme je voulais faire routier depuis le départ en fait donc j ai dit : tant qu à faire, autant faire un BEP quoi. Et l envie, ça vous vient d où? Ben en fait, mon père, il voulait faire routier et puis, ses parents l ont pas laissé faire et puis ben il était toujours avec les camions, parce que mes parents, c est les camions à fond quoi, y en a partout à la maison c est et mon grand père, il avait un garage poids lourds. Et puis bon ben, c est pas mon père mais c est moi qui a repris le truc quoi». Magalie n en dira pas plus sur ses motivations personnelles mais parlera volontiers de cette passion familiale pour les camions

110 Anne est intarissable quand il s agit de son père, elle l a accompagné de nombreuses fois sur les routes et lui attribue l essentiel de son parcours. Il souhaitait qu elle fasse ce métier, il est décédé lorsqu elle avait vingt ans. «Moi c est un parcours assez particulier mais qui, quelque part, a toujours été là casé. Parce que j ai un papa qui était routier donc ( ) Donc déjà, mon parcours c est ça : mon papa.». A de nombreuses occasions au cours de l entretien, les propos tenus donnent lieu au récit d un souvenir avec lui. Son attirance pour le métier de routier est indissociable de l amour qu elle porte à son père disparu. Alexandra commence l entretien par ces mots : «Alors mon parcours, moi je suis venue dans le métier parce que mon père était conducteur routier. Donc, dès l âge de six ans, pendant les vacances, je partais en camion avec. Ça m a tout de suite plu donc, dès l âge de six ans, mon choix était fait, je voulais être conducteur routier». Malgré cet énoncé très affirmatif, elle ne parlera que très peu de ce qu elle semble pourtant considérer comme un facteur déterminant de son choix. Contrairement à Anne, elle n évoquera que très peu les moments passés avec son père. Celui-ci désapprouvait son choix et s est toujours montré distant à son égard. Elle insistera plus volontiers sur ses propres dispositions à faire ce métier. En manifestant un intérêt pour le métier ou la passion de leur père, ces jeunes filles bénéficiaient d un statut particulier par rapport aux autres enfants de la fratrie «Sur huit enfants, je suis la seule qui allait avec lui. Et les autres n y allaient pas parce que ça ne les intéressait pas, ah non!» (Anne), «J ai un frère mais lui, les camions c est pas du tout son truc» (Magalie). Pour les filles de routiers, c était aussi un moyen se rapprocher de ces pères souvent absents «En plus, c était le privilège, j avais pas souvent mon père pour moi toute seule. Je le voyais peu souvent donc, pendant une semaine j étais avec lui» (Alexandra) La force des voyages initiatiques Les voyages en compagnie d un chauffeur constituent une étape importante dans un processus de socialisation au monde des routiers. Elles sont plusieurs à avoir fait cette expérience socialisante. Anne et Alexandra avec leur père routier, Eliane avec un oncle artisan transporteur. Lorsqu il rendait visite à ses parents, elle insistait pour l accompagner. Ses parents l y avaient autorisée, espérant que cette expérience la dissuaderait de suivre cette voie

111 Ces voyages étaient autant d occasions de se familiariser à un mode de vie propre aux professionnels de la route, aux codes partagés par ce groupe, d entrer en contact avec les différents acteurs impliqués dans l activité de camionnage. Témoins impliqués du travail en train de se faire, elles assistaient aux diverses activités qui le rythment : longues heures passées à conduire, attentes interminables, manutention des marchandises. Activités qu elles pouvaient parfois expérimenter elles-mêmes en participant aux opérations de chargement et déchargement des marchandises par exemple ou en étant initiées à la conduite. Proches de celui qui l exécute, elles percevaient souvent la dureté de ce travail. Deux femmes évoquant leurs souvenirs de voyages en compagnie de routiers Anne : «A l époque que j allais avec lui [son père], j avais quand même douze, treize ans donc d ailleurs, même le camion, c est toujours moi qui le nettoyais. Et j avais toutes les pratiques qui étaient dans le camion pour moi. Et puis lui, il faisait deux tours d Italie par semaine donc l Italie, je la connais en long et en large parce que je faisais toute l Italie avec lui. Et c est vrai que quand j étais avec lui, mais qu est ce que j étais heureuse. Je disais toujours : Je vais le faire ce métier ( ) Moi j ai toujours été bercée là dedans. C est marrant mais papa j attendais toutes mes vacances avec impatience à la maison. C était même marrant parce que quand on mangeait tous les deux en France, on mangeait dans le camion, c est moi qui lui faisais ses tartines parce qu à cette époque là, il n avait pas le temps de s arrêter, c était fou d ailleurs, heureusement qu ils ont réglementé après parce que il y a laissé sa santé mon père. Deux tours d Italie par semaine, il faisait, c était quelque chose. Et donc, quand on était en Italie, on allait manger des spécialités, et puis là-bas, il connaissait plein de monde. Si bien que, quand on allait là-bas, on allait au restaurant mais on payait jamais. J ai vécu de sacrés moments avec lui. Moi j ai des souvenirs avec lui qu on ne peut pas oublier. On a été cambriolés un midi en mangeant, le camion dévalisé. Une autre fois, on s est retrouvés tous au sol, les mains sur la tête avec des mitraillettes. Ah ouais, on a vécu des trucs tous les deux qu on peut pas oublier hein.» Eliane : «Puis il [son oncle René] est venu me chercher systématiquement pendant les vacances et puis, au lieu de me dégoûter, ça a fait qu une seule chose c est de me renforcer dans cette idée. Et à 15 ans j avais déjà conduit, enfin il m avait laissée conduire le camion. Mais pas sur la route hein! Il s arrêtait sur les aires de repos, il s arrêtait le plus près de la bretelle, et puis moi je le prenais et j allais me garer. Et puis après, quand on partait, je le prenais et j allais jusqu à la bretelle de sortie, et puis lui, il reprenait le volant et il le lançait sur l autoroute. Mais, toutes ces aires de repos, je les ai faites. J ai su passer les vitesses sur le camion avant de conduire une voiture. Mais bon, j ai des expériences de chargement où on a bien galéré. Il avait une vieille savoyarde, où il fallait débâcher, on montait sur les ridelles, il fallait monter tout là haut alors pour lui, c était pratique d être à deux parce que quand il était tout seul, fallait qu il monte, qu il roule un côté, qu il redescende, monter de l autre, rouler l autre côté. Que là, on montait chacun d un côté. Et moi, c était dur pour moi, j étais qu une toute petite fille à 15 ans, j étais pas j étais vraiment pas grosse. Et donc, on pliait la bâche jusqu au bout donc ça lui faisait gagner du temps, ça lui évitait de monter et descendre. Après, on enlevait les poteaux j ai des expériences extraordinaires, des souvenirs forts, très forts. C était en novembre 82, pendant les vacances de Toussaint. J étais montée avec lui, dans le Nord, il chargeait de la chicorée. Et il était tombé en panne à Douai. Et j ai passé la journée entière parce qu il était son propre patron, avec son frère, ils avaient deux camions et ils roulaient tous les deux. C est pas comme les grands groupes où quand t es ton propre patron, tu fais pas venir le dépanneur, tu fais tes réparations toi-même. Puis même, à cette époque là, t avais pas le téléphone portable, tu te démerdais. Et c était un bon mécanicien, ça n empêche qu il avait fallu vider toute la cabine, pour la basculer. J ai passé une journée entière, enroulée dans des couvertures, sur le trottoir, en plein centre

112 ville de Douai alors les gens nous klaxonnaient et les gens à la fenêtre qui me regardaient dans ma couverture. Toute la journée, j ai pas mangé, j ai pas bu j étais gelée, et les gens ils m ont jamais proposé ( ). Et René, il m avait dit «tu restes bien là» parce que lui, une fois qu il avait démonté la pièce défectueuse, il est parti à travers la ville trouver un garage, trouver la pièce, donc moi j étais dehors, pendant toute la journée, sur le trottoir à surveiller nos affaires, avec la cabine levée, les gens qui gueulaient ( ) mais bon, ça m a pas dégoûtée plus que ça.» 1. 3 La force évocatrice de l émission «Les routiers sont sympa» Accompagner un chauffeur dans son travail est un événement qui a sensiblement marqué celles qui ont pu le faire. Quelques unes ont évoqué une autre manière d approcher l univers des routiers. Il s agit de l émission les routiers sont sympa animée sur RTL par Max Meynier entre le début des années 70 et le milieu des années 80. Cette émission à l adresse des routiers, diffusée toutes les nuits pendant cette période a capté l intérêt de nombreux auditeurs bien au-delà du milieu du transport routier (voir encadré). Le réalisme des situations se déroulant en direct à l antenne plaçait les auditeurs en «témoins de quelque chose de réel, de vivant et de vrai» 130. Ainsi, ils pouvaient approcher ce monde par le côté concret, voire trivial, des situations en même temps qu ils devaient faire preuve d imagination pour s en faire une représentation. La force évocatrice de l émission tient aussi au fait qu elle mettait en scène des routiers faisant leur métier à une époque où la dureté de leur travail était patente. L entraide entre ces «forçats de la route», mise en évidence par ces récits a alimenté l imaginaire d un public qui ne soupçonnait pas les réalités de ce métier. «J étais une fan de Max Meynier, j étais vraiment je crois, sa première fan puis j avais quatorze, quinze ans par là, j étais encore lycéenne et j écoutais Max en cachette, avec la radio sous mon oreiller tu vois, jusqu à minuit. Et même qu un jour, j ai téléphoné pour faire du camion stop. Et je les ai eu mais ils prenaient pas les mineurs, ils autorisaient pas les mineurs à faire du camion stop. Parce que leur formule c était du camion stop de routier à routier, je sais pas si tu as connu l émission, c est dans les années 70-80» (Suzanne). «Je suis entrée en 6 ème et ma grand-mère m a offert une petite radio, et avec cette petite radio, je la mettais sous mon coussin parce que mon papa me grondait si il entendait la radio. Je la mettais sous le coussin et puis j écoutais Max Meynier. Voilà. Et cette convivialité c était tellement amical et tellement formidable que j étais amoureuse des «Routiers sont sympa» de Max et de tout ce qui pouvait se passer. Et depuis donc j avais onze ans. Et c est à cet âge là que je me suis dit : faut que je conduise un camion, je veux être routier et un jour je conduirai un camion» (Eliane). «Et je me rappelle, j écoutais Max Meynier tous les soirs, quand j étais ado, tous les soirs dans mon lit et je planais quoi. J écoutais les destinations et ça me plaisait» (Corinne). 130 M. MEYNIER, Mille et une nuits avec mes routiers sympa, Editions La table ronde, Paris, 1979, p

113 «Les routiers sont sympa» est une émission radiophonique créée en 1972 qui s adressait aux routiers. A ses débuts, la tranche horaire de l émission, de 22h30 à 23h00, appartenait à un annonceur, fabricant de pneus désirant toucher des acheteurs potentiels à l écoute à cette heure là. Les routiers passaient une partie de la nuit au volant et souvent la radio était leur «seul compagnon de route et ultime recours contre la fatidique panne de paupières» 131. La première des routiers sont sympa avec Max Meynier a lieu le 8 mai Il est alors débutant et succède à un animateur dont le ton ne collait pas avec le public. En peu de temps, l émission a pris une ampleur insoupçonnée. Au début, l intention de Max était de «distraire les routiers tout en leur apportant le service dont ils avaient besoin, c est-àdire un maximum d informations routières, et les concerner personnellement en leur donnant la possibilité d utiliser la radio pour passer ou recevoir leurs messages, autrement dit, pour communiquer» 132. Début 1973, le temps d antenne passe d une demi-heure à une heure trente, puis c est trois heures d antenne chaque nuit. Succès d audience d une émission qui touche alors un public bien plus large que celui des routiers, celui des gens de la nuit : représentants de commerce, taxis surnommés les nuiteux par Max, personnel médical, malades L animateur tient aussi à combler le fossé qui sépare les routiers des automobilistes en donnant à ces derniers la possibilité de comprendre les impératifs et la réalité difficile d un métier mal connu. Le souci de proximité de Max Meynier envers cette profession s illustre parfaitement dans sa décision d installer un studio de l antenne RTL sur un lieu accessible à la fois aux routiers et aux auto-stoppeurs : les entrepôts de Calberson au nord de Paris. L émission dure jusqu en 1983, remplacée par «Fréquence Max» qui fonctionne sur le même principe jusqu en Vingt ans après la fin de l émission, la mort de Max Meynier en mai 2006 a suscité un hommage donnant la mesure de l attachement des auditeurs dont il avait «bercé les nuits» pendant des années et des routiers qui le considéraient comme un des leurs. Nombre de routiers estiment avoir perdu «le meilleur communiquant concernant le transport routier» 133. Il suffit de consulter n importe quel site internet dédié à Max Meynier pour constater - à travers la quantité de témoignages qui lui sont consacrés - l importance du nombre de vocations qu a suscité son émission Des filles «pas comme les autres»? Sauf exception et sans nier certaines évolutions, on sait que garçons et filles sont élevés de manière différenciée et intériorisent des modèles de comportements propres à leur sexe 135. Les jeux et activités qui leur sont «proposés» participent de ce processus de socialisation différenciée. Aussi, pour une petite fille ou une jeune fille, être attirée par un métier masculin tel que celui de chauffeur routier revient à faire un choix à l opposé de celui attendu au terme de sa socialisation primaire. Parmi les neuf femmes de notre groupe, huit ont fait référence à leur enfance pour mentionner des éléments ayant trait à leur socialisation et au développement de préférences pour certaines activités plutôt que d autres. 131 M. MEYNIER, id., p M. MEYNIER, ibid., p Propos de François Branche, alors président de Calberson, lors d une émission spéciale consacrée à Max Meynier le 24 mai 2006 sur RTL. 134 Max Meynier était invité à participer au repas des routières de Il avait promis d être là si sa santé le permettait. Eliane a chanté une chanson en son honneur lors de ce repas (voir Annexe 19). 135 E. BELOTTI-GIANINI, Du côté des petites filles, Ed. Des femmes, Paris,

114 Evoquant leur enfance, la plupart mentionnent une attirance pour des objets, activités ou comportements habituellement associés à la socialisation des garçons. «Sont considérés comme des jouets de garçons, ceux qui imitent les moyens de transport, où la découverte et la conquête de l univers s unissent au prestige de la technique : trains électriques, bateaux, avions, voitures, panoplies de marins, d aviateurs» 136. Pour certaines, cette préférence est présentée comme un état de fait : elles se sentaient différentes des autres filles, se qualifiant de «garçons manqués», «casse-cou», «pas comme les autres». D autres évoquent des dispositions acquises au contact des garçons. Les côtoyant et partageant leurs jeux, elles ont développé un goût pour la compétition et les activités en plein air, autant d aptitudes destinées à «intégrer les garçons dans un monde tourné vers l extérieur, plus vaste que celui des filles». 137 Seules deux femmes s éloignent de ce type de configuration. Toutes deux semblent avoir tout à fait adhéré aux modes de socialisation spécifiques au groupe des filles «comme toutes les petites filles». Dès lors, elles considèrent que leur intérêt pour le métier relève de la passion inexpliquée, ou de la «lubie». Les femmes évoquant leur enfance Corinne : «Je me rappelle à mon anniversaire, à mes sept ans à cet âge, logiquement ce qu on peut demander quand on est une petite fille, c est une poupée ou ben non, moi j ai demandé un classeur et une valise. C est bizarre hein? et je pense que c était en moi. Et ma grand-mère m avait dit, j avais trois ans, on était allées à Paris en train, et la première fois que j avais vu le train, j avais embrassé le train tellement j étais contente de voir le train. Je me dis que c est bizarre ce comportement quand même. Alors je sais pas dire d où ça vient. De toute façon, fallait quelque chose où on se déplace, c était évident. Y a pas eu de déclic, je pense que ça a toujours été l envie d ailleurs était là depuis depuis que je suis née en fait. Je pense.». Elle se passionnera ensuite pour les avions. Annie : «Sur les cinq enfants, j étais la plus âgée et c est moi qui étais la plus garçon manqué. Bon, y a eu mes frères aussi, parce que les garçons c est pas la même chose, un était dans la marine et mes deux sœurs elles ne bougent pas. Y en a une qui travaille à l usine et l autre qui reste à la maison, mais jamais elles n auraient fait ce que j ai fait là, elles disent toujours que je suis un casse-cou, je suis pas comme les autres. Et moi, quand j étais petite ( ) quand j allais à l école, y avait un transporteur qui habitait pas sur ma route, fallait faire un détour d au moins 500 mètres, et tous les matins j allais respirer le gasoil quand il allait mettre son camion en route. Tous les jours fallait que j aille là-bas, c était déjà quelque chose qui m attirait, y avait rien à faire. Ça ou alors les bateaux pour partir avec une péniche, à l aventure, moi j avais toujours ça dans la tête.» Eliane : «Déjà, toute petite j étais plus à jouer avec les garçons qu avec les filles. Donc plus des jeux de garçons, jouer avec des voitures plus qu avec des poupées.» Anne : «( ) même à l école, j ai toujours été j avais que des copains, j avais pas de copine. Donc c est pour ça que quand papa il m emmenait [dans son camion] j étais pas timide. De toute façon, il pouvait être sûr qu il pouvait me laisser dans un endroit, j avais déjà deux ou trois gars avec qui je discutais moi.» 136 G. FALCONNET et N. LEFAUCHEUR, La fabrication des mâles, Seuil, Paris, 1975, p G. FALCONNET et N. LEFAUCHEUR Id., p

115 Au cours de l entretien, Alexandra a souvent mis en avant des attitudes plutôt masculines et expliqué comment, selon elle, elle a développé ces comportements. Alexandra a grandi dans le bar tenu par sa mère. Elle était adolescente lorsque la famille a changé de région, elle a alors mobilisé des dispositions acquises au contact des clients du bar pour se recréer un réseau : «Je suis pas une fille farouche, je suis très ouverte, ce qui fait que quand on a déménagé, j ai connu quand même plein de monde. J avais besoin de contact, je causais avec tout le monde. En plus, je jouais au baby-foot et je foutais des raclées aux mecs. Vu que ma mère a tenu le bar, j ai appris à neuf ans à jouer au baby-foot donc je savais jouer, donc je créais des liens avec ce moyen là au départ. Après, avec la moto. ( ) J ai eu mon permis moto avant le poids lourds, j ai toutes cylindrées. Dès que j ai pris le travail, je me suis acheté une grosse moto. Tout ce qui est mec quoi : moto, camion». C est dans une relation privilégiée avec son frère qu Hélène a développé une attirance pour les camions : «Mon frère était un peu fada de camions. Tout les deux on a les mêmes passions, mais moi j aimais plus tout ce qui est déco camion, les trucs américains j adore ça, donc c était une passion et j ai toujours dit : je voudrais bien en conduire et tout ça et lui, il a toujours fait ça parce qu une fois à l armée, il a eu tout ses permis donc il s est lancé là dedans.». Suzanne : «Je sais pas vraiment comment je suis arrivée à faire ce métier ( ) Et mes parents m ont pas contrariée. Ils se sont dit : bon, ma foi, ça va lui passer, elle voulait faire maîtresse, elle voulait faire hôtesse de l air, elle voulait faire infirmière, elle voulait faire coiffeuse, elle voulait faire vendeuse, et maintenant elle veut faire chauffeur routier. Bon c est sûr, c est les extrêmes quoi, c est les deux extrêmes. Ca n avait vraiment aucun rapport avec conducteur routier. Mais tu demandes à une petite fille de huit ans, qu est ce qu elle veut faire, elle veut faire vétérinaire, ou elle veut faire coiffeuse, ben moi aussi, on y est toutes passées par là.» Valérie s est d abord intéressée à des activités «féminines» : la coiffure, le prêt-à-porter «parce que j aime beaucoup les vêtements» avant de s intéresser aux camions. «j ai déménagé, je prenais l autoroute tous les jours, matin et soir pour aller et revenir de l école, j avais un bon trente kilomètres à faire tous les jours pour aller en cours et... surtout sur l autoroute A1, y a un nombre de camions considérable qui passent et puis à force de croiser tous ces camions, y en a des vieux, y en a des neufs, y en avait aussi avec des peintures personnalisées, et c est à force de passer, de croiser tous ces camions, tous les uns plus beaux que les autres que je me suis dit :C est ça que je veux faire, c est ça que je veux faire. Mais c est une lubie!» 2. Un choix à faire accepter Evoquant le parcours scolaire d adolescentes, Pierre Bourdieu se disait «frappé par le poids des incitations et des injonctions, positives ou négatives, des parents, des professeurs ou des condisciples, toujours prompts à les rappeler de manière tacite ou explicite au destin qui leur est assigné par le principe de division traditionnel» 138. Choisir de devenir conductrice de poids lourds revient à faire un choix très éloigné de ce qui est attendu d une jeune fille. La première étape dans la réalisation de ce projet non conforme aux normes sociales a donc souvent consisté, pour elles, à le faire accepter par leur entourage et en premier lieu par leurs parents. Les récits des femmes montrent différents types de négociation, au cœur de laquelle, leur expression d une motivation certaine à faire ce métier a eu un retentissement différent sur leur entourage. 138 P. BOURDIEU, La domination masculine, Seuil, Coll. «Points Essais», Paris, 2002, p

116 2. 1 Une passion qui ouvre toutes les portes Suzanne n a visiblement pas eu à se confronter à ses parents, sa motivation à faire ce métier se serait imposée à eux avec une telle force qu elle ne leur laissait pas de possibilité de s y opposer. C est en tout cas la vision de Suzanne. Son récit est essentiellement construit autour de l idée selon laquelle l évidence de sa motivation a eu raison de tous les obstacles qui auraient pu se présenter et qu elle n a finalement pas eu à affronter. Suzanne expliquant comment elle a convaincu son entourage de sa passion pour ce métier «Mes parents m ont jamais contrariée, ils sont pas ils sont pas contrariants non plus. Et puis ils ont vu que j en parlais vraiment avec envie, avec amour, avec passion et que je m intéressais à tout euh je voyais passer un camion dans la rue, j étais tétanisée sur place hein, j entendais plus rien, j entendais plus que le bruit du moteur qui passait. Quand y avait un cirque, à l époque, y a un cirque qui est venu, ils avaient des camions américains, des vieux modèles hein, y a vingt ans en arrière, des camions américains, j ai pris mon vélo, mon appareil photo, je suis allée photographier les camions sous tous les angles hein, dans les journaux, je découpais toutes les photos de camions, les accidents des camions je les découpais, je les collais dans un cahier d école. Euh qu est ce que je faisais encore? Les livres, j achetais tout ce qui était livres, j ai gagné une fois au Loto 100 francs et je suis allée m acheter un beau, beau, beau livre sur les camions euh des autocollants, des magazines, alors je me suis abonnée à «France Routes» quand il est sorti, j étais contente, j avais ma petite carte cartonnée là : «abonné fondateur». Et mes parents m ont pas contrariée. Ils m ont laissée faire, et en 80, je suis rentrée au LEP professionnel pour faire un CAP de chauffeur routier à Mulhouse». Et à dix-sept ans, alors là maintenant, ça devient intéressant. A dix-sept ans donc, j étais en formation CAP chauffeur routier, y avait les premiers 24h du Mans poids lourd, en 1981 ou 82, je sais plus. Et je voulais y aller! Alors j ai mis une petite annonce dans le journal. Ecoute bien, l ambiguïté de la petite annonce : «jeune fille cherche routier sympa pour 24h du Mans poids lourds», avec mon numéro de téléphone, chez mes parents. Ah moi j étais naïve hein, parce que pour moi, tous les routiers étaient sympas, tous! Jeunes ou vieux. Et au centre routier, y a des routiers français qui tombent sur cette petite annonce, et ils me téléphonent à la maison, et j étais folle de Mercedes et ils avaient des Mercedes. Alors, j étais aux nues. Ma mère, elle pouvait plus rien dire, j ai sauté dans ma chambre, j ai fait mon baluchon. Ma mère m accompagne à la gare, les trois camions arrivent, ils étaient beaux, oh, j en ai encore la chair de poule rien que d en parler, ils étaient beaux ces camions, des Mercedes bleus et rouge donc euh Alors, ma mère elle a parlé deux ou trois mots avec le chauffeur, bon, je sais plus exactement ce qu elle a dit mais elle avait vraiment très, très, très peur ma mère. Une fille de dix-sept ans qui part avec quatre hommes, ils avaient la trentaine. Bon, elle m a laissée, ils m ont laissée partir, ils pouvaient pas me retenir sinon je me serais flinguée, ou je me serais fait quelque chose hein, je serais tombée dans les escaliers exprès, j aurais fait quelque chose, ils pouvaient pas faire autrement que de me laisser partir. Donc, je suis partie le vendredi soir, direction Le Mans. On traverse la France et tout ça, moi j étais contente, j étais aux anges, la plus heureuse, c est comme si tu rencontrais ton ta vedette ou n importe quoi. Là c était vraiment j étais aux nues. Et j ai commencé à être fatiguée, puis moi, bien sûr, je voulais dormir dans la couchette d un camion hein, je voulais voir ce que c était, alors je me suis couchée dans le camion, je me suis allongée, et on était à Vitry-le-François, je m en souviens très, très, très bien, sur un parking d un restaurant routier qui existe encore à Vitry-le-François. Et je somnolais, mais je somnolais que d un œil et d une oreille hein et, il tire le rideau, et à la CB il fait [le chauffeur s adressant à un de ses collègues] : Ecoute, je crois que c est dommage, on va la laisser tranquille. J ai entendu dire comme ça : On va la laisser tranquille, c est dommage. Parce que j ai parlé avec le chauffeur, je l ai comme toi, j ai déballé, déballé, déballé, déballé, pendant les quatre heures de route jusqu à làbas j ai déballé, déballé. Et je lui en ai tellement foutu plein le crâne qu il s est dit : c est dommage, on va pas lui gâcher la vie à cette petite, on va l aider. Et alors y en a un, il a dit : On va l aider

117 cette petite, on va on va la pistonner, on va la chaperonner, on va la parrainer. Et puis, j ai été la mascotte, la chouchoute de ces quatre chauffeurs, mais c était incroyable, incroyable. Donc, j ai pas payé l entrée là-bas de toute façon. Ils m ont offert des bobs, des autocollants, des T-shirt, ils m ont même fait faire un T-shirt, ils m en ont choisi un, y avait une caisse en bois dessus et y avait marqué : fragile, à manipuler avec précaution et p tit bout 68 en travers, parce qu ils m ont baptisée p tit bout Donc, 24h du Mans, les bruits des camions, les belles carrosseries, les trompes, les klaxons, les chromes et tout, dimanche soir arrive, cabine téléphonique, j appelle ma mère, y avait pas de portable à l époque : Allo maman, Oui ma fille, tu rentres quand? Je rentres plus à la maison, je reste avec les routiers, je pars avec eux, je veux plus aller à l école. Et j ai raccroché. Impossible de me rappeler. Et je suis partie, Angoulême, Limoges, lundi, mardi, je suis partie avec un seul, chacun partait après de son côté, moi je suis restée avec Marc. Et mardi soir je rentre. Il me dépose devant la maison chez mes parents, ils sortent sur le trottoir, moi je croyais qu ils allaient sortir avec la mitraillette et le bâton. Et ils ont vu tellement de joie et d éclairs et de bonheur dans mes yeux, y avait tellement de bonheur qui se dégageait, j avais un aura énorme qui se dégageait, qui se répercutait sur eux, ils ont pas pu ouvrir la bouche, et ils l ont toujours pas ouverte, jusqu à maintenant. Ils ont rien dit. Moi je croyais que j allais être massacrée hein. Mais ils on vu que le bonheur que j avais assouvi que quelque chose était passé, ça y est maintenant je suis contente, je me suis shootée avec les routiers, je me suis dopée au gasoil. Ils ont vu que ça y est, maintenant la crise elle est passée, elle va se calmer. Et puis voilà, et puis ils sont fiers de moi maintenant, de ce que je suis devenue.» Le récit de Suzanne met en scène les personnes qu elle a dû convaincre pour atteindre son objectif et, à chaque fois, c est à la force de sa motivation qu elle attribue sa réussite. Lors de son «baptême» avec des chauffeurs, elle parvient à les convaincre de sa passion, au point qu ils décident de la «parrainer» plutôt que d en abuser. Elle laisse ses parents sans nouvelles et rentre deux jours après le retour convenu. Et là encore, elle dit ne devoir son salut qu à l expression de bonheur sur son visage. Elle se trouve en difficulté au moment de passer l examen pour l obtention du CAP de conducteur routier et, là encore... : «Il me manquait un ou deux points pour avoir mon CAP, mais bon, ma motivation m a fait ces deux points là quoi. Les professeurs ont vu que j étais tellement motivée.» 2. 2 Des parents qui se résignent Pour trois autres femmes, la négociation est beaucoup plus difficile, elle a pris la forme d une confrontation, leurs parents manifestant dès le début, un désaccord net vis à vis de leur choix. L obstination de ces jeunes filles va jusqu au refus de toute autre orientation au point de mettre leur scolarité en péril. Devant ce risque, les parents de Corinne et Alexandra finissent par céder alors qu Eliane devra suivre le jeu de la conformité pour tenter d arriver à ses fins pour le département du Haut-Rhin

118 Opposés à son projet, les parents d Alexandra n envoient pas son dossier pour l inscrire au lycée professionnel qui la formerait au métier de routier. Contrainte de redoubler sa 3 ème, démotivée, elle se désinvestit au point de vouloir arrêter sa scolarité. Alexandra cumule alors les difficultés : en plus du désaccord de son père, elle se retrouve en situation d échec scolaire. C est grâce à l intervention d une assistante sociale qu elle a pu relever son niveau et accéder à l orientation souhaitée. Corinne aussi a menacé de ne plus rien faire en classe pour tenter d infléchir la décision de ses parents. «Mon père voulait pas que je fasse ce métier, pour lui, c était pas un métier de femme. Alors moi, je voulais arrêter l école ( ) Je suis allée voir une assistante sociale et elle me dit : mais qu est ce que tu aimes faire? - Ben j aime bien bricoler la mécanique. Puis je veux être chauffeur routier, c est tout ce que je veux, Oui mais avec le bulletin que t as, tu vas pas rentrer. Alors elle me dit : Ecoute, j ai quelque chose à te proposer pour te permettre de rebondir sur le conducteur routier : faire mécanicienne d entretien de parcs et jardins. Alors elle m a envoyée faire un stage, voir comment ça se passait. Quand j ai vu qu on bricolait, la graisse, les moteurs j ai dit : ok. Et je suis partie là-bas en pension. Mon niveau a re-augmenté et le dossier enfin acceptable pour faire routier. Mais j avais déjà dix-huit ans. J ai perdu deux ans» (Alexandra). «Moi quand j avais dit à mes parents que je voulais faire ça comme métier, au départ ils voulaient pas. Alors moi, j avais dit : je m en fous, je ferais rien. C est simple. Et je n aurais rien fait. S ils m avaient mis dans une école de n importe quoi d autre, je n aurais rien fait. Je serais allée à l école, je n aurais pas écris, je n aurais rien fait. Donc en fait, ils n avaient pas le choix. Mais je crois que c est la seule façon de contester avec les parents. T as pas d autre solution. Tu peux pas te monter contre eux.» (Corinne). Le père d Alexandra a fini par tolérer son choix, les parents de Corinne ont cédé au chantage de l échec scolaire. En revanche, alors que les parents d Eliane semblaient, eux aussi, s être résignés devant l obstination de leur fille à faire ce métier, la directrice de l établissement privé dans lequel elle est scolarisée abonde dans leur sens et les conforte dans leur décision. Eliane est donc forcée de «choisir» une orientation conforme à son sexe 140. Mais loin de vouloir abandonner son projet, elle opte pour celle qui l en éloignera le moins. «Après la 5ème j ai voulu faire une réorientation mais ils ont dit que c était trop tôt. Donc, j ai été jusqu à la 4ème, après je voulais toujours faire un CAP de conducteur routier, c était en 79. J ai cassé les pieds à mes parents parce qu ils voulaient pas et je leur ai tellement bien cassé les pieds qu un jour ils m ont dit : T as qu à faire ce que tu veux! Et la sœur directrice, enfin la mère, elle a pris sa petite voiture, elle est allée chez mes parents en disant : Monsieur, vous ne pouvez pas laisser votre petite fille rentrer dans un lycée de garçons, c est pas possible. Et elle lui a tellement bien monté la tête qu il a retiré ce qu il m avait dit à moi et ils m ont obligée de choisir entre la couture, la cuisine et employée de bureau. Et j ai choisi employée de bureau, en me disant que je travaillerais dans une entreprise de transports qui me paierait mes permis poids lourds et que j arriverais de toute façon un jour à mes fins» (Eliane). 140 Les orientations scolaires sont sexuellement différenciées voir notamment M. DURU-BELLAT, A. KIEFFER et C. MARRY, «La dynamique des scolarités des filles : le double handicap questionné», Revue Française de Sociologie, Vol. 42, n 2, 2001, p

119 Nous avons évoqué les circonstances dans lesquelles neuf jeunes filles ont fait le choix peu commun de devenir conductrices de poids lourds et les obstacles que certaines ont rencontrés pour le faire accepter. Voyons à présent comment elles sont parvenues à le concrétiser. 3. Des temporalités différentes dans la concrétisation du projet Si les femmes de ce groupe ont pour trait commun d avoir formulé dès l enfance ou l adolescence le désir de devenir chauffeur routier, le temps nécessaire à la réalisation de ce projet a considérablement varié de l une à l autre. On peut trouver dans les conditions de leur entrée dans l âge adulte, certains des éléments qui ont favorisé ou au contraire retardé l accès au métier. En effet, cette période de la vie, marquée par la fin de la scolarité, l entrée dans la vie active et parfois dans la vie de famille, a sensiblement orienté leurs trajectoires Dès la sortie du lycée A plusieurs reprises au cours de leur cursus, l institution scolaire interroge les jeunes sur leurs prétentions professionnelles. Il s agit pour elle d organiser la mise en cohérence des goûts et aspirations évoqués par les élèves avec leurs capacités scolaires, ou tout au moins de les sensibiliser à la préparation de leur avenir professionnel. Dès le collège, les élèves doivent formuler des vœux concernant l orientation qu ils souhaitent donner à leur cursus. Rappelons que pour être validé, le projet du jeune doit être examiné par le corps enseignant, et autorisé par les parents. Dans notre groupe de femmes, elles étaient cinq à avoir formulé, dès la 5 ème, le vœu de se former au métier de conducteur routier. Nous avons vu que leur choix avait été diversement accueilli. Suzanne n a rencontré aucune opposition et pour Magalie, poussée dans cette voie par son père, cette orientation prenait un caractère évident. Alexandra et Corinne, en revanche, ont dû faire preuve d un certain acharnement pour faire accepter leur décision. Quant à Eliane, ses parents déjà en désaccord avec son choix ont été confortés dans leur position par l intervention de la directrice du collège qui s y opposait pour des raisons de bienséance. Toutes, à l exception d Eliane, ont vu leur vœu exhaussé et ont pu intégrer un lycée professionnel afin d y préparer soit un CAP Conducteur routier, soit un BEP Conduite et

120 Services dans les Transports Routiers 141. Magalie a intégré cette filière dès quinze ans, Suzanne et Corinne à seize ans. Alexandra ayant pris du retard a commencé cette formation à dix-huit ans. Notons que pour trois d entre elles, la présence d un établissement dispensant cette formation à proximité de leur lieu de résidence a pu participer à la réalisation de leur projet. Ainsi, au terme de leur formation initiale, toutes quatre âgées de moins de vingt ans, étaient titulaires des permis de conduire des poids lourds et sont devenues conductrices peu de temps après leur sortie du lycée. Valérie, déjà engagée dans un autre cursus scolaire au moment où son intérêt pour le métier de routier s est manifesté, a terminé sa formation en vente et est donc devenue conductrice un peu plus tard, après avoir payé elle-même les permis poids lourds en passant par une auto-école Plus tard au cours de la vie professionnelle et familiale Les quatre autres femmes, pourtant elles aussi attirées dès l enfance par le métier de conducteur routier n ont pu l exercer que bien plus tard. Elles ont suivi des orientations sans lien apparent avec ce métier ou ont quitté l école sans diplôme et ont commencé à travailler et à construire leur vie familiale, ce qui a retardé d autant leur accès aux permis de conduire des camions et donc, au métier. Intéressons-nous aux circonstances qui les ont amenées à renoncer à leur projet ainsi qu à celles qui ont permis de le réactualiser. Pour ces quatre femmes, le projet de devenir conductrice de poids lourds s est trouvé compromis pour des raisons familiales. Soit à cause de la nécessité de s occuper de leurs enfants, soit à cause du désaccord du conjoint. Ce dernier pouvait ne pas accepter facilement certaines spécificités du métier (travailler dans un espace indéterminé, parmi d autres hommes), ou ne pas vouloir prendre à sa charge le surcroît de travail domestique qu impliquerait la possible indisponibilité de leur femme, prétextant par exemple que les enfants n étaient pas suffisamment autonomes pour permettre l absence de leur mère. Cela a eu pour effet de retarder considérablement leur entrée dans le métier en les obligeant, soit à attendre la fin de la carrière du conjoint, soit d être en partie déchargées de leurs responsabilités familiales lorsque les enfants prenaient leur autonomie. 141 Création du BEP CSTR en Le fonctionnement de ces filières est décrit dans la quatrième partie

121 Ce qui marque l arrêt du projet Annie a quitté l école à quatorze ans sans diplôme. Elle a travaillé comme ouvrière jusqu à son mariage à dix-neuf ans. Elle en à vingt-quatre et est mère de trois enfants lorsque son mari décède. Contrainte de travailler pour élever seule ses enfants, son projet lui parait alors compromis. Elle travaillera à l usine pendant quinze ans. Eliane s est pliée aux exigences de ses parents et a passé un CAP d «employée de bureau» dans l espoir de travailler dans une entreprise de transport et d y passer ses permis poids lourds. Pendant sa formation, son désir de faire ce métier n a fait que grandir au gré des voyages avec son oncle routier. Malgré des recherches intensives au terme de sa formation, elle n a trouvé de poste de secrétaire chez aucun transporteur. Loin de se décourager, elle s est engagée dans l armée, toujours dans le but d y passer ses permis. Elle y a travaillé comme secrétaire médicale, et n a pas atteint son but. Elle a épousé un officier et a cessé de travailler. A vingt-quatre ans, elle a déjà trois enfants et pense qu elle ne pourra plus faire le métier dont elle rêve. Elle restera au foyer pendant dix-sept ans. Hélène, bien que très attirée par le métier de chauffeur, a finalement opté pour une orientation plus traditionnelle. Elle a «essayé» un BEP comptabilité avec l espoir de pouvoir exercer cette activité avec un statut indépendant. Elle n a trouvé aucun emploi de ce type après sa formation et a travaillé à l usine. Déçue par cette première expérience professionnelle, elle a à nouveau envisagé de devenir conductrice de poids lourds mais ses tentatives pour se faire financer les permis n ont pas abouti. Elle s est mariée et, son conjoint n approuvant pas son projet, elle y a renoncé. Elle trouvera un emploi d ambulancière qu elle occupera pendant onze ans. Anne avait le soutien de son père qui voulait lui payer ses permis mais des difficultés financières pour ce chef de famille de huit enfants l en ont empêché. Elle quitte l école sans qualification et travaille pour aider la famille. Peu après le décès de son père, elle épouse un chauffeur qui s oppose à son projet de devenir conductrice. Elle y renonce. Elle travaillera comme employée de commerce pendant vingt ans. Des années après avoir renoncé à leur projet, la situation de ces femmes a évolué. Leurs enfants ont grandi, les contraintes sur le plan familial se sont allégées et parfois le conjoint a changé d avis. Par ailleurs, celles qui travaillent ne sont pas satisfaites de leur situation. Ainsi, la situation familiale mais aussi professionnelle des femmes va participer de la réactualisation de leur projet de devenir conductrice de poids lourds. Petites, leur attirance pour le métier se faisait en réaction à des stimulations : trouver les camions beaux, être impressionnée par la vie de ces gens si particuliers, par un mode de vie élevé au rang de mythe. Bien plus tard, ces images ont pu se confronter à d autres, bien plus réelles : celles qu elles vivaient au quotidien dans leur travail ou à la maison. Le rêve d évasion fait alors place au désir d échapper à un enfermement. Le métier, toujours attirant, le devient par comparaison à leur situation dans la sphère professionnelle et familiale

122 Ce qui le réactualise Quinze ans plus tard, lorsque l usine ferme, Annie prend une place de concierge mais ne s y plaît pas : «J étais trop enfermée». Ses deux fils ont déjà quitté la maison et sa fille, adolescente, lui suggère de faire enfin le métier qui lui plaît vraiment. «Mes enfants avaient grandi, et ma fille, c était la dernière à la maison, elle a dit : maintenant on n a plus besoin de toi, tu devrais faire ce que tu veux faire. ( ) J avais plus les enfants qui étaient petits donc j étais plus attachée à la maison». A quarante ans, elle décide de passer son permis poids lourds. Durant dix sept ans, Eliane a vécu au rythme des mutations de son mari. Avec quatre enfants et des déménagements fréquents elle n a jamais pu retravailler. Lorsqu il prend sa retraite militaire, la famille déménage une dernière fois «et puis mon mari a retrouvé du boulot, les enfants sont partis au lycée et un jour, j ai pété les plombs». La maison est au bord de la Nationale et devant ses fenêtres, les camions défilent comme pour la narguer. Alors qu Eliane s était «résignée», voilà qu elle songe à nouveau au métier qu elle aurait tant voulu exercer. Une annonce diffusée par Adecco attire son attention, l agence propose des formations au métier de routier. Eliane décide de passer les permis poids lourds. Elle a 37 ans, ses fils 17, 16, 14 et 10 ans. Ainsi, deux éléments concomitants vont amener Eliane à réinvestir son rêve : la fin de la carrière militaire de son mari et le sentiment que sa présence est moins nécessaire au bien-être de ses enfants «ils ont toujours besoin de moi mais moins». De plus, fait non négligeable, son conjoint va réagir favorablement. Conscient que sa femme a mis de côté ses aspirations professionnelles à son profit, comme un juste retour des choses, il lui renvoie la pareille. «Quand il parle aux gens, il dit : après tout, pendant toutes les années où j étais militaire, j étais pas là, elle s est occupée de la maison, elle s est occupée des enfants, c est elle qui a tout fait. Donc maintenant, je lui dois bien ça pour qu elle réalise elle son rêve. Elle m a laissé réaliser le mien, j ai fait ce que je voulais.» 142 Lorsqu Hélène a commencé à être ambulancière, ce travail lui plaisait, elle se sentait relativement indépendante et appréciait la relation de service envers les patients. Onze ans plus tard, la qualité de ses rapports avec son patron et avec des patients devenus clients s est dégradée, le travail s est intensifié et les conditions horaires ne lui conviennent plus (horaires décalés, astreinte, travail le weekend). Alors qu il s y opposait dix ans plus tôt, c est finalement son mari qui lui suggère de passer les permis et devenir conductrice de poids lourds, persuadé qu elle serait plus disponible que dans son emploi actuel. Elle a alors 33 ans, deux enfants de 7 et 4 ans. Anne ne bénéficie pas d un tel soutien de la part de son mari, bien au contraire, celui-ci, opposé depuis longtemps à son projet, ne l accepte toujours pas. Mais Anne considère que sa demande est légitime et décide de ne pas tenir compte de son avis. Elle estime par ailleurs que ses trois filles, habituées à son activité dans la grande distribution, sont suffisamment autonomes pour que cela ne soit plus un frein. «Puis moi, ce que je trouve c est que pendant des années moi, j ai toujours été là, c est moi qui les ai élevées, ben je passe le rôle un peu à mon mari. Et moi, je lui ai dit : écoute, c est pas compliqué, c est ou avec toi ou sans toi mais je vais le faire quand même. Et puis vous savez, moi mes filles, elles ont toujours été habituées à se débrouiller, très autonomes, je vois dans le boulot que je faisais avant, je commençais à 5h le matin, je revenais pas des fois avant le soir, fallait bien qu elles se lèvent aussi, elles étaient toutes seules hein. Moi je partais au boulot, elles se levaient, la grande aidait la deuxième après ça a été la deuxième qui aidait la troisième...». Après de nombreuses années dans la grande distribution, Anne ne supporte plus l atypisme des horaires, la surveillance permanente de la direction, les pressions pour tenir la cadence, la répétition des gestes 143 et les offenses des clients qui la renvoient régulièrement à une position dévalorisante «un jour un client a dit à sa fille : tu vois ce qui t arriveras si tu ne travailles pas bien à l école». Lorsqu elle décide de quitter son emploi de caissière pour passer ses permis poids lourds, Anne a atteint un point de rupture nerveuse : elle part 142 Eliane a écrit une chanson qui retrace son parcours. Elle l a chantée à l occasion du repas des routières de 2006 et l a évoquée au cours de notre entretien (voir Annexe 20). 143 Autant de contraintes qui ne sont pas sans rappeler le procès de travail ouvrier et qui se diffusent chez les employés. Philippe Alonzo leur attribue une dénomination commune, celle de «salariat d exécution». P. ALONZO, «Les rapports au travail et à l emploi des caissières de la grande distribution», Travail et Emploi, n 76, 1998, p

123 travailler en pleurant, envoie balader clients et collègues. «Quand j allais travailler les derniers moments, je voulais tellement changer, de toute façon, je me réveillais qu avec ça dans la tête, et je m en allais au boulot en pleurant. Y avait des moments, j en parlais avec les filles [ses collègues] et je me mettais à pleurer. Et puis j envoyais chier les clients, je ne les supportais plus. ( ) Parce que ça n allait plus. Même les collègues, elles me disaient t as vu comment tu leur parlesˮ - mais ils me font trop chier. C est bon, ça fait dix ans que je les supporte, c est bonˮ. Parce qu il faut pas oublier que dans un commerce, on se rabaisse, ils nous prennent pour des chiens des fois. ( ) J ai fait quatre ans de caisse, alors là les pauvres en caisse, qu est ce qu on peut les prendre pour des merdes là. Tu sais, c est des métiers, c est bête à dire mais c est dévalorisant tu sais, on nous dévalorise, voilà, c est ça. Et un matin, j ai dit : je vais me lever, je vais faire tous mes papiers et je vais aller demander une formation». Elle a 40 ans, ses filles ont alors 15, 13 et 6 ans. La caractéristique principale des neuf femmes dont nous venons de décrire les parcours est d avoir considéré le métier de chauffeur routier comme un but à atteindre. Cinq y sont parvenues dès leur entrée dans la vie active, autour de vingt ans. Trois n ont concrétisé ce projet que beaucoup plus tard, autour de quarante ans. Une femme est dans une position intermédiaire, elle est devenue conductrice autour de trente ans. Celles qui ont accédé au métier le plus tôt ont suivi une formation au métier dans le cadre de leur scolarité et y ont passé les permis de conduire des poids lourds, une seule a suivi une autre formation et s est payé les permis ensuite. Toutes étaient alors célibataires et sans enfant. Celles qui sont devenues conductrices plus tard étaient sans diplôme ou titulaires d un diplôme sans rapport avec le métier. Toutes étaient alors mariées ou l avaient été et avaient des enfants. Il apparaît donc que les femmes de ce groupe accédaient d autant plus tôt au métier de leur choix qu elles ont pu s y former dès la formation initiale et qu elles étaient célibataires et sans enfant. Elles y accédaient d autant plus tard qu elles ont suivi d autres orientations scolaires ou n avaient pas de diplôme et qu elles avaient des enfants à charge. En outre, l avis du conjoint a joué un rôle. Toutes souhaitaient vivement devenir conductrices de poids lourds depuis l enfance. Elles se distinguent, sur ce point, d un second groupe de neuf autres femmes qui ont tendance à mettre sur le compte du hasard ou d un concours de circonstances particulier le fait d avoir exercé ce métier alors que rien, selon elles, ne pouvait les y destiner. Elles font d ailleurs spontanément cette distinction entre leurs parcours, qu elles qualifient de «particuliers», «atypiques» et ceux, plus «probables» selon elles, des femmes qui sont venues au métier par «vocation» ou «héritage»

124 Couramment, on entend par l usage du mot «hasard», ce qui arrive sans raison apparente ou explicable. Un événement fortuit qui n a pas été calculé, prémédité. Or, toute situation, aussi inattendue et apparemment nouvelle soit-elle, se présente dans un environnement favorable à son apparition. Il s agira donc de relativiser cette idée de hasard et de découvrir les réalités qu elle recouvre en s intéressant aux circonstances précises dans lesquelles la possibilité de faire ce métier leur est apparue. De saisir, à partir des récits circonstanciés qu elles ont produits, pourquoi ces femmes ont estimé que devenir conductrice de poids lourds pouvait leur être favorable. B. Le métier comme moyen : «C est venu à un moment où» Alors que les femmes du premier groupe évoquaient un projet inscrit dans la durée à travers des phrases telles que : «J ai toujours voulu», «Ça a toujours été là», les formules utilisées par celles du deuxième groupe : «C est arrivé à un moment où», «C était une période de», font référence à quelque chose qui survient dans le temps. La plupart des entretiens démarraient par ce type d expressions suivies d un rappel de ces circonstances «particulières» sinon «bizarres» ou «anachroniques» au cours desquelles le métier s est présenté à elles. Souvent, elles insistaient sur le caractère critique de leur situation, sur les difficultés qu elles rencontraient à ce moment là. Avec plus ou moins de force, ces neuf femmes associent la période de leur vie précédant leur entrée dans le métier à une situation négative ou vécue comme telle. Il est question de précarité sociale, d insatisfaction dans le travail, de difficultés à trouver les ressources nécessaires à l exercice d un métier impliquant un fort investissement personnel, de rentabilité financière, de choix d orientation ou de formation, ou encore d un malaise ressenti en situation d inactivité. Les problèmes soulevés semblent avoir tous trait au domaine du travail bien qu ils soient de natures différentes. Il s agit, pour Lorette du type d emploi qu elle occupait à ce moment là «je faisais n importe quoi, rien d intéressant en tout cas», pour Dominique des difficultés qu elle rencontrait dans son travail d éducatrice «je ne croyais plus en ce que je faisais», pour Marie-Annick de sa situation financière «j en avais marre de ne jamais avoir d argent», pour Francine de la maladie qui s était répandue dans son élevage de lapins «ça a dégringolé et j ai arrêté», pour Stéphanie de la liquidation judiciaire de l enseigne de

125 bricolage qui l employait «malheureusement j ai été licenciée économique», pour Sandrine de son travail d ambulancière «je ne voulais plus entendre parler des ambulances», pour Catherine de ses difficultés à surmonter certains aspects de son métier d infirmière «à un moment, j en ai eu vraiment marre», pour Sophie de sa situation de mère au foyer «je n étais pas heureuse dans cette situation». Enfin, pour Françoise, du jugement de ses professeurs sur ses capacités à accéder au métier qu elle avait choisi, celui d infirmière «textuellement on m a répondu, que j étais trop bête pour faire ce métier». A chaque fois, la possibilité de devenir conductrice se présentait comme un moyen de surmonter ces difficultés et prenait un caractère opportun. Le terme d «opportunité», par lequel on qualifie ce qui convient dans un cas déterminé, ce qui vient à propos ; était d ailleurs fréquemment utilisé. Ainsi, le métier, a pu être considéré comme une solution «ça me permettait de me reposer», «ça me faisait un permis en plus», «je comptais sur le fait que ça changerait ma vie». Cette dernière citation révèle par ailleurs que les raisons de le faire ne sont pas que professionnelles, loin de là. Pour certaines femmes, des interrogations personnelles sont plus fortement exprimées et dominent dans les récits. Des événements du passé, enfance difficile, pression familiale, décès ressurgissent au cours des entretiens et font émerger des difficultés plus profondes : manque d estime de soi, difficultés à trouver sa place dans la fratrie, la famille, les relations de travail, la société. Parfois ces difficultés étaient déjà exprimées et c est dans une tentative d y mettre fin ou de les affronter que les femmes se sont mises en quête d une solution et sont arrivées sur la piste de ce métier. Parfois, le malaise était présent sans qu il soit exprimé mais visible dans un style de vie, des difficultés à trouver une stabilité. Bien que toutes ces femmes avaient pour point commun de se trouver dans une situation qu elles souhaitaient voir évoluer, d être dans une démarche de recherche ou d interrogation sur le plan professionnel et/ou personnel ; leurs attentes et les enjeux de l amélioration espérée par chacune n étaient pas les mêmes. Nous distinguerons d abord trois groupes de femmes pour lesquelles nous verrons dans quel contexte, et de quelle manière la possibilité de «faire chauffeur» est apparue. Ce qu elles attendaient de ce changement, quelles améliorations de leur situation étaient souhaitées, autrement dit : ce qu elles avaient à gagner à le faire, en quoi ce choix pouvait être indiqué. Puis, nous tenterons de repérer quelques uns des facteurs qui les ont menées au métier alors même qu elles montraient parfois un grand détachement vis-à-vis de celui-ci

126 1. Situation subie, choix contraint Trois femmes se trouvaient, lorsqu elles ont envisagé de devenir conductrices de poids lourds, dans une situation qu elles n avaient pas souhaitée et à laquelle elles devaient s adapter. Stéphanie venait de perdre son emploi de vendeuse dont elle était satisfaite et était à la recherche d un autre emploi «j avais pas le choix». Francine, à cause de l insuffisante rentabilité de son exploitation a été contrainte de réduire puis de cesser complètement cette activité et d en trouver une autre. Françoise, enfin, a dû modifier son choix d orientation professionnelle suite au refus de ses professeurs «On m a dit : il faut choisir autre chose». Si toutes les trois se sont trouvées contraintes de trouver une solution de remplacement, la possibilité de devenir conductrice de poids lourds s est toutefois présentée de manière assez différente pour Françoise et pour les deux autres femmes Françoise : un deuxième choix par provocation Les circonstances dans lesquelles Françoise a été amenée à devenir conductrice de poids lourds sont très particulières. Elles n ont semble-t-il, rien à voir avec un quelconque intérêt pour le métier, en tout cas, elle ne dit rien dans ce sens. Françoise va pourtant se trouver engagée dans cette voie dès l adolescence. Elle raconte ces circonstances particulières sous la forme d une suite d événements auxquels elle a réagi sur le mode de la provocation, adoptant une attitude d insoumission à ce qu elle a perçu comme des injonctions. Celle de l institution scolaire d abord, qui décide de son sort et lui refuse le droit de s orienter sur la voie du métier qu elle souhaite. Celle des membres masculins de sa famille ensuite, qui décrètent qu il y a des domaines réservés aux hommes, d autres aux femmes. Françoise racontant comment elle est arrivée à ce métier «Bon alors, pour te dire maintenant le cheminement, moi, pour commencer depuis le début, en classe de 3 ème tu as l orientation qui se fait. Et donc, il faut remplir des papiers et tu dois écrire ce que tu veux faire comme métier. Donc, tu as tes professeurs principaux qui se réunissent là, leur petit comité machin. Et moi, au départ, je voulais devenir infirmière, alors tu imagines un peu, ça a strictement rien à voir avec routier hein et textuellement on m a répondu, ma prof principale, elle m a dit que j étais trop bête pour faire ce métier, en classe de 3 ème! ( ) Donc, j ai dit : ah bon, c est comme ça? Parce que déjà, honnêtement, j avais un très sale caractère, j étais une sale fille moi à l école hein. J avais horreur de l école déjà, pour commencer. Donc, elle m a dit : Il faut choisir autre chose. J ai dit : Toi, ma bourrique - pour rester polie - tu vas voir un peu c que j vais te mettre derrière les dents. Donc j ai choisi conducteur routier, mécanicien moteur enfin bref, que des métiers si y avait eu cheminot, j aurais mis cheminot, mineur, j aurais tout mis, exprès, juste exprès. Et quand ils ont regardé conducteur routier - Ah ben y a pas de problème ( ). Et donc, en fait, routier ça allait, hop. Donc là, après il fallait commencer à discuter un peu quand même parce que bon, c était pas

127 aussi simple que ça. Et puis je suis rentrée à la maison et j ai discuté avec ma maman, avec mon papa, alors ma maman, même ma grand-mère hein : Oh, ça serait chouette, purée une fille qui fait ça, ça serait super! Et puis alors mon papa, même mon oncle et tout : Quoi? Une femme! Faire ce métier, mais ça va pas, mais t es folle! C est pas un métier pour une femme! Et ça, je crois que ça a été le déclic, c est ça qui a fait tilt. Moi, qu on me dise : c est pas un métier pour une femme, je crois que dans la tête, c est parti, j ai dit : maintenant, exprès, pour vous faire chier, je vais faire ça. Et puis c était parti, voilà. Et parce que honnêtement, je vais te dire dans ma famille y a absolument rien qui a quelque chose à voir avec le transport ou les routiers ou quoi que ce soit, personne, personne, personne! Mais bon, la sale bourrique, la sale tête, le fait qu on m ait dit : non, c est pas un métier pour une femme. Je crois que c est le truc qu il aurait pas fallu me dire quoi. Et puis en fait, je me suis inscrite en 77, j étais la première fille dans l académie de Strasbourg à faire un CAP de routier, pas la première à rouler hein. Et puis donc j ai fait deux ans au Lycée, où j ai appris mon métier.» En réaction au verdict sans appel de ses professeurs sur ses capacités à devenir infirmière, Françoise se reporte sur des métiers à l opposé de celui qu elle avait choisi. Elle ne dit pas avoir été motivée par autre chose qu un esprit de contradiction et une volonté de contrarier ses professeurs, d ailleurs, elle ne se doute pas que l un de ses choix sera accepté. Prise à son propre jeu, elle en informe ses parents. L annonce divise la famille : les femmes sont «pour», les hommes définitivement «contre». L argument, avancé par ces derniers, pourtant sans appel «ce n est pas un métier pour une femme» ne convainc pas Françoise, bien au contraire. Elle rejette ce qu elle prend pour une décision arbitraire et maintient son choix. Finalement, son obstination à faire ce métier était davantage guidée par le rejet de ces assignations que par un goût pour le métier. Elle précise d ailleurs que rien dans son entourage n allait dans ce sens. Tout laisse à penser que si un autre de ses «vœux» avait eu les faveurs de ses professeurs et reçu le même accueil de sa famille, cela aurait conduit au même résultat, elle se serait mise en tête de le faire Francine et Stéphanie : une solution de remplacement Ces deux femmes étaient en situation de devoir trouver une activité en remplacement de celle qu elles venaient de perdre. Dans cette recherche, elles se sont mises en relation avec l ANPE et c est par l intermédiaire de cet organisme qu elles ont pu bénéficier d une formation au métier de conducteur. Francine a passé un Bac D «technique et agronomie» en 1977 et quitté sa Charente natale pour le midi. Elle travaille dans un centre équestre durant treize ans. En 1991 elle revient dans sa région d origine pour prendre la suite de son père, exploitant agricole. Elle s occupe de l élevage des lapins. Une maladie se répand et en diminue la rentabilité. Francine passe le permis transport en commun et fait du ramassage scolaire pour compléter son activité. Quelques mois plus tard, l exploitation cesse complètement. «J ai commencé le transport en commun pour faire du transport scolaire parce que comme le lapin ça rapportait pas de trop, et le transport scolaire ça fait un mi-temps, je pouvais

128 concilier les deux. ( ) et puis j ai arrêté les lapins en octobre 98 parce que ça a dégringolé et j ai arrêté voilà». A l ANPE, une conseillère propose à Francine de passer ses permis poids lourds dans le cadre d un contrat de qualification. «C était vraiment par hasard. Y avait une dame qui travaillait à l ANPE qui était chargée des formations, puis je passais de temps en temps voir si y avait des trucs intéressants. Elle venait juste de recevoir une lettre et y avait un contrat de qualif qui était lancé par une entreprise, par un regroupement de transporteurs. Et puis elle me fait : Ça t intéresse? Bah, je dis : Je sais pas, si c est ouvert aux femmes pourquoi pas? Et puis deux jours après, y avait une réunion d information avec des tests de sélection puis voilà, j y suis allée et puis ça a commencé comme ça». Elle a alors trente huit ans, est célibataire sans enfant. Stéphanie a quitté l école sans obtenir son BEP électronique. A dix-neuf ans, elle commence à travailler dans une usine de textile dans le cadre d un contrat d aide à l emploi. Elle y reste deux ans puis trouve une place de vendeuse dans un magasin de bricolage. Deux ans plus tard, elle est licenciée. «Malheureusement, y a eu un redressement judiciaire de la société et j ai été licenciée économique donc voilà, j avais pas le choix». Elle fait appel à une connaissance pour obtenir une place de conductrice de véhicules légers en messagerie. «Et donc c est à partir de là, donc j ai le voisin de chez ma sœur qui travaillait chez Jet-Services et là il m a dit : Ben tiens chez nous, y a même des dames qui conduisent des petits fourgons, des grosses voitures ben écoute je pourrais peut-être parler pour toi. Et j ai été prise pour des petits remplacements». Afin de continuer à travailler dans cette entreprise de messagerie, elle sollicite une formation pour passer les permis poids lourds «Et comme j avais été licenciée économique, l ANPE m a recyclée, donc j ai passé mon porteur et Jet-Services m a dit : vous ferez les navettes». Elle a alors vingt quatre ans, est célibataire sans enfant. Elle passera le permis EC un peu plus tard au cours d une autre période de chômage. Entrée dans la vie active sans diplôme, Stéphanie ne pouvait prétendre qu à des emplois peu qualifiés. Elle a travaillé en usine et n a pas aimé, tant sur le plan des conditions de travail et de rémunération que sur celui des rapports avec ses collègues femmes. «C était en usine, à la chaîne dans le secteur textile, recyclage du textile donc tout ce qui était vêtements de ramassage, friperie et toutes les choses comme ça, c est pas terrible. ( ) on en faisait je sais plus dix ou onze tonnes à la journée quand même, c était dur, sale, parce que souvent c était très poussiéreux tout ça. Et on n était pas cher payés ( ) c est vrai que ça me plaisait pas de toute façon, et je n arrivais pas tellement à m intégrer. C était une usine de femmes donc, les pauses, c était pas souvent avec elles, je préférais plutôt manger mon casse-croûte en dehors du vestiaire, le midi j aimais pas, j aimais pas trop le contact avec les nanas et le matin j arrivais jamais en avance, surtout pas, comme ça ben y avait pas besoin de discuter» (Stéphanie). L emploi de vendeuse dans une enseigne de bricolage qu elle a obtenu ensuite constituait une évolution positive de sa situation, «je suis montée en magasin» elle s y trouvait «beaucoup mieux» qu à l usine. La perte de cet emploi aurait pu remettre en cause cette amélioration si elle n avait pas pu profiter de mesures de réinsertion proposées par l ANPE. En devenant conductrice de poids lourds, elle a pu échapper à un type d emploi qui ne lui plait pas, sa situation a donc connu une évolution favorable. Francine est accoutumée à un type de travail combinant autonomie et variété des tâches. Durant les treize années pendant lesquelles elle a travaillé dans un centre équestre, elle s est

129 autant occupée des animaux que de l intendance du centre «je gérais la propriété : jardin, maison, cuisine, réception». Elle a d ailleurs quitté cette place à cause d un désaccord dans l organisation du travail avec les nouveaux propriétaires. En reprenant l activité d élevage de lapins de ses parents, elle a pu conserver cette indépendance dans l organisation du travail et la réalisation des tâches «dans un élevage on fait les horaires qu on veut, on s arrange. On gère soi-même son temps quoi». Dans un premier temps, lorsque son activité a connu un déclin à cause d une épidémie parmi les lapins, elle a cru pouvoir la compléter et a choisi de passer le permis transport en commun pour travailler à mi-temps «je pouvais concilier les deux». Finalement, elle a dû arrêter cette activité mais à contrecœur «Si y avait pas eu de problème de maladie, je serais restée comme ça. C est bien comme métier, je veux dire : c est très agréable l élevage. Mais bon, le sort en a décidé autrement». Elle a donc saisi l opportunité de passer les permis PL que lui proposait l ANPE. Il semble qu elle est consciente que sa situation aurait pu connaître une fin bien moins favorable «ça ne me déplait pas en plus, c est ça qui est bien». 2. Initiative personnelle, choix de rupture Pour quatre autres femmes, la possibilité de faire ce métier s est présentée à la suite d une initiative personnelle. Trois d entre elles ont décidé de quitter l emploi qu elles occupaient, une autre a décidé de cesser d être mère au foyer pour travailler. Ainsi, à l origine des événements qui vont les mener au métier, il y a une prise de décision. Décision qui participe, avec plus ou moins de force, d une démarche de rupture. Dominique est la sœur cadette de Lorette (autre femme de notre échantillon dont le parcours est relaté plus loin). Elle a passé le concours d éducatrice et travaille en région parisienne auprès d adolescents difficiles. Sa sœur est devenue conductrice de poids lourds et s est installée en Isère lorsqu elle démissionne de son poste «Je ne croyais plus en ce que je faisais... J en avais marre de me battre avec la direction, les collègues, j ai tout plaqué». Pendant un an elle a beaucoup accompagné sa sœur sur les routes et a décidé de passer ses permis «Je me suis dit : Pourquoi pas rouler? Mais c est un hasard, pas une vocation... Ca ne demandait pas de réflexion, ça me permettait de me reposer en attendant ( )». Elle a alors vingt cinq ans, est célibataire, sans enfant. Sandrine a été «serveuse de restaurant», «porteuse de pain» et «agricultrice» avec son mari. Au moment de son divorce, elle a obtenu la garde de leurs deux enfants de 8 et 6 ans et a passé un BNS ambulance 144. Elle exerce le métier d ambulancière durant dix ans, jusqu au «ras le bol» et demande à bénéficier d une formation prise en charge par l ANPE. Compte tenu de son expérience dans un métier de conduite, on lui propose de passer les permis poids lourds. «Moi, ça s est trouvé 144 Le Brevet National de Secourisme (BNS) permet de conduire des ambulances et des véhicules sanitaires légers (VSL)

130 bizarrement. Je suis tombée au chômage et je voulais changer de métier, je ne voulais plus entendre parler des ambulances. Je suis ambulancière, taxi, les deux métiers de départ. Et je me suis arrangée pour être au chômage pour changer de formation. On m a proposé de passer mes permis poids lourds. J ai dit : après tout, pourquoi pas? Donc, je les ai passés». Elle est alors âgée de quarante ans, est divorcée, mère de trois enfants âgés de dix-huit, seize et sept ans qu elle élève seule. Catherine a quitté l université après une licence d allemand. Sur les conseils de son petit copain du moment, elle passe le concours d infirmière et exerce ce métier durant sept ans et demi. A la mort de son père qu elle a soigné, elle décide d arrêter. «J ai travaillé sept ans et demi comme infirmière et puis bon, c est vrai que j avais pas mal de décès dans ma famille, je m étais occupée de mon père malade, alors ça, plus encore les gens malades dans ma vie professionnelle. ( ) J ai toujours été là pour tout le monde, fidèle au moindre claquement de doigt, un moment, j en ai eu vraiment marre, j ai dit : maintenant c est terminé!». Elle dresse la liste des métiers qu elle voudrait faire et s arrête sur celui de routier. «je prenais en revue en fait, tous les métiers qu il était possible de faire quoi et puis, un matin, je me suis levée, je me suis dit : Maintenant, ça me plairait d être routier. Voilà». L Afpa refuse de lui financer les permis poids lourds, elle se les paye elle-même. Elle a alors trente trois ans, est célibataire, sans enfant. Sophie a passé un diplôme régional des métiers d art de tailleuse de pierre. Elle s est mariée dès la fin de sa formation et n a jamais exercé ce métier. Elle a eu deux enfants et est restée au foyer. Elle souhaite travailler mais son conjoint s y oppose. La rencontre d un chauffeur routier lui donne l idée de faire ce métier. «T as des femmes qui sont faites pour tenir une maison et qui sont bien comme ça, mais moi, ça ne me convenait pas, j étais pas heureuse dans cette situation. J étais heureuse parce que j avais mon enfant que j avais élevé mais arrivé à cinq ans, l enfant il commence à être un petit peu indépendant et je me sentais inutile. J avais fait mon rôle primaire avec l enfant un enfant a toujours besoin de toi, je dis pas le contraire mais après il va à l école et puis toi t es là, tu fais le ménage, tu fais toujours pareil et je me suis aperçue que c était pas ça qui m épanouissait, quelque chose me manquait, j avais besoin de me sentir utile, de servir à quelque chose, je savais pas encore définir quoi mais je sentais que j étais pas heureuse, ça n allait pas. Fallait que je m en aille de ma vie avec mon mari, fallait que je m en aille de tout ce que je connaissais, fallait que je change quelque chose d impératif. Et ben les camions c est dans l esprit du voyage, de partir. Et puis j ai dit : c est ça! Le projet était très, très important pour moi parce que je comptais sur le fait que ça changerait ma vie, c était un nouveau départ qui se mettait en route». A trente deux ans elle cherche un financement pour les permis. Elle est alors en instance de divorce, ses enfants ont six et un an Une volonté de mettre un terme à une situation qui ne convient plus De leur propre initiative Dominique, Catherine et Sandrine ont quitté leur emploi et Sophie a décidé de cesser d être mère au foyer. Toutes les quatre étaient donc dans une situation à laquelle elles souhaitaient mettre un terme. Pour Sandrine il s agissait de quitter un emploi qu elle occupait depuis dix ans. Une période trop longue selon elle, pendant laquelle une certaine routine s était installée, tant sur le plan professionnel que sur celui de la vie privée. «J ai fait ça pendant dix ans et puis j en ai eu ras le bol. Il faut que ça bouge chez moi, c est ça le problème. Je n arrive pas à me contenter de rester dans un endroit pendant vingt ans, je ne pourrais pas». Elle souhaite mettre fin à ce qu elle appelle «les rituels de la vie tranquille». Dominique et Catherine occupaient des emplois éprouvants sur le plan de l investissement personnel. C est en réaction à cet aspect de leur travail qu elles ont décidé de le quitter. Quant à Sophie, sa situation de mère au foyer ne lui convenait plus

131 Si la décision de ces quatre femmes correspond à une rupture au sens d une «interruption, cessation brusque de ce qui durait» 145, pour deux d entre elles, elle prend un caractère très personnel, et apparaît comme une nécessité Catherine et Sophie : en rupture à des assignations Soumission, dévouement, disponibilité aux besoins des autres, Catherine décide d arrêter d être infirmière lorsque ces aspects de son métier sont devenus particulièrement difficiles à supporter. Sophie décide d arrêter d être inactive à un moment où ses fonctions de mère et d épouse ne suffisent plus à son épanouissement personnel. Elle a le sentiment d avoir tenu son rôle et aspire à d autres sources de satisfaction. Pour ces deux femmes, changer de situation en quittant son métier ou en se mettant à travailler consiste à abandonner un rôle qu elles ne souhaitaient, ou n étaient plus en mesure de tenir, à rompre avec le comportement qui était attendu d elles. Relatant cette période de leur vie, elles insistent fortement dans leurs récits sur leur volonté de s affirmer en dehors des limites de ces rôles. Elles racontent des événements liés à leur passé, les difficultés qu elles ont eues au cours de leur vie pour imposer leurs choix vis-à-vis de leur famille ou conjoint. Pour elles, changer de situation, relevait alors du défi. Défier les autres en affirmant ses choix Catherine exprime un besoin de s émanciper de la pression que sa famille a toujours exercée sur ses choix «maintenant et flûte, maintenant je fais ce que MOI j ai envie de faire». Avant de devenir infirmière, Catherine a été très longtemps indécise sur son orientation professionnelle, elle a songé à de nombreux métiers dont aucun ne trouvait grâce aux yeux de ses parents. «Je changeais souvent d idée de ce que je voulais faire. J avais pensé à plein de trucs, comédienne, océanographe, je voulais rentrer dans la marine mais bon, à l époque c était fermé aux femmes et puis, psycho, socio mais bon, mes parents étaient pas d accord Et puis, pour finir, ma sœur avait fait fac d allemand alors je me suis dit : va pour fac d allemand». Pendant son année de licence elle rencontre un garçon qui fait une prépa en pharmacie avant d entrer dans une école d infirmiers, il lui vante les avantages de cette formation «il y a des débouchés, ça permet une multitude de métiers». Catherine décide de faire une école d infirmière l année suivante mais en attendant elle souhaite faire un stage dans un autre métier «à ce moment là on m a dit : fais un truc de sténo-dactylo, ça peut toujours t aider. Je voyais pas bien à quoi mais y avait une pression familiale et j ai dit : ok, sténo-dactylo». Pourtant, en consultant la liste de métiers dans lesquels elle aurait pu faire des stages, d autres métiers avaient attiré son attention, celui de routier notamment. «Après, je sais plus ce que j avais trouvé encore, je crois que c était costumière de théâtre, parce que j adorais le théâtre et, dans la liste des trucs, quand j étais arrivée à R : routier, je me suis dit : Alors là oui! Routier, ça, ça me plairait. Parce que déjà quand j étais au lycée, je faisais du stop et puis, je me faisais toujours emmener par des routiers et puis, je sais pas ça faisait vie aventureuse et je sentais bien qu ils avaient une mentalité à part aussi, que c était pas pareil que ce que je vivais moi ( ) Mais c est pas toujours facile d arriver à imposer 145 Définition du Petit Robert

132 son choix. C est un peu une bagarre pour y arriver. Y a quand même un petit bras de fer quoi qui qui doit se faire pour pour pouvoir y arriver. Enfin, je veux dire c est beaucoup plus facile d annoncer à son entourage : Ben écoute, je vais faire secrétaire, je vais faire vendeuse ou caissière ou coiffeuse. Bon, la pilule passe ultra bien quoi, alors que bon on s amène et puis on dit : Ben je voudrais faire routier. Le bras de fer n aura pas lieu et elle deviendra infirmière. Lorsqu elle décide au bout de sept ans d arrêter son métier pour «faire ce que moi j ai envie de faire», le métier de routier lui revient. Ses parents sont décédés mais il lui reste une sœur et une tante à affronter. «C était pas facile du tout parce que bon quand je suis arrivée en disant que je voulais arrêter d être infirmière pour être routier, alors là c était c était le pavé dans la mare quoi, ça dérangeait tout le monde quoi. C est un milieu bourgeois ultra catholique et bon par exemple, ma mère ne conduisait même pas une voiture hein, elle n avait même pas le permis, elle a jamais voulu le passer. Ma tante non plus euh enfin bon, les femmes dans ma famille n avaient pas besoin de permis parce qu y avait toujours un homme pour les conduire. Et y en avaient beaucoup qui étaient femmes au foyer, qui n avaient jamais travaillé de leur vie, qui n ont jamais travaillé. Alors c était vraiment j ai dû imposer mon choix quoi. A ma tante, je lui ai dit, bon, mes parents étaient déjà décédés, mais à ma tante, je lui ai dit : Écoute, t as rien à dire là-dessus, c est mon choix, c est moi qui vais le faire, je te demande même pas de venir avec moi donc, en fait, t as rien à dire quoi. J avais une tante par alliance qui me disait : Tu sais, infirmière c est tellement bien. Ben j ai dit : Écoute, puisque c est tellement bien, explique-moi, puisque t as fait la première année d école d infirmière, puisque c est si bien, pourquoi t as pas continué? Et pourquoi t en es pas une?. J ai dit : Voilà, ben si c est bien pour toi, tant mieux, mais ça l a même pas été, alors, si maintenant je trouve que c est plus bien pour moi et que routier ça peut être bien pour moi, alors je ferais routier. C est tout. Donc en fait, quelque part, c était vraiment le forcing quoi bon, par rapport à ma sœur aussi : Tu te rends compte, tu vas pas faire routier, c est pas bien, c est des gens qui ont pas de discussion euh. Ben j ai dit : Écoute, t en sais rien. Se défier soi même pour regagner l estime de soi Sophie a parlé longuement de son enfance, de ses difficultés à l école à cause des conflits incessants entre ses parents. Toute sa scolarité, elle l a passée au fond de la classe à dessiner et à s inventer un monde imaginaire jusqu à ce qu un enseignant décèle ses talents en dessin et l oriente dans cette voie. Elle s est formée au métier de tailleur de pierre et pendant cette courte période, elle a commencé à prendre confiance en elle. Mais elle a épousé un jeune commercial issu du milieu ouvrier insensible à la dimension artistique de son travail et surtout, tout à fait opposé à l idée qu elle s absente plusieurs jours pour travailler sur des chantiers. «Pour lui et pour sa famille, ils venaient d un milieu ouvrier et tout ce qui était artistique ça servait à rien, c était des gens qui travaillaient, qui avaient bossé toute leur vie pour avoir quelque chose mais tout ce qui était artistique ça servait à rien, c était nul, c est pour faire bien quoi, c est pas ce qui peut te faire vivre donc, lui était dans cet état d esprit donc il m a pas soutenue dans ce que je faisais». Elle n a donc jamais exercé son métier, ni aucun autre d ailleurs et est restée à la maison. Jusqu à ce que le manque d estime de soi devienne trop important au point qu elle traverse une grave dépression. Lorsqu elle décide de travailler, l enjeu est «impératif», vital, elle cherche désespérément un moyen de «s en aller», de sortir de cette situation comme elle échafauderait un plan d évasion. Une rencontre avec un routier la met sur cette voie sans qu elle en ait vraiment conscience «mais à partir de là, j avais une clé, j avais une clé en moi, mais je savais pas m en servir, je savais pas l utiliser. Et donc, cette clé ben, elle a fait du chemin, parce que dans ma tête, il a fallu un échappatoire. Et donc, l échappatoire ça a été le voyage, comment pouvoir bouger, sortir d ici, sortir de cet enfer qui me gardait ici, qui me gardait prisonnière ici il fallait que je m en aille, c était un impératif. Fallait partir sur quelque chose de neuf, quelque chose qui m amène ailleurs. Et là, j ai eu un tilt dans ma tête.» Des images d enfance reviennent. Son besoin de partir, de s évader au sens propre comme au figuré, s associe à des images de camions «immenses», «inaccessibles». Le caractère difficile de l opération qu elle tente prend forme dans ce projet aux allures de «défi». «Dans l enfance si tu veux j étais impressionnée par tout ce qui était grandiose, quand t es petit les camions c est immense, c est un truc qui est inaccessible, qui est pas à portée de main, c est pour ça que j y pensais même pas, parce que je me disais que c est vraiment inaccessible et puis là quand je me suis retrouvée avec ma vie qui se cassait la figure, il fallait que je relève un défi, quelque chose qui

133 était très difficile, quelque chose qui était hors de ma portée de main, c était ma manière à moi de m en sortir. Je savais que c était ça qu il fallait faire et que c était ça qui m aurait fait remonter la pente. Parce que je te dis, je me suis retrouvée comme si j étais une merde, et je savais que c était mon échappatoire, ma façon à moi d avoir confiance en moi. J ai foncé dans ce projet et je savais que c était ça, c était mon échappatoire, pour me relever.» Les circonstances dans lesquelles l éventualité de faire ce métier s est présentée sont différentes pour chacune de ces quatre femmes. Catherine, s est rappelé un désir auquel elle avait renoncé pour ne pas affronter sa famille. Sophie a fait une rencontre qui lui donne «une clé». Pour les deux autres, dans une démarche de rupture moins brutale, la décision de devenir conductrice de poids lourds a pris un caractère plus «naturel». Sandrine est passée du monde des ambulances à celui du transport de marchandises par l intermédiaire de l ANPE qui a vu une suite logique à son parcours professionnel. Lorsqu elle s y présente, elle veut changer de métier mais n a pas arrêté son choix. La proposition viendra directement de l agence «quand ils ont vu mon CV : vous avez toujours été sur la route, on a la possibilité de financer des permis poids lourds à l heure actuelle, est-ce que ça vous intéresse?». Pour Dominique enfin, le passage de son métier d éducatrice à celui de conductrice s est fait par l intermédiaire de sa sœur. Il a été précédé par une période transitoire pendant laquelle elle a côtoyé le milieu des routiers, d ailleurs elle a d abord considéré son entrée dans ce métier comme une transition, un passage «en attendant». 3. Choix par élimination ou hasard révélateur Deux femmes se trouvaient dans une situation sociale précaire lorsque la possibilité de passer les permis poids lourds s est présentée. Toutes deux disent avoir choisi cette formation parmi d autres sans en attendre plus qu une amélioration de leur situation sur le plan matériel. Pourtant, au fil des entretiens, elles ont évoqué des raisons plus personnelles de le faire. Marie-Annick parle d un «travail intérieur», Lorette de «révélation» Lorette : du détachement à la révélation Lorette racontant les circonstances dans lesquelles la possibilité de suivre une formation au métier de routier s est présentée : «Moi j avais fait des études d anglais et y avait pas du tout de routier dans ma famille. Y avait pas du tout de tradition routière. Mon père ne savait pas du tout conduire un camion. En fait, c était un hasard, c était une période de chômage et je suis allée m inscrire comme tout le monde à l ANPE en 77. Je faisais des petits boulots, je faisais n importe quoi, rien d intéressant en tout cas. Et ils m ont proposé de faire des stages parce que j avais pas de métier. Ils m ont présenté une liste : bâtiment,

134 poseur moquette, chauffeur poids lourds j ai dit : tiens, chauffeur poids lourds, ça va me faire un permis en plus. Ça a été vraiment un hasard, de choisir dans une liste un truc pour m occuper six mois, sans m embêter, en pensant que ça pouvait être marrant d essayer de conduire un camion, voilà. Je me suis inscrite et j ai attendu un an. J ai pas attendu en fait, je me suis inscrite puis c est passé aux oubliettes puisque j avais pas comme Suzanne qui depuis toute petite rêvait de conduire des camions. Elle avait des posters pleins de camions dans sa chambre, moi non 146. Et puis, entre temps, j étais venue m installer à Grenoble, je me suis dit : Grenoble, je vais partir sur des bases nouvelles, je vais travailler, ça va être différent. Et j ai reçu ma convocation. 22 ans, comme j étais toujours au chômage, j avais fait que des petits boulots, j avais plus un rond alors, je me suis inscrite. J ai dit : maman, je me suis inscrite à un stage pour faire chauffeur PL. Elle m a dit : excellente idée, ça t ira très bien. Ma mère, elle a dû penser que ce genre de truc serait bien pour moi. Alors, mes parents m avaient acheté une Coccinelle et je suis partie à Perpignan faire mes six mois de stage, alors, tout ça reste froid parce que je savais pas ce que je partais faire, je partais m occuper six mois à Perpignan. Et, dès que je suis montée dans un camion, je me suis assise au volant, je l ai fait avancer, comme n importe qui dans une auto-école, ça m a plu. Je me suis dit : mais c est ça que je veux faire. Ça a été la révélation. Ça me met encore la chair de poule d en parler de prendre ce volant dans les mains et d arriver à faire avancer ce gros truc. Et en plus, c était un vieux camion. On s entraînait dans un camp militaire alors, les rues au carré, c est pas de jolies courbes. Il fallait mettre le pied sur le volant, y avait pas d assistance de direction pour arriver à tourner. Et encore, ça me soulevait, puis je faisais dix kilos de moins, donc, pas trop épaisse, puis pas de puissance. C était assez marrant vraiment et fallait le vouloir là. C était bruyant, ça puait, c était génial. Et j ai passé le permis Car, le permis camion surtout, celui qui m intéressait.» Plus tard au cours de l entretien, elle revient sur la période qui a précédé son inscription à ce stage. «Mais au début y avait pas la motivation pour m inscrire à ce stage de conducteur poids lourds était pas glorieuse, non. ( ) J ai fait des études d anglais parce que ma grande sœur avait fait sa licence d anglais. Entre temps, elle s était tuée en voiture et, c est même mes parents qui m avaient inscrite en Fac. J avais l impression de devoir reprendre le flambeau de quelqu un et je ne me sentais ni aussi intelligente qu elle, ni prête à faire le prof donc j ai fait ça sans conviction. J ai bien fait d arrêter, je n aurais pas fait un bon prof, j en suis sûre, j y croyais pas. J ai arrêté mes études et je faisais des boulots pas très intéressants, j avais travaillé en porte-à-porte, je vendais des calendriers. A Poitiers, je m étais surtout amusée. A 22 ans je me suis dit : faut quand même faire quelque chose. Je pensais me marier très vieille donc, faut assumer son quotidien dans ces cas là, soi même. Je voyais pas du tout ce que je voulais faire et donc, par dérision, ça ou autre chose. Donc, jusqu à ce que je prenne ce volant dans mes mains, que je passe des vitesses c était pas les camions d aujourd hui, fallait faire passer au régime [moteur], c était plus difficile. Le fait d avoir trouvé des choses à surmonter, je pense que ça a donné un piment que la vie n avait pas jusqu à présent. J étais d une bonne nature, rieuse, mais je trouvais que la vie était pas je m étais battue contre pas grand chose et là, fallait quand même vouloir». Quand elle raconte la manière dont les choses se sont déroulées, Lorette met constamment le métier à distance. Elle ne se revendique aucune spécificité «comme tout le monde», «comme n importe qui», sauf par la voix de sa mère qui lui dit «ça t ira très bien». Elle énonce des éléments sensés la démarquer d autres femmes qui auraient des motifs évidents de le faire : les «filles de», et de celles qui se sont passionnées pour ce métier et qui auraient donc des raisons encore plus «nobles» de le faire. D ailleurs, elle souligne encore son détachement vis-à-vis de ce métier en rappelant que pendant un an, c était «tombé aux oubliettes». Elle insiste en fait sur l idée qu elle n anticipait pas du tout sur ce qui allait se passer. Elle n en 146 Il s agit de Suzanne dont nous décris le parcours précédemment

135 attendait rien «c était froid». Elle se défend même d avoir pris ce projet au sérieux «par dérision», «ça pouvait être marrant». En fait, ses préoccupations à ce moment là sont principalement matérielles «un permis en plus», «m occuper pendant six mois» et axées sur son avenir professionnel «travailler», «partir sur de nouvelles bases». Sa motivation selon elle n est «pas très glorieuse». Jusqu au premier contact avec le camion. Là, c est la révélation, «c est ça que je veux faire». Les choses deviennent plus sensibles et son discours passe dans un registre beaucoup plus subjectif. Elle revient sur son passé, évoque la perte de sa sœur aînée, la sensation d avoir dû suivre ses traces, et trouve des raisons beaucoup plus «glorieuses» de faire ce métier : «me battre», «surmonter». Elle s implique Marie-Annick : «le métier de chauffeur routier ça m a guérie» Comme Lorette, Marie-Annick se trouve dans une situation sociale précaire lorsque la possibilité de se former au métier de chauffeur se présente et les raisons pour lesquelles elle souhaite changer de situation sont principalement matérielles. Comme Lorette, elle choisit cette formation parmi d autres, mais elle précise les critères de son choix. Ils correspondent au rejet des aspects du travail qu elle ne valorise pas : la sédentarité et le fait d être placée sous le contrôle d un employeur. Marie-Annick racontant les circonstances dans lesquelles la possibilité de suivre une formation au métier de routier s est présentée : «Ben, c est-à-dire que moi, j ai quitté la fac de lettres en 72, j avais commencé une Licence d histoire, j ai tout laissé tomber et je suis partie sur les routes avec mon sac à dos, je faisais les récoltes, je travaillais en usine, enfin, des tas de petits boulots et puis, au bout d un moment j en avais marre de jamais avoir d argent, j avais pas de Secu, j avais pas d argent, j avais rien. L hiver, avec des copines, on était trois copines, on se payait un appartement l hiver au moment qu il faisait froid puis, de mai à octobre, on était sur les routes à faire des récoltes, des choses comme ça, en stop on partait. Et à un moment j ai eu des problèmes de santé, j avais pas de Secu, j avais pas d argent donc je suis allée voir à l Agence pour l Emploi pour faire une formation, alors ils m ont donné une liste et, par élimination, un boulot où on pouvait voyager et où on avait personne sur le dos, c était chauffeur routier. Alors je l avais demandé d abord une première fois, ça m a été refusé, ils m ont dit Non, ça n existe pas pour les femmes, ils voulaient me proposer un stage de sténo-dactylo, je suis partie, j ai repris la route et j ai re-continué à traîner». Comme Lorette, elle ne se montre pas attachée à ce projet, et repart. Lorsqu il se présente une seconde fois, sa situation n a pas changé, elle ne sait pas si ce métier lui plaira, elle n est sûre que d une chose, elle a plus à gagner qu à perdre. «puis une autre fois, j ai été re-convoquée à l Agence pour l Emploi et puis, on me demande : Mais pourquoi vous voulez pas faire un stage? j ai dit Je vous en ai demandé un, vous me l avez refusé..., Quel stage vous avez demandé? je lui dis Chauffeur routier. Elle prend ses papiers, elle dit Y a rien qui s oppose à ce que vous soyez chauffeur routier. Donc elle m a dit Ben écoutez, je vous inscris mais je vous préviens, ça risque d être long, y a beaucoup de demandes. Alors je suis repartie puis, en fin de compte ça avait été très rapide. Et donc, quelques mois après avoir fait la demande, je suis rentrée à Loudéac et puis... en fait je savais pas si ça allait me plaire, de toute façon je risquais rien, j étais

136 payée pendant trois mois et demi, j apprenais à conduire j avais rien à perdre». Ce n est que plus tard au cours de l entretien, après avoir évoqué les conditions de travail extrêmes qu elle a connues dans ce métier, qu elle a mentionné des raisons plus personnelles de l avoir fait. «à l époque, je me rappelle même plus quelles étaient mes motivations, je voulais être toute seule, voir personne, ça me convenait très bien, je venais de passer par une période dépressive, ça m a permis d émerger, le boulot de chauffeur routier, non seulement ça m a permis de reprendre confiance en moi, c est-à-dire de faire quelque chose où j étais capable de le faire, j étais capable de faire un truc qui était réputé quand même assez dur et où il y avait très peu de femmes, et puis, d être toute seule donc de pouvoir faire ce travail sur moi même, intérieur, pendant que je roulais, donc ça m a guéri en fait, ça m a guéri, après j ai pu reprendre une vie à peu près normale». Ainsi, Lorette et Marie-Annick semblaient n avoir que des raisons pratiques de faire ce métier lorsqu elles se sont engagées dans cette voie. Pourtant, le détachement dont elles faisaient preuve au début s est dissipé lorsque le projet est devenu concret. Dès la formation, avec le premier contact avec les véhicules pour Lorette, dans les réalités de l exercice du métier pour Marie-Annick. Par l expérimentation, un goût pour le métier et des raisons plus personnelles de le faire se sont révélées à elles. Expérimentation de la conduite pour Lorette : «c était dur, fallait en vouloir», d un mode de vie et de conditions extrêmes pour Marie-Annick : «être capable de faire un truc réputé difficile». 4. Les éléments qui ont contribué à leur entrée dans le métier Contrairement aux femmes du premier groupe qui faisaient souvent référence à des éléments qu elles considéraient comme déterminants dans leur choix: «je suis devenue conductrice parce que mon père était routier», «j ai fait ce métier parce que j adore les camions» celles du second groupe mentionnaient rarement des facteurs explicatifs de leur entrée dans ce métier. Le plus souvent, elles adoptaient l attitude inverse en attribuant cet événement au fait du hasard ou d un concours de circonstances. «Je crois qu aujourd hui encore, je sais pas pourquoi j ai fait ça. Je sais ce que ça m a procuré, je pense que c est le fruit d un hasard, mais vraiment pourquoi?» (Lorette). Pour autant, les récits qu elles ont faits de leurs parcours font apparaître des éléments dont on peut dire qu ils ont contribué à ce qu elles choisissent de faire ce métier plutôt qu un autre. Certains sont liés à leur environnement social d origine ou à d autres milieux côtoyés par la suite. Des aptitudes, des goûts et préférences développés au cours de leur socialisation, puis de leur vie, au gré de leurs expériences professionnelles notamment, ont guidé leur choix, orienté leur trajectoire et les ont menées au métier. Ces éléments, ont contribué à leur choix au-delà de la chronologie des événements qu elles nous présentent

137 4. 1 Des origines rurales et un goût pour la conduite Les récits de Francine et de Stéphanie font référence à leur enfance en milieu rural. Francine a grandi à la ferme, acculturée à un type de travail permettant une autonomie dans la réalisation des tâches à accomplir, elle est restée très attachée à cet aspect du travail. A de nombreuses reprises, Stéphanie aussi rappelle ses origines rurales et fait référence à des éléments de son passé qui, selon elle, constituent un ensemble de dispositions à faire ce métier. «Ben je suis née dans un village donc je suis une petite fille de la campagne, ensuite donc j ai vécu pas mal seule parce que j ai une grande sœur de sept ans mon aînée qui s est mariée très tôt donc j ai vécu peut-être plus fille unique que... donc, peut-être un début d indépendance. ( ) et puis, moi j adore rouler, je fais de la moto depuis l âge de seize ans et je partais en vacances je faisais 4000, 4500 bornes, moi je partais pour rouler, pas pour aller me faire dorer sur les plages, je partais c était pour rouler, j adore rouler c est comme ça, c est tout, donc ça va dans l optique et j ai appris à être beaucoup seule parce que je dis : pas de sœur, ma sœur déjà partie et maman très malade et beaucoup hospitalisée et beaucoup seule avec mon père ce qui fait que j ai appris à être toute seule, donc c est dans le caractère et puis donc, la route et la solitude ça va vachement bien ensemble» (Stéphanie). Toutes deux partagent un goût pour la conduite, d ailleurs, juste avant de passer les permis poids lourds, elles occupaient déjà des emplois liés à la conduite (Francine faisait du transport en commun, Stéphanie de la messagerie en véhicules utilitaires légers). C est d ailleurs le seul aspect que Francine mentionne pour expliquer son entrée dans ce métier. «Comme ça, parce que j ai toujours aimé conduire et puis je sais pas. Quelques fois on fait des trucs comme ça j en sais rien» (Francine) Socialisation différenciée ou égalitaire Catherine n a été socialisée qu avec des femmes et dans sa famille, la répartition des rôles entre les sexes était clairement marquée. Ainsi, son choix de faire un métier à l opposé du modèle traditionnel transmis par les femmes de sa famille peut relever d une tentative de résistance à la socialisation familiale. A l inverse, Lorette dit avoir été socialisée dans une famille aux idées égalitaires sur le plan des rapports de sexe. Aussi, son entrée dans ce métier a pu se faire sans qu elle éprouve un sentiment de transgression 147. Par la suite, au cours de leur vie, elles ont côtoyé d autres milieux. Toutes deux ont fait des études supérieures et fréquenté le milieu étudiant. Lorette y a retrouvé le même esprit égalitaire, Catherine s est à nouveau trouvée entourée de femmes. 147 A-M. DAUNE-RICHARD et C. MARRY, «Autres histoires de transfuges? : le cas des jeunes filles inscrites dans des formations «masculines» de BTS et DUT industriels», Formation-Emploi, n 29, 1990, p

138 «Parce que moi en plus, j ai pas de frère donc en fait, j ai été élevée vraiment dans un milieu féminin. Donc, avec mes deux frangines, après ça, j ai été dans un internat un pensionnat de jeunes filles donc, encore une fois avec des nanas. ( ) Après ça bon, l école d infirmières, c était encore très féminin. Y avait des fois, je me disais : j aimerais bien être un homme pendant huit jours pour comprendre comment ils fonctionnent parce que j avais l impression qu on n était pas de la même planète». (Catherine) «Moi, j ai été élevée, on ne m a pas dit que j étais qu une fille. On m a dit que les droits de l Homme et du citoyen, ils étaient aussi pour moi, et j ai découvert ces choses là après. Mes parents nous ont élevés, on était des personnes et on devait trouver du travail et se prendre en charge. J ai pas entendu qu on me dise quelque chose qu on n aurait pas pu dire à un garçon. Pour moi, la différence fillegarçon n était pas sensée exister sur tout un tas de trucs. ( ) entre étudiants, on faisait des bêtises mais c était à égalité». (Lorette) 4. 3 Attachement et réticence à certaines conditions de travail Avec l entrée dans la vie active, les femmes ont fait des expériences qui leur ont permis de constater qu elles étaient plutôt réticentes à certains aspects du travail, sensibles à d autres. Souvent, elles ont occupé des emplois peu qualifiés, en comparaison desquels le métier de routier présentait des avantages, sur le plan de la rémunération notamment : «Ça a tellement d avantages en plus, c est un métier ouvrier qui est bien payé. Les chauffeurs ont été mieux payés que les ouvriers dans les usines pour, souvent des formations équivalentes» (Lorette). Par ailleurs, le travail à l usine est souvent associé à des ambiances de travail féminines qu elles ne semblent pas apprécier : «Dans les souvenirs que j ai, le peu d usine que j ai fait, les femmes avec moi c était une catastrophe, je les trouvais mauvaises, mesquines. Et, c est vrai qu avec les messieurs, j ai trouvé que l ambiance était un peu plus sympa, plus responsable, plus adulte. Et ça doit être une idée qu on a toutes. Quelque part, vraisemblablement, on préfère les ambiances masculines aux ambiances féminines qui sont quelque fois assez malsaines» (Lorette). Stéphanie non plus n a pas aimé travailler à l usine «Ah non, l usine non! C était obligé, c était ma première expérience professionnelle, c était important mais c est pas l avenir ça. Je ne souhaite à personne de rester dans l usine quarante ans. C est pas chouette. Y a peut-être des gens qui aiment mais non, moi c était pas mon caractère». Sans avoir d idée précise sur leur avenir professionnel, certaines savaient pourtant ce qu elles ne désiraient pas faire. Après son Bac littéraire, Catherine : «je savais vraiment pas quoi faire. Je voulais pas faire secrétaire parce que je me voyais pas enfermée tout le temps. Je me voyais pas faire interprète, encore moins faire prof, enfin bon, je voyais pas du tout dans quel débouché ça pouvait m amener». D autres ont expérimenté des emplois dont elles ont apprécié certains aspects auxquels elles ne voulaient pas renoncer. Pour Sandrine, c est la conduite «Il faut que je conduise, il faut

139 que je sois sur la route. Ça, je pourrais pas rester enfermée quelque part. Si un jour vous entendez dire que je suis dans un bureau, là c est que vraiment il y a un problème. Et je pense que la plupart des femmes qui font la route, elles sont comme moi, elles peuvent pas rester enfermées». Pour Marie-Annick et Francine c est une grande autonomie dans le travail. Marie-Annick, habituée depuis plusieurs années à parcourir les routes sac au dos, avec pour seules contraintes, celles des emplois qu elle accepte, a choisi le métier de routier en fonction de ces critères : «C était par élimination, un boulot avec personne sur le dos et où on pouvait se déplacer. Parce que j avais pas de diplôme, que le Bac, pas de formation et je tenais beaucoup à mon indépendance». D ailleurs lorsque la formation de routier lui est refusée la première fois et qu on lui propose un stage de sténo dactylo, elle reprend immédiatement son sac à dos et repart sur les routes Côtoyer des routiers Dominique s est familiarisée au milieu des routiers par l intermédiaire de sa sœur aînée qui venait de s engager dans ce métier. Sophie a fait deux rencontres importantes avec des conducteurs qui l ont confortée dans sa décision de passer ses permis poids lourds. Marie- Annick est la seule de ce groupe dont le père a exercé le métier de chauffeur routier, elle le mentionne au détour d une phrase, et affirme que cela n a pas influencé son choix. «Ah oui, mon père était routier, mais j ai pas fait ce métier là, vraiment, pour faire comme mon père, j ai jamais pensé étant petite, qu un jour je serai routier, c était après». Pourtant, lorsqu elle raconte la suite de son parcours, elle évoque la pénibilité du travail, et compare sa propre expérience à ce qu a connu son père en son temps. Sans doute l a-t-elle entendu raconter des épisodes de sa carrière, peut-être a-t-elle côtoyé des collègues, en tous cas, il y a eu une proximité avec ce milieu. Le fait d avoir côtoyé le milieu des routiers a influencé le parcours de ces femmes. Etre chaperonnée et guidée dans son projet par un ancien routier, se familiariser à des conditions de travail particulières, ou encore bénéficier de l esprit de groupe et de la convivialité légendaire des routiers, sont autant d expériences qui font écho à celles qu ont pu faire, bien plus jeunes, les filles du premier groupe et qui ont alimenté leur attirance pour ce métier

140 Pour Sophie et pour la sœur de Lorette, le fait de fréquenter des routiers a joué un rôle déterminant dans leur prise de décision de s engager dans ce métier Sophie : «Donc j ai fait un dossier, j ai constitué un dossier mais comme j avais pas de monde dans ma famille qui était dans ce domaine, je connaissais personne et en plus, donc aller vers des gens que tu connais pas, c était bizarre, c est vrai. Et puis c était rentrer dans un monde où je m exposais à du danger aussi. Et puis, un jour, j étais à une fête et, je suis tombée sur un monsieur et il m a dit qu il était routier. Et je me suis sentie bien avec cette personne, le contact a passé et je me sentais à l aise alors je lui ai expliqué que je connaissais rien à ce monde, et il m a dit Moi je te propose, je veux bien t emmener avec moi. Donc avant de m engager dans les permis et tout, d y aller, je suis partie avec ce monsieur, dans son Iveco, un vieux Iveco, c était un vieux bonhomme et on s est très bien entendus, et là, j ai compris que c était vraiment ça, je le savais, j ai monté dans le camion, j étais heureuse, c était bien. Il me prenait sous sa protection, et il me mettait dans ce que je cherchais, ce que je connaissais pas, il me mettait dedans, et il m a fait confiance, moi je lui ai fait confiance et il m a dit Tu vas y arriver et ça a été le début de tout ça et là, j ai dit : j arrêterai pas, j arrêterai pas. Et donc, j ai mis tout en place pour y arriver» (Sophie). Lorette : «Ma sœur était éducatrice à Paris, et ça devait faire deux ou trois ans déjà que je roulais quand elle en avait marre de tous ses pré-délinquants. Je montais la voir des fois, en camion. Et je trouvais que les autres éducateurs avaient l air aussi paumé qu elle. Puis je venais d un monde plus nature, les routiers, ils s embarrassent pas de de préjugés d accord, mais disons qu ils sont crus et directs et là, je trouvais l ambiance très désagréable. Enfin, c est ma sœur qui baignait là dedans. Elle en a eu marre aussi, et comme à Paris elle s ennuyait, tous les week-ends, elle descendait avec des camions à Grenoble. C était du stop organisé. Au sud de Paris, y avait un routier qui s appelait Chez whisky alouette et c était le rendez-vous des grenoblois. Donc, comme moi j y mangeais souvent, en plus, une fille à la CB, j étais hyper connue donc, le vendredi soir, il suffisait qu elle aille là-bas et y avait toujours un grenoblois pour la descendre chez moi. Et moi, si je faisais l Allemagne, je la remontais jusqu à Lyon, et à la CB, le premier qui montait à Paris que je connaissais, elle changeait de camion. Y a jamais eu un souci, une parole déplacée. Et en plus, c était des primeurs, ils lui remplissaient son sac de fruits et légumes. On était bien vues, elle a fait plusieurs mois la navette. Elle a dû arrêter au mois de juin, elle a donné sa démission et puis elle s est dit, à force d être dans des camions : je vais passer le permis. C était à force de venir avec moi» (Lorette). Les femmes qui sont devenues conductrices de poids lourds sans que cela procède de l accomplissement d un projet ancien étaient toutes, lorsqu elles ont envisagé cette possibilité, dans une situation qu elles voulaient voir évoluer. Seule Françoise a suivi une formation au métier de routier au cours de sa formation initiale et on a vu que cela correspondait à une orientation «par défaut» et «par provocation», parce que son premier vœu de se former au métier d infirmière avait été refusé. Les autres avaient toutes déjà travaillé avant de décider de faire ce métier et une majorité d entre elles avaient un niveau d études supérieur ou égal au Baccalauréat. Quatre femmes occupaient un emploi lié à la santé ou à l éducation (infirmière, ambulancière, assistante maternelle, éducatrice), deux femmes évoluaient dans le milieu agricole, l une faisait les saisons (vendange et cueillette) l autre avait été palefrenière puis éleveuse de lapins. Les deux dernières avaient expérimenté des emplois de type ouvrier. Cinq femmes avaient moins de vingt-cinq ans lorsqu elles se sont engagées sur la voie de ce métier. Deux étaient trentenaires et les deux dernières avaient autour de quarante ans. Aucune de ces

141 femmes n était en couple, elles étaient soit célibataires, soit divorcées. Et seulement deux femmes avaient des enfants, l une et l autre avaient au moins un jeune enfant à charge

142 Le métier comme «moyen» Le métier comme «but» Tableau n 23: Récapitulatif des propriétés des femmes au moment de se lancer dans le métier (juste après avoir obtenu le permis de conduire des poids lourds) Corinne Suzanne Magalie Alexandra Origines sociales/ Prof. parents Chauffeur taxi Ouvrière Electricien Mère au foyer Mécanicien PL Agent administratif Chauffeur routier Aide-soignante + gérante bar Fratrie/ socialisation Aînée de 4 enfants (2 garçons, 2 filles) Attirance pour les avions et camions «envie d ailleurs» Aînée de 3 enfants (1 garçon, 2 filles) «comme toutes les petites filles» Un frère pas intéressé par les camions «rêve du père» Une sœur aînée Voyages avec père routier Scolarité/ diplômes CAP Routier CAP Routier BEP Routier Bac Pro Exploitation CAP Routier Marie Ouvriers du textile - BEP Vente Hélène Annie Anne Eliane Françoise Stéphanie - Lorette Employés municipaux Boulanger + ouvrier construction Mère au foyer Chauffeur routier Mère au foyer Menuisier Mère au foyer Ouvrier Mère au foyer Dir. commercial Secrétaire Un frère aîné «passionnée de camions comme mon frère» Aînée de 5 enfants (2 garçons, 3 filles) Attirance pour les bateaux et camions «casse-cou» 5 sœurs, 2 frères Voyages avec père routier Jeux de garçons Voyages avec oncle routier Cap Comptabilité Aucun Aucun CAP Employée de bureau - CAP routier Une sœur de 7 ans son aînée «fille de la campagne» A grandi avec son père, mère malade 2 frères, 4 sœurs (3 sont décédées avant ses 20 ans) Socialisation indifférenciée Dominique idem Sœur de Lorette Marie- Annick Sophie Catherine Francine Sandrine Ouvrier agricole/ chauffeur routier Mère au foyer Mineur / peintrepistoleteur Mère au foyer Père? Mère au foyer Agriculteur Agricultrice Agriculteur Agricultrice Aînée de 4 enfants «jamais fait comme les autres» 2 frères, 2 sœurs Une sœur Socialisation très féminine Niveau BEP électronique Niveau Bac +1 (anglais) Diplôme d éducatrice Niveau Bac +3 (histoire) Bac Pro Arts de la pierre Niveau Bac +3 (allemand) Diplôme d infirmière - Bac agronomie - Brevet des collèges Age/ situation familiale 18 ans, célibataire, sans enfant 19 ans, célibataire, sans enfant 19 ans, célibataire, sans enfant 20 ans, célibataire, sans enfant 19 ans, célibataire, sans enfant 31 ans, mariée, deux enfants de7 et 4 ans 40 ans, veuve, trois enfants de 18, 17 et 15 ans 40 ans, mariée, trois enfants de 15, 13 et 6 ans 40 ans, mariée, quatre enfants de 16, 15, 13 et 9 ans 18 ans, célibataire, sans enfant 21 ans, célibataire, sans enfant 23 ans, célibataire, sans enfant 25 ans, célibataire, sans enfant 25 ans, célibataire, sans enfant 32 ans, divorcée, deux enfants de 7 et 2 ans 33 ans, célibataire, sans enfant 39 ans, célibataire, sans enfant 41 ans, divorcée, trois enfants de 19, 17 et 8 ans Principaux emplois exercés Aucun Aucun Aucun Aucun Livreur Ouvrière, ambulancière Ouvrière Employée grande distribution Volontaire armée Aucun Ouvrière, vendeuse Petits boulots Educatrice Petits boulots Assistante maternelle Infirmière Palefrenière, éleveuse Ambulancière

143 Conclusion du premier chapitre Réaliser un «rêve d enfant», faire «comme papa», se tourner vers les camions à défaut de pouvoir piloter des avions ou seulement pour provoquer parents et professeurs ; vouloir tisser des liens sociaux en dehors de la sphère familiale ou vouloir déployer d autres compétences que celles attendues dans un métier typiquement féminin Les raisons pour lesquelles des femmes ont choisi, parfois très jeunes, parfois bien plus tard, de devenir conductrices de poids lourds peuvent être très diverses. Le soutien indéfectible d un père ou celui, inattendu, d un conjoint ; la prise d indépendance des enfants, une proposition de formation faisant suite à la perte d un emploi, le «déclic» que provoque la rencontre d un routier La combinaison de facteurs conduisant à la réalisation du projet préparé de longue date comme de l idée à peine naissante, est tout aussi variée. Pour autant, par de-là la singularité des parcours ayant amené dix-huit femmes à devenir conductrices de poids lourds, deux dimensions importantes peuvent être dégagées. La première concerne leur niveau d investissement dans ce projet, la seconde se rapporte aux temporalités selon lesquelles elles ont pu y accéder. Les femmes se distinguent dans leur démarche pour devenir conductrices Les unes, très attirées par le métier depuis leur jeunesse et souhaitant vivement l exercer, ont adopté une démarche active afin d y parvenir. Elles ont fait preuve d une ténacité continue pour atteindre ce but ; le choix singulier de ces jeunes n était pas toujours bien accueilli par leurs parents, plus enclins à les voir prendre des voies plus traditionnelles. Celles qui n ont pas été formées au métier dès leur scolarité, se sont heurtées à d autres obstacles à mesure qu elles avançaient dans l âge adulte : un conjoint opposé à leur projet ou la naissance des enfants. Le parcours fût plus long mais cette aspiration profonde à faire un jour le métier qu elles avaient choisi très tôt ne les a jamais quittées. Aussi ont-elles saisi l occasion de le faire dès qu elles ont estimé que cela était à nouveau possible, soit parce que leurs enfants étaient devenus autonomes, soit parce que l avis de leur conjoint ne constituait plus un obstacle

144 Les autres ne nourrissaient pas un tel désir de devenir conductrices de poids lourds, cela n avait même jamais fait partie de leurs intentions. Saisissant une occasion qui se présentait à un moment opportun (possibilité de suivre une formation, de retrouver un emploi ou d en changer), elles étaient investies dans une quête dont l objet n était pas le métier mais plutôt un moyen de répondre à d autres besoins et d améliorer une situation considérée comme problématique. Une attitude réactive caractérise leur démarche car c est avant tout un constat négatif de leur situation qui les a mises sur la voie du métier de conducteur routier. Les difficultés rencontrées par ces femmes lorsque cette opportunité s est présentée avaient toujours trait au travail (licenciement, précarité, inactivité, désinvestissement ou à l inverse implication trop forte) mais il est apparu que pour certaines, les motifs réels pour lesquels elles ont envisagé de faire ce métier correspondaient à une volonté de rupture vis-à-vis des normes de sexe (quitter un métier féminin, échapper à l isolement au foyer). Les femmes se distinguent dans les temporalités d accès au métier Pour une majorité de femmes, l entrée dans le métier est simultanée à l entrée dans la vie active, elles sont devenues conductrices autour de vingt ans. Pour les autres, l accès au métier se fait plus tardivement, autour de trente ans, voire de quarante ans. Mais il n y a pas de relation entre le niveau d investissement des femmes dans leur projet de devenir conductrice et la rapidité de sa réalisation. Ainsi, certaines parmi les plus motivées, n ont atteint leur but que très tard alors que d autres, pourtant moins inspirées par ce métier ont pu l exercer très jeunes

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146 Chapitre 2 : Formes d engagement et temporalités d accès au métier Les parcours menant au métier de chauffeur routier sont multiples, ils ont pour le moment été appréhendés dans leur singularité à partir des récits de vie livrés par dix-huit femmes en entretien. Cette première analyse soulève des questions qui peuvent être étayées en évaluant le poids des facteurs intervenant dans les trajectoires d un plus grand nombre de femmes grâce aux données obtenues par voie de questionnaires. Que dire de la distinction repérée dans les récits entre deux types d investissement dans le projet de devenir conductrice, les unes considérant le métier comme un but à atteindre, les autres comme un moyen d améliorer une situation jugée insatisfaisante? Nous avons vu grâce aux récits de vie, comment les conditions de travail d un emploi sédentaire et la volonté d y échapper, avaient parfois joué un rôle moteur dans la décision d en changer. Peut-on retrouver, dans les emplois que les femmes enquêtées ont occupés antérieurement, des éléments qui permettraient de préciser les raisons de ce rejet? Que dire aussi de ce qui apparaît dans les récits comme la transmission d une vocation par des pères ayant eu un rôle décisif dans le parcours de certaines? Combien sont-elles à avoir ainsi hérité de cet intérêt pour le métier d un parent? A quelle proportion de femmes peut-on attribuer la proximité au milieu des routiers comme facteur intervenant fortement dans le choix de faire ce métier? Plusieurs conjoints se sont opposés au projet de leur compagne, prétextant une menace pour l équilibre du foyer. D autres, au contraire, ont facilité la réalisation de ce projet (en finançant les permis ou en participant aux tâches ménagères). Quelle était la situation familiale des femmes lorsqu elles ont décidé de s engager dans ce métier? Pour celles qui étaient en couple, comment ce projet était-il accueilli par le conjoint?

147 Pour commencer, le poids de certains facteurs dans leur choix de devenir conductrices de poids lourds sera évalué pour l ensemble des femmes enquêtées (soit 147 femmes), à travers leurs origines sociales, leur environnement familial, leur passé scolaire et professionnel. Ces données générales seront mises en perspective avec celles qui concernent les trajectoires masculines. Nous nous intéresserons ensuite plus précisément à un sous échantillon de 77 femmes pour lesquelles nous disposons de données plus détaillées sur la période précédant leur entrée dans le métier et surtout, sur leurs motivations à le faire. Nous verrons qu à partir de ces informations complémentaires, notamment celles qui nous renseignent sur les circonstances dans lesquelles ces femmes ont eut l idée de faire ce métier, deux profils de femmes se dessinent. A. Principales caractéristiques des parcours menant au métier Rappel méthodologique : Les résultats présentés ci-après sont tirés des réponses fournies par les 147 femmes ayant répondu au premier questionnaire. Ils portent sur leurs origines et leur environnement social (profession exercée par les parents, présence dans l entourage de personnes ayant été conducteur), leur cursus scolaire (dernière classe fréquentée et diplômes obtenus au cours de la formation initiale), la durée comprise entre la fin de leur scolarité et leur entrée dans le métier, leur parcours professionnel (les différents métiers exercés avant de devenir conductrice) et leur situation familiale au moment de l entrée dans le métier (nombre et âge des enfants). Certains de ces résultats sont comparés à ceux fournis par l enquête «Conducteurs de poids lourds 1999» de l INRETS (échantillon total). 1. Proximité sociale et familiale au milieu des routiers Une forte majorité de femmes mentionne la présence dans l entourage de personnes ayant exercé le métier de conducteur de poids lourds. Ainsi, il y a une proximité sociale au milieu des routiers. Cette proximité est aussi familiale puisque la moitié des femmes a au moins un membre de sa famille d origine qui a été conducteur de poids lourds au cours de sa carrière. Une fois sur deux il s agit du père (tableau 24)

148 Tableau n 24: La présence de conducteurs dans l entourage des femmes Quelqu un dans l entourage a été conducteur de PL? Oui % Non 44 30% Nr 3 2% Total % Catégories de personnes citées Détail des personnes citées (multiples) Toujours extérieures à la famille d origine 23 16% Père 35 Ami 44 Un membre au moins de la famille d origine est cité 77 52% Mère 8 Amie 23 Personne dans l entourage n a été conducteur 44 30% Frère 20 Voisin 18 Nr 3 2% Sœur 6 Voisine 3 Total % Oncle 31 Grand-père 7 Tante 5 Un conjoint 9 Cousin 30 Un enfant 9 Cousine 4 Beau-père/frère 7 Concernant leurs origines sociales et leur proximité au milieu des routiers, les femmes de notre enquête sont proches des conducteurs de l enquête INRETS. Ils partagent les mêmes origines populaires, leurs pères sont en majorité ouvriers, leurs mères, plus souvent employées ou inactives, et sont fils et filles de conducteurs ou d anciens conducteurs dans les mêmes proportions. Tableau n 25: Origines sociales des conductrices ou anciennes conductrices enquêtées en 2007 et des conducteurs (toutes catégories confondues) enquêtés en Femmes Hommes Profession et Catégorie Socioprofessionnelle des parents 149 Père Mère Père Mère n % n % n % n % 1. Agriculteurs exploitants 18 13% 17 13% % 94 10% 2. Artisans, commerçants, chefs d'entreprise 15 11% 10 8% 83 9% 38 4% 3. Cadres et professions intellectuelles sup. 3 2% 0 0% 60 6% 10 1% 4. Professions intermédiaires 10 7% 11 8% 85 9% 28 3% 5. Employés 13 10% 48 36% 73 7% % 6. Ouvriers 75 56% 12 9% % % 8. Personnes sans activité professionnelle 0 0% 35 26% 3 0% % Total répondant(e)s % % % % Taux de pères et de mères ayant été CPL 24% 5% 25% 0% Source : Enquête CPL 1999 INRETS pour les conducteurs 2. Le cursus scolaire Les femmes ont un niveau de diplôme plus élevé que celui des conducteurs hommes. Elles ont moins souvent quitté l école sans diplôme ou avec au plus un CEP ou un BEPC 150 et elles 148 Pour le détail des professions exercées par les parents des femmes voir Annexe 21et La question était pour les femmes : «Quelle profession exercent ou exerçaient vos parents?», pour les hommes : «Quelle est la dernière profession exercée par votre père, votre mère?» ce qui explique l absence de la catégorie «retraités» dans les tableaux. Les réponses ont ensuite été recodées selon la grille des Professions et Catégories Socioprofessionnelle (PCS), nomenclature de l Insee de

149 sont beaucoup plus souvent bachelières ou titulaires d un diplôme de l enseignement supérieur. Leur meilleur niveau de formation initiale correspond à la meilleure réussite scolaire des filles en général 151. Les femmes se sont beaucoup plus souvent formées au métier de conducteur pendant leur scolarité (25%) que les hommes (8%) 152. La plupart d entre elles ont préparé un CAP «Conducteur routier» ou un BEP «Conduite et Services dans les Transports Routiers», quelques unes ont complété cette formation par un Bac professionnel «Exploitations des transports», ou un BTS «Transport». Parmi celles qui ont suivi d autres orientations, se sont d abord les formations administratives qui furent les plus suivies, puis, les formations agricoles. Viennent ensuite les métiers de l hôtellerie, de la restauration ou métiers de bouche et enfin les métiers de la vente. Tableau n 26: Niveau de diplôme obtenu en formation initiale selon le sexe (et spécialités pour les femmes) Femmes Hommes Formation initiale au métier de CPL? n % n % Oui 36 25% 79 8% Non % % Total répondant(e)s % % Niveau de diplôme obtenu n % n % Pas de diplôme 17 12% % CEP ou BEPC 10 7% % CAP ou BEP 78 55% % BAC ou plus 37 26% 50 5% Total répondant(e)s % % Source : Enquête CPL 1999 INRETS pour les conducteurs. Spécialité des diplômes (femmes) Niveau CAP ou BEP Niveau BAC (g al, techno/diplômes d Etat) Niveau BAC+1 à BAC+4 Conducteur routier 30 Exploitation des transports 5 Anglais 2 Secrétariat/Comptabilité 14 Secrétariat/Comptabilité 5 Psychologie 2 Agricole 12 Médico social (infirmière, éducatrice) 3 Assis. Tech. d ingénieur 2 Hôtellerie/restau/métiers bouche 7 Restauration 1 Transport 1 Vente 4 Agronomie 1 Environnement 1 Couture / piqueuse sur cuir 2 Productique indus matériaux souples 1 Médecine 1 Agent de maintenance 1 Informatique 1 Sciences économiques 1 Carrossier réparateur 1 Scientifique 1 Histoire 1 Coiffure 1 Lettres et arts 1 Lettres modernes 1 Tailleur sur cristaux 1 SAI 3 Biochimie 1 Bio services 1 Gestion 1 Service aux personnes 1 Droit 1 Horlogerie 1 SAI 2 Total diplômes niveau CAP / BEP 78 Total diplômes niveau BAC 22 Total diplômes niveau > Bac CEP : Certificat d Etudes Primaires, BEPC : Brevet d Etudes de Premier Cycle ou «Brevet des collèges». 151 C. BAUDELOT et R. ESTABLET, Allez les filles! Une révolution silencieuse, Seuil, Paris, Pour les hommes, l armée est le premier pourvoyeur de permis poids lourds. Ce point sera abordé plus loin

150 3. Les temporalités d entrée dans le métier Considérons à présent l espace temporel compris entre la sortie du système scolaire et l entrée dans le métier. Les entretiens ont montré qu il pouvait varier fortement d une femme à l autre. Alexandra, Françoise, Suzanne pour ne citer qu elles, sont devenues conductrices dès leur sortie du lycée, alors qu Eliane, Francine, Annie et d autres ont mené pendant de nombreuses années une toute autre vie avant, elles aussi, de devenir conductrices. Ces différences importantes dans les temporalités d accès au métier se retrouvent dans l enquête (tableau 27). On distingue deux groupes de femmes quantitativement équivalents. Les unes sont devenues conductrices dans un temps court, moins de six ans après leur entrée dans la vie active, les autres ont commencé à exercer ce métier après avoir connu une vie professionnelle et/ou familiale beaucoup plus conséquente. Le temps qui s est écoulé entre la fin de leurs études et leur entrée dans le métier est long (supérieur à 6 ans). Parmi les femmes du premier groupe, celles qui sont devenues conductrices dès leur entrée dans la vie active sont majoritaires. Elles se sont formées au métier pendant leur scolarité ou tout de suite après la fin de leurs études en passant un CFP routier 153. L âge moyen au moment de l entrée dans le métier est de 19 ans. On qualifie leur temporalité d accès au métier d immédiate. Les autres, ont débuté comme conductrices après une courte expérience professionnelle dans un ou plusieurs autres emplois. Elles avaient alors 23 ans en moyenne. On qualifie leur insertion de rapide. Parmi les femmes du second groupe, les unes, âgées de 28 ans en moyenne avaient quitté l école depuis six à quatorze ans, on qualifie leur insertion d intermédiaire ; pour les autres il s était écoulé plus de quatorze années depuis la fin de leur scolarité, elles avaient alors en moyenne 38 ans, on qualifie leur insertion de tardive. 153 Certificat de Formation Professionnelle

151 Tableau n 27: L espace temporel compris entre la fin de la scolarité et l entrée dans le métier Durée entre la fin de la scolarité et l entrée dans le métier n % Age moyen entrée métier Insertion Moins de 6 mois 42 29% 19 ans Immédiate de 6 mois à 6 ans 34 23% 23 ans Rapide Total moins de 6 ans 76 52% 21 ans Courte de 6 à 14 ans 33 22% 28 ans Intermédiaire 14 ans et plus 38 26% 38 ans Tardive Total 6 ans et plus 71 48% 34 ans Longue Ensemble femmes % 27 ans Contrairement aux femmes qui sont souvent devenues conductrices très tôt (dès les six premiers mois de vie active), ou beaucoup plus tard (plus d une quinzaine d années après), les hommes deviennent conducteurs dans une période intermédiaire (après avoir passé deux à dix années de leur vie professionnelle dans un ou plusieurs autres emplois). Ils sont plus rarement devenus conducteurs dès leur entrée dans la vie active ou une quinzaine d années plus tard. Tableau n 28: Durée comprise entre la fin de la scolarité et l entrée dans le métier selon le sexe Durée entre la fin de la scolarité et l'entrée dans le métier 29% 26% 11% 4% 5% 13% 10% 17% 8% 14% 10% 8% 5% 5% 5% 7% 7% 16% Hommes Femmes Moins de 6 mois [6 mois-2 ans[ [2 ans-4 ans[ [4 ans-6 ans[ [6 ans-8 ans[ [8 ans-10 ans[ [10 ans-12 ans[ [12 ans-14 ans[ 14 ans et plus 4. Le passé professionnel Plus d un quart des femmes n avaient jamais travaillé avant de devenir conductrices de poids lourds. Il s agit pour l essentiel de celles qui se sont formées au métier au cours de leur formation initiale et ont trouvé un poste de conductrice dès leur entrée dans la vie active. Quelques unes n avaient connu que le chômage et/ou la vie au foyer avant de faire leurs débuts dans le monde professionnel en tant que conductrices. Pour les autres femmes, près des

152 trois quarts, la période entre la fin de leur scolarité et l entrée dans le métier de conducteur, comprend un ou plusieurs autres emplois. Des emplois d exécution pour l essentiel et pour lesquels le corps est fortement sollicité (tableau 29 et annexe 23 pour le détail de ces emplois). Au premier rang de ces emplois figurent des emplois ouvriers de type industriels (près d une sur trois a été ouvrière au moins une fois avant de devenir conductrice). Cela, alors même que les formations dominantes suivies par les femmes visaient des postes d employées. Suivent des emplois dans l hôtellerie, la restauration ou métiers de bouche, (serveuse, aide cuisinière, crémière), des emplois de type administratifs (secrétaire, comptable, sténo), et ceux liés à la conduite ou la mécanique (taxi, ambulancière, mécanicienne). Une femme sur six environ a expérimenté au moins une fois l un de ces trois types d emplois. Une sur dix a travaillé dans le secteur de la vente (vendeuse, caissière), dans des activités touchant à l agriculture ou aux animaux (fermière, éleveuse, palefrenière), ou liées au ménage et à l entretien. Moins nombreuses (une sur vingt) sont celles qui ont occupé un poste lié à la sécurité (militaire, agent de sécurité), au soin (infirmière, assistante maternelle) ou au transport et à la logistique (secrétaire transport, cariste). Tableau n 29: Expériences sociales avant de devenir conductrices de poids lourds N a jamais travaillé avant de devenir CPL N a connu que l école 42 N a connu que le chômage 1 N a connu que la vie au foyer 3 N a connu que le chômage et la vie au foyer 1 Total «jamais travaillé avant de devenir CPL» 47 A déjà travaillé avant de devenir CPL Type d emplois occupés au moins une fois N a connu que le travail 69 Emplois de type ouvrier d usine (industrie) 29 A connu le travail et le chômage 10 Emplois de l'hôtellerie, restau et métiers de bouche 17 A connu le travail et la vie au foyer 18 Emplois de type administratifs 15 A connu le travail et le chômage et la vie au foyer 1 Emplois liés à la conduite ou à la mécanique 14 Total «A déjà travaillé avant de devenir CPL» 98 Emplois dans la vente et distribution 11 Total répondantes 145 Emplois liés à l agriculture, aux animaux 10 Petits boulots 9 Emplois de services à la personne (ménage) 8 Emplois liés à la sécurité 6 Emplois de services à la personne (soin) 5 Emplois liés à organisation transports et logistique

153 5. Situation familiale à l entrée dans le métier Une forte majorité de femmes n avait pas d enfant au moment de devenir conductrice de poids lourds. Parmi celles qui étaient mères, la plupart avaient un ou deux enfants, moins souvent trois enfants, beaucoup plus rarement quatre enfants ou plus. Près de trois mères sur quatre avaient au moins un enfant âgé de moins de douze ans en devenant conductrice. Parmi les femmes qui étaient déjà mères lorsqu elles sont devenues conductrices, plus d une sur trois avaient connu une ou plusieurs périodes durant lesquelles elles sont restées au foyer pour s occuper d un ou plusieurs enfants. Cette période est d une durée totale variable, comprise entre trois et cinq années pour une petite minorité d entre elles, supérieure à cinq ans pour une majorité. Avoir été mère au foyer pendant plus de dix ans avant de devenir conductrice n est pas rare puisque plus d une femme sur trois qui s est consacrée à l éducation d un ou plusieurs enfants est dans ce cas. Tableau n 30: Situation familiale des femmes au moment de l entrée dans le métier n % Sans enfant 94 64% Avec enfant(s) 53 36% Nombre d enfants % Un enfant 20 Deux enfants 17 Trois enfants 11 Quatre enfants 3 Cinq enfants 2 Total mères à l entrée 53 A au moins un enfant âgé de moins de 12 ans Non 17 Oui 36 Total mères à l entrée 53 A été mère au foyer avant CPL? Non 31 Oui 22 Pendant 3 à 5 ans 9 Total mères à l entrée 53 6 à 10 ans 4 11 à 15 ans 5 16 à 20 ans 4 Total a été mère au foyer avant d être conductrice

154 B. Deux profils de femmes se dessinent selon le type d engagement dans le métier Rappel méthodologique : Grâce au second questionnaire, plus long et plus approfondi, adressé uniquement aux femmes qui étaient conductrices au moment de l enquête, des informations complémentaires sur les parcours menant au métier sont disponibles pour 77 femmes. Elles portent sur les circonstances à l origine de leur décision de faire ce métier, le rôle éventuel de quelqu un dans leur choix, la profession de leur conjoint et l avis de celui-ci concernant leur projet de devenir conductrice de poids lourds. 1. Engagement «vocationnel» ou «circonstanciel» Une question du second questionnaire nous renseigne sur le contexte dans lequel l intérêt des femmes pour le métier de conducteur routier s est manifesté : «Comment vous est venue l idée de devenir conductrice de poids lourds?». Un premier ensemble de femmes évoque clairement un désir de faire ce métier ancré dans le passé. Elles font référence à un intérêt pour le métier et/ou une attirance pour les véhicules qui remonte à l enfance ou l adolescence. La plupart du temps leurs propos très affirmatifs sur la précocité de leur désir se combinent avec une indication de leur proximité au milieu des routiers. L idée d un héritage familial est manifeste, la transmission du métier passant souvent par le père, surtout lorsqu elles ont pu l accompagner. Pour certaines, l évocation d une tradition familiale semble même suffire à expliquer leur choix. On qualifie leur engagement de vocationnel. «un papa chauffeur» 154, «je suis née dans le transport», «nous sommes une famille de routiers, c est dans le sang», «à partir de l âge de 8 ans je voulais faire ce métier. Il faut dire que je suis née et j avais des camions dans la cour chez mes grands-parents», «tout simplement parce que mon père m a beaucoup emmenée et c est devenu pour moi une évidence», «mon père était routier et dès mon plus jeune âge je l accompagnais et j ai toujours voulu faire ce métier. Aussi ayant vu Le salaire de la peur à l âge de 4 ou 5 ans», «depuis toute petite j allais dans le camion avec mon père et j adore ça», «J avais un père qui bossait en TP avec des pelles et des bulldozers et j ai toujours été attirée par les engins donc j en suis arrivée à passer mes permis», «Les poids lourds m impressionnaient petite», «Famille dans le monde des camions, garage poids lourds et surtout famille passionnée de ce métier donc la passion s est transmise» 154 Chaque citation correspond à une réponse complète. Une grille d analyse de l ensemble des réponses figure dans l Annexe

155 Pour un autre ensemble de femmes, les réponses font référence à des circonstances particulières de leur vie d adulte qui les ont amenées à envisager la possibilité de s engager dans cette voie. Cette possibilité est considérée à l occasion d un changement survenu sur le plan professionnel (licenciement, délocalisation, faillite) ou personnel (divorce). Souvent, le fait de côtoyer à ce moment là, quelqu un appartenant au milieu des routiers a joué un rôle dans leur choix. Les circonstances dans lesquelles elles ont décidé de devenir conductrices font penser à une «découverte», en cela, elles s opposent au caractère apparemment «évident» du choix des premières. On qualifie leur engagement de circonstanciel. «mon frère est lui aussi chauffeur routier, j allais souvent avec lui durant ma période de chômage et donc je me suis lancée et j en suis fière», «le besoin de faire autre chose car je ne voulais plus continuer dans l éducation. Ma sœur roulait et en partant avec elle pendant les vacances scolaires, ça m a plu», «quand je travaillais à l usine, le mari de ma collègue était chauffeur et elle me parlait souvent où il était, ce qu il faisait et combien il gagnait. Quand l usine a fermée je me suis renseignée pour passer mes permis», «l envie de trouver un métier qui me ferait un peu fuir de la région, de mon environnement familial (voir plus de paysage, changer de branche et gagner plus d argent)» 2. Ressemblances et différences entre hommes et femmes dans les circonstances du choix Dans l enquête INRETS, les conducteurs répondaient à une question assez proche de celle posée aux femmes concernant les circonstances dans lesquelles ils avaient choisi de faire ce métier. La question était «Qu est ce qui vous a amené à devenir conducteur de poids lourds la première fois?». En comparant leurs réponses à celles des conductrices nous avons fait plusieurs constats (tableau 31). Les items 155 qui reviennent les plus souvent dans les réponses des hommes et dans celles des femmes sont assez proches, ainsi, ils font référence à des circonstances et des raisons de faire ce métier, semblables dans l ensemble. Notamment pour ce qui concerne «entourage dans le métier, influence, vocation» comme pour les femmes, c est l item qui apparaît le plus souvent dans les réponses des conducteurs. La sémantique est d ailleurs la même que celle utilisée par les femmes «je suis dedans depuis tout petit», «on est une famille de routiers», «j ai toujours voulu faire ça». Il y a néanmoins des différences. Par exemple, alors que «le salaire ou l attrait financier» participe largement du choix des hommes de faire ce métier, cet aspect n est pratiquement jamais mentionné par les femmes. Il arrive même assez souvent que 155 Chaque élément contenu dans une réponse à été codé selon différents items, une réponse peut combiner plusieurs éléments

156 les hommes disent avoir été motivés essentiellement par cet aspect, ils évoquent alors la nécessité de trouver rapidement un emploi, le souhait d acquérir une stabilité financière pour fonder une famille ou subvenir aux besoins d une famille déjà constituée «j avais une famille à nourrir». Enfin lorsqu hommes et femmes disent être devenus conducteurs par «hasard ou opportunité», cela ne recouvre pas la même chose. On a vu que pour les femmes, cette idée d opportunité s apparentait à une solution trouvée et conduisait à une amélioration de leur situation. Au regard de cette situation, la possibilité de faire ce métier était considérée comme une évolution positive. C est bien dans la valeur accordée à cette orientation professionnelle que les hommes disent tout autre chose. Nombre d entre eux considèrent qu ils se sont lancés dans ce métier sans que cela procède d un véritable choix. Cette opportunité s est présentée à eux dans un contexte dans lequel ils estiment qu ils n avaient pas d autres options, ils n étaient donc pas en situation de pouvoir l écarter. Tableau n 31: Les circonstances du choix du métier selon le sexe Comment vous est venue l idée de devenir conductrice de poids lourds? Eléments de réponse les plus souvent cités par les femmes 1 er «Entourage dans le métier, influence, vocation» 2 ème «Hasard, opportunité» + «Goût pour les camions, la conduite» + «Goût pour les voyages» 3 ème «Besoin d indépendance, de liberté, pas de routine» Qu est ce qui vous a amené à devenir conducteur la première fois? Eléments de réponse les plus souvent cités par les hommes 1 er «Entourage dans le métier, influence, vocation» + «Besoin d indépendance, de liberté, pas de routine» 2 ème «Hasard, opportunité» + «Salaire, attrait financier» + «Goût pour les camions, la conduite» 3 ème «Goût pour les voyages» 3. Des temporalités d entrée dans le métier différenciées selon le type d engagement Revenons aux deux formes principales d engagement repérées chez les femmes. Plus que cela n était visible avec les entretiens, les questionnaires montrent qu à ces types d engagement correspondent des temporalités d accès au métier différentes. Ainsi, les plus investies dans le projet de devenir conductrices sont celles qui le sont devenues le plus tôt. Pour les autres, l entrée dans le métier intervient nettement plus tard (tableau 32). Celles qui ont choisi ce métier sur le mode de la vocation avaient vingt-quatre ans en moyenne lorsqu elles ont atteint leur but. La durée comprise entre leur sortie de l école et leur entrée dans le métier est de cinq ans en moyenne, mais pour les trois quarts d entre elles cette

157 durée est à peine supérieure à un an. A l inverse, celles qui ont décidé de faire ce métier pour d autres raisons qu un vif intérêt pour celui-ci, sont devenues conductrices plus tard, douze ans en moyenne après leur entrée dans la vie active, et alors qu elles étaient âgées de trente et un ans en moyenne. Tableau n 32: Temporalités d entrée dans le métier en fonction du type d engagement Type d engagement Temporalité entrée métier Vocationnel Circonstanciel (durée entre fin scol et CPL) (métier = but) (métier = moyen) Ensemble Moins de 6 ans Age moyen 20 ans 22 ans 21 ans Durée moyenne 1,2 ans 2,8 ans 1,7 ans 6 ans ou plus Age moyen 34 ans 34 ans 34 ans Durée moyenne 16 ans 15,7 ans 16 ans Ensemble Age moyen 24 ans 31 ans 27 ans Durée moyenne 5 ans 12 ans 8,4 ans 4. Présence de conducteurs dans l entourage et influence d adjuvants dans le choix On a montré, à partir de l échantillon général, la proximité des femmes au milieu des routiers à travers leurs origines sociales, d une part, et la forte présence de conducteurs dans leur entourage, d autre part. Ici, on constate des différences selon les deux profils repérés (tableau 33). Les femmes qui sont devenues conductrices sur le mode vocationnel ont, plus souvent que les autres, quelqu un dans leur entourage qui a fait ce métier (les trois quarts sont dans ce cas pour un peu plus d une sur deux chez celles qui sont devenues conductrices dans des circonstances particulières). Une autre différence porte sur le groupe d appartenance et l identité de ces personnes. Ainsi, presque toutes les vocationnelles déclarant connaître un conducteur ou un ancien conducteur, citent au moins un membre de leur famille d origine (père, mère, frère, oncle ) et rares sont celles qui disent ne connaître de conducteurs qu en dehors de ce cercle familial. Par contre, les circonstancielles, ont moins souvent un membre de leur famille d origine qui a fait ce métier (presque jamais le père) et connaissent plus souvent quelqu un d extérieur au noyau familial, il s agit alors de membres de la nouvelle cellule familiale, celle qu elles ont crée en se mettant en couple (conjoint, beau-père, beaufrère, enfant)

158 Tableau n 33: La présence de conducteurs dans l entourage des vocationnelles et des circonstancielles 156 Quelqu un dans votre entourage a-t-il exercé le métier de conducteur de poids lourds au cours de sa carrière? V C Ens Oui Non Total Catégories de personnes citées (détail réponse multiple) Famille d origine Hors famille d origine V C Ens V C V C Toujours extérieure(s) à la famille d origine Père 12 2 Ami 12 8 Un membre au moins de la famille d origine cité Mère 2 1 Amie 3 2 Total Frère 4 4 Voisin 5 2 Sœur 2 1 Voisine 2 - Oncle 10 7 Un conjoint 1 4 Tante 2 - Un enfant - 3 Cousin 10 4 Beau-père/frère - 5 Cousine 1 1 Gd-père 4 1 Interrogées sur l influence éventuelle de quelqu un dans leur choix de faire ce métier, plus de la moitié des conductrices mentionnent le rôle de quelqu un. Il s agit presque aussi souvent d un membre de la famille d origine que d une personne extérieure à celle-ci. Mais ici encore, des différences clivent les deux profils. Alors que les réponses des plus investies attestent de l influence décisive de la famille d origine et surtout du père dans leur engagement professionnel 157, pour les autres, l influence d un membre de la «nouvelle» famille (conjoint, belle famille, enfant) dans le cadre de la socialisation conjugale 158, est plus manifeste. Tableau n 34: Le rôle de quelqu un dans le choix du métier Diriez-vous que quelqu un a joué un rôle dans votre choix de faire ce métier? V C Ens Oui Non Total Catégories de personnes citées (détail réponse multiple) Famille d origine Hors famille d origine V C Ens V C V C Membre(s) de la famille d'origine exclusivement Père 15 3 Ami 3 3 Extérieure(s) à la famille d origine exclusivement Mère 1 1 Amie - 2 Les deux 5-5 Frère 2 - Voisin 1 - Total Sœur 2 1 Voisine 1 - Oncle 5 - Un conjoint 3 6 Tante 2 - Un enfant - 2 Cousin 1 - Beau-père/frère - 1 Cousine - - Max Meynier 2 Gd-père Dans les tableaux, les catégories «vocationnelles» et «circonstancielles» sont remplacées par les lettres «V» et «C». 157 La place prépondérante du père et le rôle d adjuvant majeur joué par la famille, sont des caractéristiques que Geneviève Pruvost a mis en évidence concernant les femmes policiers, particulièrement pour celles qui disaient avoir choisi ce métier par vocation. G. PRUVOST, Profession : policier. Sexe : féminin, Maison des sciences de l homme, Coll. Ethnologie de la France, Paris, M. DARMON, La socialisation, Armand Colin, Coll. «128», 2007, Paris, p

159 5. Des configurations familiales différenciées Entrées dans le métier selon des temporalités très différentes, les femmes des deux profils repérés se trouvaient alors dans des configurations familiales elles aussi différenciées. Toutefois, les écarts sont plus marqués si l on considère le fait d avoir ou non des enfants que le fait d être en couple ou célibataire, la profession du conjoint et son avis sur le métier choisi par leur compagne. Plus jeunes à l entrée, les vocationnelles étaient moins souvent déjà mères (un tiers l était pour une sur deux chez les circonstancielles). Et une majorité était célibataire alors qu une majorité des circonstancielles était en couple. Presque une femme sur deux en couple l était avec un conducteur ou un transporteur. Les circonstancielles étaient un peu plus souvent en couple avec un conducteur, les vocationnelles avaient un peu plus souvent un compagnon non conducteur. Les femmes en couple bénéficiaient très largement de l aval de leur conjoint concernant leur orientation professionnelle, et cela, quelque soit la profession de ces derniers. Il y a même une très forte majorité de femmes déclarant que leur compagnon était «tout à fait d accord» avec leur choix. Tableau n 35: Situation familiale à l entrée dans le métier et avis du conjoint pour les deux profils Situation conjugale et familiale au moment de l entrée dans le métier V C Ens Célibataires En couple Avis du conjoint à l entrée V C Ens Total répondantes Tout à fait d accord Plutôt d accord Sans enfant Plutôt opposé Avec enfant(s) Tout à fait opposé Total répondantes Total en couple à l entrée Célibataire sans enfant Profession du conjoint V C Ens Célibataire avec enfant(s) Conducteur/transporteur En couple sans enfant Autre métier En couple avec enfant(s) NR Total répondantes Total en couple à l entrée Seules les circonstancielles ont parfois rencontré une opposition nette de la part de leur conjoint. Pourtant, les réticences de ces derniers rapportées par les femmes apparaissent aussi dans les propos de celles qui avaient l accord de leur conjoint. Ces réticences sont liées aux spécificités de ce métier et à ses conditions d exercice : un métier d homme qui s exerce

160 parmi les hommes, un métier qui s accorde mal aux prérogatives des femmes dès lors qu il implique des déplacements durant plusieurs jours. Ainsi, les inquiétudes des conjoints portent sur la disponibilité de leur compagne «il était d accord si mes horaires lui convenaient», «si je n étais pas trop longtemps partie». Ce type d argument, suggère la crainte du «devenir absente» 159 au fondement des résistances masculines encore très fortes au travail des femmes. En fait, il semble que les plus déterminées, aient fait en sorte de ne pas avoir à renoncer à leur projet en choisissant des compagnons parfois acquis à leur cause, parfois enthousiasmés par l idée de partager un intérêt commun pour le métier, en tout cas prévenus : «il n avait rien à dire, mon choix était fait». Tableau n 36: Précisions sur l avis du conjoint lors du premier emploi de conductrice Quelle était la position de votre conjoint concernant votre choix de faire ce métier? «tout à fait d'accord», «d accord» et «plutôt d'accord» avec ce choix «Vocationnelles» «Circonstancielles» «Car il fait le même emploi» «Nous avons fait les études ensemble pour être chauffeur» «On s'est connus au lycée, il savait ce que je voulais faire à l'avance» «Pour mon compagnon c'était vraiment un bon choix sachant qu'on a le projet de travailler ensemble» «Son avis ne comptait pas beaucoup pour moi» «Il était d'accord parce que je voulais partir la semaine et qu'il n'avait pas à décider pour moi» «Besoin d'argent, sinon il n'aurait pas été d'accord. Mais je serais partie quand même, c'était mon rêve de conduire un camion et rien ni personne n'aurait pu m'arrêter» «Si mes horaires lui convenaient» «D'accord mais si je n'étais pas trop longtemps partie» «Il était très occupé avec son magasin, comme ça je n'étais plus sur son dos» «J'ai effectué une formation d'un an, je me suis mis avec pendant cette période, il était donc d'accord» «Il était d'accord, il m'a encouragée à passer mon PL» «C'est mon mari qui a payé les permis poids lourds» «Mon ex mari, enfants et amis m'ont approuvée» «Mon compagnon m'a toujours encouragée à faire ce que j'ai envie et m'a aidée dans ce sens» «Il n'y croyait pas de trop, mais était sûr de moi. Il avait confiance en moi, il savait que je réussirais» «Il savait ma passion des transports, mon goût des responsabilités» «Nous pourrions ainsi partager notre passion du métier et mieux se comprendre, tolérer les absences de l'autre» «Rien à préciser, absents tout les deux la semaine» «Tout à fait d'accord car je fais le transport du matériel de l'entreprise de mon mari» «Si je devais partir plus de jours il paniquerait par rapport à l'organisation de la maison et des enfants» «plutôt opposé», «opposé» et «tout à fait opposé» à ce choix «Vocationnelles» «Circonstancielles» «J'étais mère au foyer... sans commentaire» «Jaloux car je me retrouvais qu'avec des hommes et quand j'ai découché c'était encore pire» «Divergence d'opinion sur le fait d'évoluer dans la vie, - pour lui, c'est forcément faire des études supérieures. Et moi, rester enfermée dans un bureau, je n'en pouvais plus et je souhaitais faire quelque chose qui me plaise» «Lui était transporteur mais n'admettait pas que je parte à la semaine» 159 O. SCHWARTZ, Le monde privé des ouvriers, hommes et femmes du Nord, PUF, 1990, Paris, p

161 Conclusion du second chapitre Deux formes d engagement dans le métier La distinction repérée dans les récits entre deux types d investissement dans le projet de devenir conductrice, les unes considérant le métier comme un but à atteindre, les autres comme un moyen d améliorer une situation jugée insatisfaisante, est confirmée. L enquête par questionnaires atteste de l existence de deux types d engagement dans le métier. L un prend son origine dans les formes de socialisation primaire, dans la manifestation précoce de goûts particuliers - pour les camions et autres engins lourds notamment - et a conduit certaines femmes à faire très tôt le choix de l exercer. Nous avons qualifié leur engagement de vocationnel. L autre, résulte d un processus plus long au cours duquel des expériences sociales vécues à l âge adulte, dans la sphère professionnelle principalement, ont amené des femmes à envisager la possibilité de devenir conductrices. Nous qualifions leur engagement de circonstanciel. Qui se traduisent par des temporalités d entrée dans le métier distinctes Alors que cela n était pas visible à partir des seuls entretiens, les chiffres montrent qu aux différences dans les modes d engagement correspondent des différences dans les temporalités d accès au métier. Ainsi, les plus investies dans le projet de devenir conductrices de poids lourds sont celles qui ont accédé au métier le plus tôt, celles qui ont envisagé cette possibilité sans que cela procède de l accomplissement d un projet ancien sont devenues conductrices une dizaine d années plus tard, en moyenne

162 Conclusion de la troisième partie En associant les parcours de vie de quelques femmes aux résultats de l enquête menée auprès d un plus grand nombre d entre elles, nous avons pu établir qu il existe deux types de trajectoires ayant amené des femmes à exercer le métier de conducteur routier : Pour les unes, ce projet professionnel remonte à l enfance et est souvent apparu dans un contexte familial propice : des membres de la famille faisaient déjà ce métier et un intérêt pour celui-ci s est transmis. Pour autant - les entretiens l ont montré - certaines ont eu des difficultés à faire accepter ce projet par leurs parents, y compris lorsque leur attirance pour le métier était liée à une proximité familiale à ce milieu. Reste que, le plus souvent, le fait d être originaire d une famille qui compte des routiers parmi ses membres, est un facteur important dans la naissance d une envie de le faire. C est aussi un facteur déterminant dans la concrétisation de ce souhait. Ces jeunes filles ont souvent suivi des formations au métier pendant leur scolarité et sont devenues conductrices sitôt sorties de l école. Compte tenu de la précocité de leur projet et de la rapidité avec laquelle elles ont pu le réaliser, ces femmes étaient jeunes lorsqu elles ont débuté dans le métier. Elles n étaient pas encore en couple pour la plupart et n avaient pas encore d enfant. Et, lorsqu elles étaient en couple, leur conjoint était souvent acquis à leur cause. Le contexte dans lequel les femmes de ce premier groupe ont décidé de faire ce métier, tout comme la précocité de leurs débuts, les distingue d un autre groupe de femmes dont le parcours est fort différent. Celles-ci sont moins souvent proches du monde de la route par leurs origines familiales. Elles ont souvent suivi des orientations scolaires traditionnelles, très éloignées de ce secteur d activité et ont entamé une vie professionnelle dans des emplois peu qualifiés sans rapport avec le métier. L idée de s y engager leur est apparue alors qu elles se trouvaient dans une situation considérée comme critique sur le plan professionnel et/ou personnel à laquelle elles voulaient remédier. Le fait de côtoyer à ce moment là des conducteurs dans leur travail ou dans la nouvelle cellule familiale (conjoint, belle-famille ou enfant) a joué un rôle certain dans

163 leur reconversion. Le projet étant apparu plus tardivement, ces femmes étaient plus âgées et plus souvent déjà mères lorsqu elles se sont engagées dans cette voie professionnelle. La plupart bénéficiaient du soutien ou de l accord de leur conjoint même lorsque celui-ci n était pas l initiateur direct du projet. Ces derniers pouvaient néanmoins limiter les ambitions de leur compagne en insistant sur le fait qu ils souhaitaient qu elles restent disponibles pour assumer leurs fonctions au sein du foyer. Les parcours des femmes présentent des similitudes avec ceux qui ont amené des hommes à devenir conducteurs La proximité sociale et familiale au milieu des routiers est une caractéristique commune aux hommes et aux femmes qui s engagent dans cette voie professionnelle. Les femmes ont les mêmes origines populaires que les hommes et ont, aussi souvent qu eux, un parent qui a été conducteur au cours de sa carrière. Elles sont, par contre, plus diplômées que les hommes et ont beaucoup plus souvent qu eux préparé un CAP ou un BEP Routier dans le cadre de leur formation initiale. Lorsqu elles ne se sont pas formées au métier durant leur scolarité, les femmes ont suivi des filières traditionnelles les destinant à devenir employées. Pourtant, elles ont surtout occupé des emplois d ouvrières avant de devenir conductrices, c est aussi le cas des hommes. Quelles que soient les circonstances dans lesquelles les femmes s engagent dans le métier, leur choix prend toujours valeur positive Bon nombre d hommes considèrent ce choix professionnel comme la résultante d une vocation. Ces derniers s opposent, tout comme les femmes, à un autre groupe d hommes ayant opté pour ce métier simplement parce qu ils considéraient que cela pouvait leur être favorable (le passage par l armée a joué un rôle déterminant). Dans ce cas, ils assimilent très souvent cette opportunité à un choix contraint vécu sur un mode fataliste «ça ou autre chose», «il fallait bien que je gagne ma vie». Les femmes, par contre, n adoptent jamais cette posture, quelles que soient les circonstances qui les amènent à choisir ce métier, leur reconversion est toujours considérée positivement

164 QUATRIEME PARTIE : Les étapes de l insertion dans le métier Cette partie est consacrée à l insertion professionnelle des femmes dans le métier de conducteur routier. La formation au permis de conduire des poids lourds, première étape sur la voie du métier, sera restituée en décrivant la manière dont les femmes ont procédé pour accéder à ces formations et quelques éléments significatifs de cette période tels que l apprentissage de la conduite et l intégration dans un milieu masculin. Après l obtention du permis de conduire des véhicules lourds, les femmes se sont mises en quête d un premier emploi de conductrice. Nous nous intéresserons aux moyens qu elles ont mis en œuvre pour accéder à ces premiers emplois, aux caractéristiques de ces postes, ainsi qu aux obstacles qu elles ont pu rencontrer. La formation et le processus d entrée dans le métier seront abordés dans un premier chapitre à partir des témoignages recueillis en entretiens. Puis, ces constatations seront étayées dans le second chapitre, à partir des données obtenues par questionnaire

165

166 Chapitre 1 : Eprouver, prouver Les femmes étant libres d évoquer les étapes de leur parcours selon l ordre qui leur convenait, et en leur accordant l importance qu elles souhaitaient, la période correspondant à leur formation au métier occupe une place inégale dans les récits. Néanmoins, le cadre organisationnel dans lequel ces formations se sont déroulées pourra être décrit ainsi que les aspects les plus significativement mis en évidence par les entretiens. A. La formation au métier Trois voies d accès au métier ont été utilisées par les dix huit femmes de notre échantillon. La majorité d entre elles a suivi une formation pour adultes au terme de laquelle elles ont obtenu les permis de conduire des poids lourds. Cinq femmes ont obtenu, au cours de leur formation initiale, un diplôme validant ces mêmes permis. Trois femmes les ont passés par l intermédiaire d une auto-école. 1. Dans le cadre de la formation initiale (scolaire) Entre 1977 et 1998, cinq jeunes femmes ont obtenu, au cours de leur formation initiale, un diplôme de niveau V permettant d exercer le métier de conducteur de poids lourds 160. Au cours de cette période, l Education Nationale, en concertation avec la profession, a pris en compte les différentes transformations touchant ce secteur d activité (réforme des permis, réglementations européennes, instauration de la Formation Initiale Minimum Obligatoire) et a modifié le contenu de cette formation et le référentiel des diplômes la sanctionnant Certificat d Aptitude Professionnelle (CAP) et Brevet d Etudes Professionnelles (BEP). 161 En 1990, le CAP Conducteur Routier ainsi que son intitulé a été modifié (devenu Conduite Routière) et complété par le BEP Conduite et Services dans les Transports Routiers (CSTR)

167 Rappelons qu à l exception de Françoise, dont on a vu qu elle avait fait un «choix de provocation», les femmes qui ont suivi cette formation désiraient toutes ardemment faire ce métier. Suzanne a obtenu en 1982 un CAP Conducteur Routier, Magalie un BEP Conduite et Services dans les Transports Routiers, seize ans plus tard. Toutes deux décrivent des éléments relatifs au fonctionnement de cette formation, et évoquent la manière dont elles l ont vécue sur le plan des rapports avec les autres élèves et les enseignants. Deux extraits tirés de leur récit mettent en évidence quelques unes des spécificités de cette formation et leurs évolutions. Suzanne, formée au métier de 1980 à 1982 «Ben, quand tu es en 4 ème et en 3 ème au collège, y a les orientations, les vœux ils appellent ça aussi et y avait trois vœux, et moi les trois vœux c étaient les mêmes, c était : chauffeur routier. Mes vœux c était chauffeur routier! Parce que je voulais déjà faire chauffeur routier à 14 ans, je voulais pas faire ma 4 ème et ma 3 ème hein, après ma 5 ème, je voulais déjà rentrer au LEP 162 pour faire chauffeur routier. Et comme le CAP se fait en deux ans, et qu au bout des deux ans, il faut avoir 18 ans pour faire le permis, il fallait que j attende mes 16 ans pour entrer dans ce LEP. Donc j ai fini mon collège et puis à 16 ans, je suis donc rentrée dans ce LEP. Et j ai eu de la chance parce que le lycée, il était à 200 mètres, mais y en avaient qui venaient de loin, ils étaient internes, y avait des dortoirs ( ). C était un lycée qui était basé sur la mécanique alors, y avait que des garçons : mécanique automobile, mécanique poids lourds, dessin industriel, tu vois ce genre de lycée, et y avait une section chauffeur routier. Et puis donc j ai fait un CAP en deux ans. La première année en 1981, on était quatre filles et vingt garçons. Et la deuxième année, on était six filles et vingt garçons. Parce que les deux qui se sont rajoutées étaient des redoublantes. Donc ils leur ont donné une deuxième chance, donc elles ont fait une troisième année. Et, sur les six filles, y en a quatre qui l ont eu. Les garçons, je crois qu ils l ont tous eu quoi. Parce que dans les garçons, y avaient des fils de patron, y en avaient qui avaient leur père dans le métier et chez les filles aussi y avaient des une fille de patron aussi, et après je sais plus, ça fait loin. Mais moi personnellement, j avais pas de routier dans la famille. Mon père il est électricien puis ma mère, elle est mère au foyer. Euh aucune notion d un camion, je savais pas ce que c était qu un camion. Quand j ai pris ma première leçon de conduite, c était sur une estafette, à l époque les estafettes genre de police hein je savais pas ce que c était qu un embrayage et je confondais l embrayage et l enjoliveur. Je savais pas ce que c était un enjoliveur, à 16 ans, et je savais pas ce que c était un embrayage non plus. Un volant oui, les pédales oui, mais tu m aurais demandé la la fonction des pédales, je savais pas. La première fois que je suis montée dans l estafette, j ai pas osé leur dire que je connaissais pas les pédales, j ai testé de moi-même quoi, bon je me souviens plus du tout comment c était, la toute première fois que j ai roulé. J ai peut-être eu des frayeurs au volant mais je m en souviens plus du tout, on a roulé sur une piste désaffectée, on n était pas dans la circulation, on était sur une piste militaire désaffectée. Et, les rapports que j avais avec mes collègues de classe, c étaient des rapports comme j ai toujours eu depuis que j étais à l école hein, de copain-copine. Mais bon, y avait quand même deux clans, y avait le clan des garçons et le clan des filles hein. Parce que déjà, les vestiaires étaient séparés euh à l époque, y avait pas de filles dans ce lycée là, enfin à l origine, le lycée n était pas fait pour les filles, alors on avait notre vestiaire dans un espèce de de local à balais, enfin un grand local à balais, ils nous avaient mis une dizaine de casiers là dedans, puis bon, on a eu notre vestiaire là dedans. Mais c était deux clans, y avait le clan des garçons et le clan des filles. Bon ben, je pense que c était c est l instinct qui veut ça quoi mais rien de particulier quoi. Et les profs, t as des souvenirs? Très bien, ils faisaient pas de différence les profs. Pas de différence, pas de préférentisme. Pas de drague non plus, bon la drague, y 162 Lycée d Enseignement Professionnel

168 en a eu au sein des élèves quoi mais non, y a pas eu de préférentisme. Non, non, on a tous été au même niveau, ça je m en souviens. Et même ceux qui étaient un peu largués ils les chapeautaient un peu plus quoi. Sans les privilégier non plus, mais bon, ils avaient peut-être un petit peu plus de conduite que d autres. Ou bien ils étaient peut-être un petit peu plus encadrés en cours de théorie que ceux qui savaient faire mais non, ça s est très bien passé ma formation. Et puis donc j ai eu mon CAP, j ai été pistonnée pour avoir mon CAP, en Les professeurs ont vu que j étais tellement motivée, et il me manquait un ou deux points pour avoir mon CAP, mais bon, ma motivation m a fait ces deux points quoi. Ils ont vu que j étais tellement motivée. Après ils étaient fiers de moi parce que j ai quand même roulé pendant dix-sept ans.» Magalie formée au métier de 1996 à 1999 «Ben en fait moi, j ai fait un BEP et CAP Routier, et puis après j ai fait un Bac Pro Transport parce que quand je suis sortie de mon BEP en fait, j avais que 17 ans. En fait, le BEP-CAP, la première année, on fait le code voiture et le permis voiture. Et la deuxième année on fait le porteur donc, la piste et puis la route et après le semi, pareil, la piste et la route. Et le BEP, il est pas validé en fait, si y a pas le semi. Parce que les permis, on les a gratuitement en fait, c est pour pas que tout le monde aille là dedans juste pour le permis voiture en gros quoi. ( ) C est le Lycée qui est juste au bout là, y a une section routiers. Ils ont plein de demandes en fait mais bon, des personnes vraiment motivées pour ce boulot y a pas moi je le voyais bien, à l école, sur les 23 ou 24 qu on était, on était quoi? 5 ou 6 à vraiment travailler quoi. Les autres, ils sont un petit peu là dedans et puis c est vraiment je vois on doit être 4 ou 5 à rouler quoi, c est tout. Les autres, je sais même pas où c est qu ils sont partis. Au début, la première année, on était deux filles en fait. Et l autre fille qui était là euh elle était là un peu par hasard quoi, et elle a arrêté la première année. Elle n a pas eu les permis alors elle a arrêté. Donc, la deuxième année, je me suis retrouvée toute seule. Et c était sympa l ambiance? Ben au début au début pas de trop, parce que le problème enfin, moi j ai changé de caractère aussi en fait, mais au début j avais pas du tout de caractère. Et donc, je suis arrivée à l école de routiers : que des mecs oh la! Puis bon, au fur et à mesure ça a été quand même. Mais la plupart qui était là dedans aussi c était un peu des des sections de secours quoi. On était pas beaucoup de motivés parce qu on était quoi? 5 ou 6 à avoir le BEP-CAP quand même, sur les deux ans Puis les profs de routier, ils étaient là quand même aussi. C étaient des anciens routiers. Ben c est pareil, ils sont tous à la retraite ces profs là, c est plus les mêmes mentalités parce que moi, je vois, c était y à huit ans, j y suis arrivée y a dix ans déjà en fait, et c est souvent que j y allais les voir mais c est plus du tout la même mentalité. Déjà, c est des routiers qui ont roulé vraiment que les cinq ans minimum et encore, c est plus comme avant. Parce que moi, quand j y étais c était vraiment des vieux routiers qui s étaient reconvertis. Quand j ai fêté mes examens, on les avait invités hein. Moi c était des profs mais pas vraiment profs en fait, puis vu que j étais la seule fille, ils sont tous venus à mes examens et tout, à la soirée qu on a fait. Ça serait maintenant c est plus trop ça quoi.» 1. 1 Les conditions de validité d une formation spécifique La particularité de cette formation initiale tient au fait qu elle forme des élèves mineurs à la conduite de différentes catégories de véhicules et valide, au terme de cet apprentissage, le permis de conduire ces véhicules 163. Si le contenu et les objectifs de cette formation ont évolué au cours des trois dernières décennies, le principe régissant la validité des permis de conduire est resté inchangé. Elle est soumise à deux conditions que Suzanne et Magalie ont bien soulignées. D abord, pour obtenir le BEP, comme le CAP, il faut avoir réussi pendant la 163 Le permis B pour la conduite de véhicules dont le poids total autorisé en charge (PTAC) n excède pas 3,5 tonnes. Le permis C pour la conduite de véhicules isolés de transport de marchandises dont le PTAC est supérieur à 3,5 tonnes. Le permis E(C) pour la conduite d ensembles de véhicules couplés rentrant dans la catégorie C attelés d une remorque ou d une semi-remorque

169 formation, les épreuves des permis B, C et EC. L échec à l une de ces épreuves invalide les permis précédemment passés et empêche l obtention du diplôme. De même, l échec à l examen final qui comprend les épreuves d enseignement général et professionnel, ne permet pas de valider les permis. Enfin, le diplôme et les permis ne sont délivrés au candidat que s il est majeur Composition des classes : sexe, origine et motivation des élèves Les cinq femmes ont mentionné le fait qu au cours de leur formation, elles se trouvaient en très grande minorité au sein des classes, établissements ou académies. Fin 1970, début 1980, lorsque Corinne, Françoise et Suzanne ont intégré cette filière, la présence d élèves de sexe féminin prenait manifestement un caractère exceptionnel «j étais la première fille dans l académie de Strasbourg à faire un CAP de routier» (Françoise). Et à l évidence, l aménagement de l espace dans ces sections ne prenait pas en compte une possible mixité. Cette extrême minorité en effectif des filles par rapport aux garçons était la même en 1989 pour Alexandra, persistante encore dix ans plus tard pour Magalie. Nous avons pu le vérifier à l échelle nationale : alors que le nombre de jeunes en formation de conducteur routier a connu une croissance de 54,2% entre 1983 et 1999, le nombre de filles présentes dans ces classes n a pas bougé 165. Ainsi, plus que la surreprésentation des garçons, ce qui est remarquable c est la totale stagnation de l effectif des filles et leur régression en proportion 166. Cette position minoritaire a été différemment vécue par les cinq jeunes filles, seules deux d entre elles ont évoqué des difficultés d intégration qui se sont dissipées au cours de la formation et toutes deux conviennent que, par la suite, les «ambiances masculines» avaient leur préférence. Suzanne a évoqué une séparation entre «le clan des garçons et le clan des filles» mais elle considère ce ralliement entre membres du même sexe comme quelque chose 164 Les titulaires des ces CAP ou BEP bénéficient d une dérogation, ils peuvent conduire des poids lourds d un PTAC supérieur à 7,5 tonnes dès 18 ans, alors que la conduite de ces véhicules n est autorisée qu à partir de 21 ans pour les personnes non titulaires de ces diplômes. 165 En 1983, on dénombrait 224 filles parmi les 2911 élèves inscrits en section «routiers». En 1999, elles étaient 218 parmi 4488 élèves. Voir tableau Annexe Au cours d un précédent travail universitaire, des entretiens menés auprès d enseignants de ces sections montraient que ces derniers procédaient à une sélection drastique parmi les candidates à la formation, seules celles qui, selon leurs critères présentaient des garanties de réussite étaient admises (aisance avec les garçons, connaissances mécaniques, entourage dans le milieu des transports ). Par ailleurs, ils limitaient volontairement le nombre d élèves de sexe féminin à quelques unités par classe. En deçà de trois ou quatre filles, leur présence était jugée bénéfique à l ensemble de la classe (plus sérieuses, les filles temporiseraient les classes), au-delà, elle devenait potentiellement perturbatrice. A-C. RODRIGUES, Les élèves de BEP CSTR. Les mécanismes de construction de l image du métier de routier au cours de la formation initiale délivrée par l Education Nationale, mémoire de DEA Transport, Université Paris XII,

170 de naturel : «c est l instinct qui veut ça, mais rien de particulier quoi». Quant aux rapports qu elle entretenait avec ses camarades masculins, ils n étaient pas différents de ceux qu elle avait connus jusque là au cours de sa scolarité : «copain-copine». Dans son récit, Suzanne indique que les autres élèves de sa classe étaient majoritairement issus de familles liées au transport. Elle s en distingue, tant sur le plan des origines familiales «moi personnellement, j avais pas de routier dans la famille. Mon père il est électricien puis ma mère, elle est mère au foyer», que sur celui des dispositions techniques «aucune notion d un camion, je savais pas ce que c était qu un camion». Elle fait d ailleurs un lien direct entre la réussite des garçons et leurs origines «Les garçons, je crois qu ils l ont tous eu quoi [le CAP]. Parce que dans les garçons, y avait des fils de patron, y en avaient qui avaient leur père dans le métier» alors qu elle ne doit la sienne qu à sa motivation et au soutien de ses professeurs décrits sous un jour très favorable, ces derniers se comportant de façon équitable et sans distinction vis-à-vis des élèves. Magalie, qui a suivi une formation équivalente seize ans après Suzanne, décrit tout autrement ses camarades de classe. Selon elle, à peine un sixième de la classe se montrait motivé par les perspectives professionnelles offertes par la formation. D ailleurs, seul ce petit nombre d élèves aurait obtenu le diplôme et finalement exercé le métier. Les autres, «en section de secours» étaient tout au plus intéressés par la possibilité d obtenir gratuitement des permis. Sa seule collègue féminine «était là un peu par hasard» et a quitté la formation après la première année. Comme Suzanne, Magalie semble avoir une haute estime des enseignants qui se sont montrés concernés par son parcours. A l occasion d une visite dans son lycée quelques années après l avoir quitté, elle constate avec regret que l époque où «des vieux routiers reconvertis» transmettaient leur expérience de la route, est révolue. Partis à la retraite, ils ont été remplacés par des jeunes ayant exercé ce métier pendant la durée minimum requise pour enseigner. Dans son récit, Alexandra donne aussi des éléments de comparaison entre le moment de sa formation en 1989 et sa propre expérience de l enseignement dans cette même section dix ans plus tard 167. A cette occasion, elle a pu constater, avec regret, le désintérêt manifeste des élèves vis-à-vis de la formation. Cette expérience fût douloureuse pour Alexandra, l absence 167 En 1999, elle a remplacé pendant six mois un enseignant auprès d élèves de BEP CSTR

171 totale de motivation de la part de ses élèves, d autant plus difficile à accepter qu elle avait dû faire preuve d un certain acharnement pour intégrer cette filière. «Moi j ai eu du mal à accéder à ce parcours parce que dans ces années là, c était pas forcément facilement accessible pour les filles. Et quand je suis rentrée en CAP, il fallait avoir des bonnes notes! Qu aujourd hui, non. On recrute pour combler les classes : Tu sais pas quoi faire en 4 ème - 3 ème, t es pas bon pour les études, tiens tu vas faire chauffeur routier! Aujourd hui on les balance comme ça. Parce qu il y a une grosse demande [de chauffeurs], alors qu avant fallait être super bon» (Alexandra). On peut s interroger sur le fait que ces filières jouent un rôle de relégation pour des élèves en difficulté et peu motivés par les perspectives professionnelles qu offre ce métier, sans pour autant faire une place plus grande aux filles qui s y présentent et témoignent, elles, d un intérêt manifeste pour le métier. 2. Dans le cadre de la formation continue (professionnalisation) Plus nombreuses sont les femmes qui ont utilisé une autre voie d accès au métier. Elles sont dix à avoir suivi, entre 1975 et 2002, une formation pour adultes dispensée par des organismes privés (AFT, Promotrans, Forget ). Leur coût était toujours à la charge d un ou plusieurs financeurs : fonds régionaux, organismes en charge de l insertion (ANPE, Afpa), entreprises de transport ou de travail en intérim. Deux autres femmes avaient entrepris les démarches afin d obtenir de telles aides financières, elles n ont pas abouti et ont donc payé elles-mêmes leur permis de conduire des poids lourds. Parmi les dix femmes qui ont pu bénéficier d une formation au métier de chauffeur routier, seule la moitié en avait véritablement fait la demande. Pour l autre moitié, la proposition de bénéficier de telles formations vient de l extérieur ; à chaque fois de l ANPE. Notons que l attitude des agents de l ANPE vis-à-vis de ces formations est variable, parfois ils proposent ou acceptent d y inscrire des femmes, parfois ils s y opposent. Stéphanie, Francine et Sandrine, toutes trois occupant déjà un poste lié à la conduite n ont eu aucune difficulté à se faire financer les permis, pour deux d entre elles la proposition est venue directement de l agence alors qu elles n y avaient pas songé avant. En 1975 et 1977, Lorette et Marie-Annick ont pu y accéder sans avoir montré le moindre intérêt pour le métier auparavant. Elles ont choisi cette formation parmi d autres dans la liste de métiers qui leur était présentée. En 1982, Annie a dû faire preuve d obstination pour obtenir l accord de

172 l Agence «j étais au chômage et j ai dit : je veux faire mon permis PL donc j ai demandé aux Assedics, à l ANPE, et puis eux, ils avaient du mal pour accepter ça parce que j étais la première femme à demander pour faire le permis. Et j ai dit : je veux le faire et je le ferai». En 2000, Sophie se voyait opposer le même refus, alors qu Eliane voyait enfin son rêve se réaliser «grâce» à l ANPE en Par ailleurs, pour deux des trois femmes qui ont autofinancé leurs permis, cette décision fait suite au refus de l ANPE d organiser leur prise en charge L accès à la formation Quatre femmes ont rencontré des difficultés pour accéder à une formation au métier de conducteur routier. Parmi elles, deux désiraient le faire depuis l enfance. Pour Annie comme pour Sophie, c est l ANPE qui a fait barrage. Pour Lorette, c est l organisme de formation qui n était pas favorable à la participation de femmes aux sessions. Pour Eliane enfin, c est l entreprise d intérim qui, selon elle, ne souhaite pas financer ce type de formation pour des femmes. Sophie : «En 2000, j ai été voir les ANPE et, le permis pour les femmes, c était hors de question. C était inaccessible, c était pas ça commençait mais avec l ANPE c était pas question donc, il me fallait les moyens. Mon mari il ma dit : il est pas question que je te paye ton permis, tu te débrouilles. Donc, j ai téléphoné à Paris au magazine des routiers et là, on m a orientée avec les manières de pouvoir accéder à ce permis, donc, j ai obtenu les renseignements, à qui m adresser, j ai obtenu tout ça. Donc, j ai constitué un dossier mais comme j avais pas de monde dans ma famille qui était dans ce domaine, je connaissais personne et en plus, j étais timide, énormément timide donc aller vers des hommes que tu connais pas, ou des gens, c était bizarre, c est vrai. ( ) J ai eu le Fongecif, parce que l ANPE ne payait pas les permis ni rien donc le Fongecif, il a fallu écrire une lettre, ils m accordaient l argent si mon projet tenait debout et si c était pas un truc qui allait tomber à l eau parce que c était une somme importante. Donc, je suis allée voir des personnes de là-bas, j ai dû passer en entretien avec eux, j ai dû m exprimer, pourquoi je voulais faire ça, comment et tout, donc, je leur ai dit que c était ça qui me plaisait, c était ça que je voulais faire, c était ça qui m intéressait. Son dossier est accepté et elle fait la formation avec l AFT mais échoue au permis EC. Elle doit alors trouver un autre moyen de le financer et se tourne à nouveau vers l ANPE qui accepte à condition qu elle fournisse une promesse d embauche de la part d un employeur. «Et puis, on a trouvé, avec l ANPE cette fois-ci y avait trois organismes qui payaient ensemble, si j avais la promesse d embauche. Donc il fallait absolument cette promesse d embauche avec un patron qui me dise : oui, je vous prends. Mais, c était toujours pareil, j ai deux enfants, la motivation je l avais, mais fallait faire valoir, fallait convaincre, fallait qu un patron me dise oui. ( ) Elle se présente chez un petit transporteur d abord très réticent mais qui finit par accepter après que Sophie lui ait fait une démonstration en remorque porte-voitures alors qu elle n a jamais manipulé ce type de véhicule. Et voilà mon contrat qui est signé, et voilà ma promesse d embauche. C est la liberté qui s ouvre à moi. ( ) y avait trois organismes qui payaient et c était la condition, si j avais la promesse d embauche. Y avait l ANPE qui versait une partie, les fonds régionaux, un truc comme ça, départemental ou régional, je ne sais plus, et un troisième organisme. Donc, me v là partie avec tous mes papiers, les devis, et on a choisi l organisme de formation d après les dates qui correspondaient, le plus près et le plus rapide»

173 Lorette (a suivi une formation au métier de routier en 1977) : «Quand j ai passé mon permis, les trois-quarts des écoles étaient interdites, les AFT refusaient l accès aux femmes. J ai attendu pratiquement un an qu une place se libère dans une école, à Perpignan. Je venais de Poitiers. Et en plus, ils acceptaient qu une femme par session. Je sais pas pourquoi. Et pas logée dans le centre, logée à l extérieur. Et à l époque, je crois même que je trouvais ça normal, enfin, je l ai pris comme c était présenté, c'est-à-dire : ben faut trouver une école qui veuille bien de vous et vous logerez ailleurs. Alors j avais ma chambre en ville, tout le monde était sur place sauf moi.» Eliane (a entrepris des démarcher pour accéder à une formation en 2001) : «c était dans le journal, y avait une offre d Adecco, ils offraient une formation en contrepartie de quoi tu leur offrais tant de mois. Donc, j avais répondu à Adecco pour faire cette formation. Mais bon, j ai pas été sélectionnée parce que je suis une fille, voilà. Parce que des fois les missions d intérim sont difficiles, donc ils avaient pas envie de confier ces missions d intérim difficiles à des femmes. Et donc, ils m ont pas prise. Et j ai été très déçue de recevoir cette lettre négative. Et puis en même temps, j avais accompagné mon fils à l ANPE et j ai vu la même affiche, côté ANPE. J ai dit : chouette alors! Alors j ai été les voir et je leur ai demandé si c était pour tout le monde. Parce que l ANPE offrait des formations rémunérées par les Assedic mais par contre, y avait pas de contrepartie. Si, la contrepartie c était qu à la fin, tu dois avoir trouvé un job» Un financement sous condition Eliane évoque l idée d une contrepartie au financement des permis de conduire des poids lourds. Contrepartie qui consiste, pour les entreprises d intérim ou de transport à travailler ensuite pour ces mêmes entreprises. Pour les agences pour l emploi, l objectif est que le demandeur obtienne un emploi au terme de sa formation. De ce fait, il n est pas rare que le financement ne soit accordé qu à condition que le candidat à la formation puisse présenter une promesse d embauche. Condition parfois difficile à remplir et que certaines ont pu contourner. Annie (a entrepris démarches pour passer les permis en 1982) : «Alors je leur ai cassé les pieds pendant longtemps [à l ANPE], alors ils ont dit oui mais d abord ils voulaient la garantie d un employeur. Alors moi, j ai fait comme les copains, j ai fait du bakchich. J avais un chef, où je travaillais à l usine avant, son oncle avait une boite de transport dans un petit village, je lui ai dit : tu vas demander à ton oncle si il veut pas me faire une feuille certifiant que une promesse d embauche, ça s appelle comme ça. Qui dit que si j ai mon permis, il m embauche. Comme ça, l ANPE me paye une partie de mon permis. Sinon, si je viens pas avec une feuille, ils me le feront pas. Alors je lui ai payé une paire de bouteilles de schnaps ou de whisky et j ai eu ma promesse d embauche. Mais il m a dit : Je te préviens, je te prends pas. Ça fait rien, moi il me faut cette feuille pour passer mon permis. Et donc, quand ils m ont vu revenir avec cette feuille, il pouvaient pas dire non, ils étaient obligés, ils me l avaient demandée et je l avais. Mais c est vrai que je me suis heurtée à beaucoup de trucs là-bas, l ANPE et les Assedics. Et voilà, comme ça j ai démarré mais j ai eu du mal, mais j ai pas calé, j ai pas calé, j ai attendu, j ai couru partout mais j ai dit : j aurai ma feuille de promesse d embauche et je vous la ramènerai. Et je suis la première femme à qui ils l ont payée, ah ça a été dur mais j y suis arrivée.»

174 2. 3 L importance du réseau L anecdote d Annie, tout comme le récit de Sophie mettent en évidence l importance du réseau que l on peut solliciter dans ces démarches pour accéder au métier. Le parent d un collègue d usine, un chauffeur rencontré à une fête, des conductrices que l on ne connaît pas mais qui témoignent de leur expérience dans la presse, sont autant de ressources qu elles ont mobilisées, soit pour intervenir en leur faveur, soit comme simple soutien moral. «Je lisais les magazines, et puis je suis tombée sur «Les Routiers» avec les trois nanas qui disaient qu elles étaient à cinq bonnes femmes chez GST, la boîte de Savoie 168. Et elles étaient là dans le bouquin avec les sourires jusqu aux oreilles, elles étaient passées à la télé en plus à cette époque là, en disant que c était un métier qui leur convenait, qu elles étaient heureuses dans leur façon d être ( ) Donc elles m ont confortée dans ce que je pensais, à dire que j avais raison et que j étais dans la bonne voie. Non, je savais, dans leur sourire, dans leur vécu à elles, j ai dit : y a pas de problème c est ça, je me trompais pas et donc, faut que je continue et faut que j y aille. J ai même téléphoné à Suzanne 169 à cette époque là!» (Sophie). «J ai fait mes stages de poids lourds parce qu il faut toujours demander à faire un stage en entreprise quand on passe un CAP ou un stage comme ça donc j ai passé une partie chez C., et là je suis rentrée... j ai pu faire ce stage uniquement parce que je connaissais le chauffeur parce que chez C. il ne prennent pas les femmes! Je n aurais pas connu ce gars là je ne pouvais pas faire un stage chez eux! Même un stage! Pas moyen parce qu ils n embauchent pas les femmes. Par contre, chez eux c est carré hein, ils ne prendront jamais de femme y a rien à faire c est la politique de la maison, clair et net et c est comme ça ils te le disent : non, non, non, on n embauche pas les femmes» (Stéphanie) En minorité dans un milieu masculin : des difficultés d intégration? Le fait d être en minorité au cours de la formation était souvent évoqué «on était 900 là dedans et moi j étais la seule fille», «on n était que deux filles». Pourtant, cette position minoritaire était différemment vécue selon les femmes. Quatre femmes n en ont rien dit. Parmi les six femmes qui ont évoqué cet aspect au cours de leur récit, quatre n ont pas rencontré de difficultés particulières pour s intégrer au groupe des hommes, seules Lorette et Sophie ont évoqué des problèmes. Ce que décrivent les femmes pour lesquelles les choses se sont déroulées sans difficulté : Marie-Annick (a fait sa formation en 1975) : «J en ai un bon souvenir, le moniteur était charmant et les autres, ça se passait bien, j étais dans une équipe... donc, on est par équipe, dans le camion, moi j étais avec trois autres, enfin, sinon en cours on est tous ensemble... y en avait des plus jeunes que moi, des plus vieux, moi j avais vingt-cinq ans, y en avait qui avaient vingt ans mais y avait aussi des mecs qui avaient déjà trente ans, trente-cinq même, qui étaient en reconversion. Mais j ai eu aucune difficulté de relation avec personne, j avais une bande de copains, bon ben comme tous, comme on était beaucoup ben y a des petits clans, moi je faisais partie d un clan, on jouait au poker, on jouait au ping-pong, quand les cours étaient finis, on allait au bistrot, j allais avec eux, on jouait aux cartes «Conductrices en national ou longue distance : Odile, Alexandra, Suzanne et les autres, comment ces femmes vivent leur vie de routier», Les Routiers n 752, rubrique Reportage, février 1999, p La Suzanne de notre échantillon qui était déjà conductrice depuis 1982 et apparaissait dans cet article

175 ( ) au restaurant, on était 900 à défiler là dedans, moi j étais la seule fille donc au début on me regardait puis après bon, on faisait plus attention. Mais, je n ai vraiment eu aucun problème avec personne, d aucune sorte, ni avec les moniteurs, ni avec les élèves, ça s est toujours bien passé, je faisais partie d un petit clan... puis, les moniteurs, on était trois dans le même camion et puis je m entendais bien avec eux, y a jamais eu de problème, j ai jamais eu de problèmes avec des chauffeurs. ( ) J ai un bon souvenir du centre de formation... J ai été traitée comme un de leurs copains, mais bon, fallait garder un peu ses distances mais... j allais au café avec eux, j étais vraiment acceptée... on avait chacun une bande et moi, j étais dans une bande comme les autres, y avait tous les âges aussi, ça allait de vingt à quarante ans, c était peut-être exceptionnel, les moniteurs étaient sympas, j ai vraiment eu aucun problème, c était vraiment un très bon souvenir.» Eliane (a fait sa formation en 2002) : «On était deux filles mais l ambiance, elle était super. Avec les autres gars, on était une dizaine, y avait trois, quatre équipes, ça dépendait du nombre de véhicules disponibles. Mais ça s est super bien passé. Je les ai plus revus après, mais sur place, on s est bien entraidés pendant quatre mois on était ensemble tous les jours. On s est bien entraidés à s apprendre les fiches, à faire nos vérifs, on était bien ensemble quoi. Ouais, c était sympa. La formation c était bien, moi j ai bien aimé en tout cas.» Sandrine (a fait sa formation en 2002) : «Les hommes, ça passait très bien. Vraiment bien. En plus, nous on était une très bonne équipe. Vraiment on n a pas eu de problème là-dessus. Personne ne se moquait de toi si tu ne réussissais pas. De toute manière, les femmes étaient plus fortes pour apprendre [les matières théoriques] qu en manœuvre et eux, ils avaient des problèmes pour apprendre et les manœuvres passaient bien donc non, là-dessus. Je peux pas dire que j ai été mal reçue». La formation a laissé chez ces femmes une trace positive, un «bon souvenir». Toutes trois évoquent un vivre ensemble ou faire ensemble à travers les différentes activités partagées entre les candidats tout au long de la formation. Activités en dehors des cours (jeux, sorties) au sein d une «bande», d un «clan». Activités dans le cadre de la formation (apprendre fiches, conduire, manœuvrer) et entraide au sein d «équipes» de travail. Eliane et Sandrine ont eu le sentiment de faire face de manière égale aux difficultés de l apprentissage, même si elles portaient sur des domaines différents, évoquant parfois une complémentarité. Le seul bémol mentionné par Marie-Annick concerne une attention à «garder ses distances» pour maintenir la qualité des rapports instaurés avec les hommes. Ce que décrivent celles qui ont rencontré des difficultés pendant la formation : Lorette : «Pendant la formation, y a eu des choses difficiles. Pas le fait de conduire, parce que ça, il suffit d aimer ça. C était déjà l ambiance routier que je ne connaissais pas alors que moi, je connaissais plus l ambiance étudiante. Je trouvais qu il y avait des à-côtés désagréables et je savais pas arrêter les plaisanteries grivoises par exemple. Je savais pas à quel moment les arrêter. Et puis, y avait un type qui était franchement désagréable là-bas. Et comme j étais la seule fille, j ai eu des difficultés à me faire respecter. ( ) Ce type au stage m avait un peu traumatisée. Il avait une vision des femmes vraiment désagréable. Il nous racontait sa vie sexuelle, et c était pas joli, c était limite du sévice. Même mes collègues lui disaient : mais va au fond du car, calme toi gentiment. Ça faisait rire un peu puis, plus du tout. Et moi, j avais subi ça puis, je venais d une famille où les messieurs respectaient les dames. Ou alors, entre étudiants, on faisait des bêtises mais c était à égalité, on va dire. Là, à un moment donné, je me suis retrouvée marchandise dans l esprit de ce type.»

176 Sophie : «Donc j ai passé les permis avec l AFT mais je me suis retrouvée, on m a prévenue, j étais pas toute jeune, j avais trente ans, on m a dit «vous allez vous retrouver avec des jeunes, faut vous préparer à ça, ça sera cinq mois avec des jeunes». Mais j étais prête à tout ( ) au début c était bien avec les jeunes, mais ils sont influençables les jeunes, donc y avait un meneur. Y avait un jeune, un petit con, qui avait son entreprise derrière parce que son papa avait sa boutique donc, qu il réussisse ou qu il réussisse pas, c était un fils de patron, un petit connard, qui a mené tous les autres, il les a même montés contre moi, parce qu ils se foutaient de ma gueule, forcement, j étais un femme, j étais plus âgée, j étais la seule. Et puis c était des insanités derrière mon dos, devant moi, derrière moi. Après y a eu y avait des gars qui avaient un peu mon âge, ils réagissaient autrement parce que c était des hommes mais moi, je le prenais très à cœur ( ) Et puis, on a fait un voyage, ça a été la première fois de ma vie, en plus, que j allais dans le bas de la France, avec l AFT, pour apprendre à conduire dans les montagnes et tout, avec le camion. Et là, je découvrais des tas de choses, j avais des tas d impressions en moi, c était magnifique. Je voyageais en plus, c était ça que je voulais, je voyageais, on me donnait le camion, à moi! Bon, j avais la trouille, j avais la trouille de rouler, j avais peur, j avais peur! ( ) Et, en plus, y avait cette pression avec les jeunes là et j ai craqué. Toute la pression, j ai craqué pendant le voyage, pourtant, je m interdisais de craquer, j essayais de retenir mais j étais encore trop fragile, j étais encore trop fragile, j ai craqué. Et ça leur a fait une drôle d impression les jeunes, quand ils ont vu que j ai craqué, que j ai pleuré, ça les a impressionnés, là ils se sont calmés. Des fois, on insiste encore plus, on se fout encore plus de la personne, mais là, ils ont compris qu ils avaient fait une connerie.» Toutes deux désignent un protagoniste, principal responsable de leur problème d intégration au groupe des hommes. Mais si Lorette se sent plus particulièrement touchée, l individu en question a un comportement qui dérange tout le groupe. Alors que pour Sophie, même si il y a un meneur, c est le groupe qui est désigné «les jeunes», et les attaques sont directement et uniquement dirigées vers elle «il les a montés contre moi» à cause de ses caractéristiques sociales «j étais une femme, j étais plus âgée, j étais la seule». Pour Lorette comme pour Sophie, les attaques se manifestent par des propos à caractère sexuel «racontait sa vie sexuelle», «des insanités». Sophie semble dire qu elle aurait trouvé un meilleur accueil dans un groupe de candidats plus âgés. Lorette met à part d éventuelles difficultés dans l apprentissage de la conduite «il suffit d aimer». Sophie les évoque «j avais peur» mais centre son récit sur les difficultés relationnelles «y avait cette pression avec les jeunes et j ai craqué». Alors même qu elle s y était préparée, parce qu on l avait «prévenue», et qu elle se sentait «prête» à tout affronter, et bien qu elle se soit «interdit de craquer», l épreuve est trop rude et elle montre ses faiblesses ce qui a pour effet de stopper les attaques dont elle est la cible

177 2. 5 La découverte d une technique non traditionnelle pour les femmes Le stage dans les montagnes, moment pénible sur le plan relationnel que Sophie a décrit, a aussi été un moment fort sur le plan des découvertes. L apprentissage de la conduite constitue pour elle une nouveauté, lui procure des sensations qu elle n a jamais connues. Au-delà de l appréhension, elle a un désir de maîtriser ce véhicule. Lorette aussi éprouve du plaisir dans la découverte d une technique et la maîtrise d un outil qui ne lui est pas familier. «Autrement, ça a été super parce que j ai appris la mécanique, j ai compris comment fonctionnait un moteur, pourquoi je mettais du gazole et qu à l autre bout, ça faisait de l énergie qui faisait que je pouvais rouler. J avais un bloc moteur là, des roues là-bas et j ai compris comment tout se transmettait. Magnifique. C est comme quand on apprend à nager, avant on ne sait pas puis, un moment donné, paf! On maîtrise et y a comme une liberté qui est atteinte. Et là, j ai eu l impression d accéder à une connaissance que j avais pas avant, forcément ça m a plu» (Lorette). Livia Scheller, dans ses travaux sur les machinistes de la RATP, a repéré cet «étonnement jouissif [ ] face à la découverte d un pouvoir insoupçonné, ou à peine imaginé [ ] lorsqu elles abordent les souvenirs de l apprentissage de la conduite et de leurs premières performances» 170. Elle attribue cet étonnement à «l absence de tradition des femmes dans les métiers des transports» 171. Face à la nécessité de «combler ce manque de tradition technique» 172, certaines femmes ont pu tirer profit de l approche de certains formateurs. D autres évoquent la réticence de certains examinateurs à leur délivrer le permis de conduire des poids lourds et leur scepticisme quant à leurs prétentions professionnelles. «Moi c est surtout un [formateur], qui s appelait Christophe. C est celui qui m a mis le plus en confiance. Et même encore maintenant, quand je suis un peu fatiguée, que j ai une manœuvre à faire, je pense à ce qu il me disait. ( ) je pense à Christophe, c est systématique. Parce qu il avait quelque chose qui détendait, déjà sa voix et puis qui te mettait en confiance. Il disait : Qu est ce que tu veux faire? Tu t arrêtes, tu regardes tes rétroviseurs, où tu veux aller? T es trop près, alors tu ravances, tu veux aller à gauche, alors tu mets ton volant à droite. Et ça passe tout seul. Et y en a un, il faisait que gueuler, je voulais même plus apprendre à conduire avec lui. Tout ce que tu faisais c était mal de toute façon alors Quand le gars il fait que gueuler ou alors ne rien dire, t apprends rien. Dans les deux cas t apprends rien» (Eliane). «J ai un peu galéré pour avoir le super lourd. On avait un inspecteur qui n aimait pas trop les femmes dans ce métier. Donc on en a bavé, on était deux. On a réussi à les avoir ces permis poids lourds ( ) Les formateurs, ça s est très bien passé. Mais c est l inspecteur qui passait mal et c est le principal dans l affaire (rires)» (Sandrine). 170 L. SCHELLER, Les bus ont-ils un sexe? Les femmes machinistes : approche psychodynamique de la division sexuelle du travail à la RATP, Mission de la recherche RATP, n 108, 1996, p L. SCHELLER, id., p L. SCHELLER, ibid. p

178 «L inspecteur, quand j ai passé la première fois mon permis, je n avais pas fait de faute au plateau et, à la conduite, y avait un petit haricot [terre-plein à contourner]. Je ne l ai pas touché et il m a simplement dit : si vous aviez eu une semi plus longue, vous seriez montée dessus. Et moi, je lui ai dit : je me base d après la semi que j ai et pas d après celle que je pourrais avoir. Et mon moniteur derrière : paf, un coup dans le dos pour me dire : ferme la. Alors il me l a pas donné et donc le mois d après ( ) on est parti, on a roulé et il a vu que je savais conduire alors il me l a donné. Mais avant de me le donner parce que bon, j étais plus toute jeune 173 alors il me dit : C est pour faire beau sur le permis ou c est pour rouler? Vous allez quand même pas me dire que c est pour rouler? Et je lui dis : Si, je regrette, j ai déjà du travail. Mais je n avais rien! Rien puisque l autre il m avait dit : je te fais ta feuille mais je te préviens, je t embaucherai pas» (Annie). 3. Les responsabilités familiales : un obstacle au moment de la formation? Dans le contexte très précis de la formation, étape concrète qui marque le début de leur entrée dans le métier, quelques unes des femmes ont évoqué leur vie familiale. Parfois cette question était soulevée par l extérieur (formateurs, entourage) sous la forme d un rappel à l ordre ou d une mise en garde, en référence à des contraintes considérées comme peu compatibles avec le métier choisi. Parfois se sont les femmes elles-mêmes qui semblent prendre la mesure, en même temps que leur projet se concrétise, des implications qu il aura sur la gestion de la vie familiale Un obstacle aux yeux de recruteurs Au cours de l entretien, Sandrine développe l idée qu elle n a pas rencontré de difficultés liées au fait d être une femme, hormis au moment de la phase de sélection qui a précédé l accès à la formation. C est à cette seule occasion qu elle dit avoir fait l objet de réflexions «machistes» de la part des «sélectionneurs». L un d eux, au cours d un entretien, commence par la mettre en garde concernant un «traitement de faveur» qu elle ne doit pas s attendre à recevoir dans ce métier de la part des hommes. Ensuite il se montre très réservé sur ses chances de trouver un emploi, arguant que les entreprises sont peu disposées à employer des femmes de son âge 174. Enfin, il mentionne le jeune âge de son troisième enfant, prétextant que les conditions de son futur emploi ne seront pas compatibles avec ses responsabilités de mère. Il met clairement en doute le sérieux de sa candidature, laissant entendre qu elle n a pas évalué les obstacles qu elle allait rencontrer et ne connaît rien des réalités du métier auquel elle prétend. La réponse de Sandrine au dernier argument de ce 173 Elle est alors âgée de 40 ans. 174 Elle est alors âgée de 40 ans. Sa fille aînée vient de quitter la maison, son fils âgé de 17 ans est pensionnaire, la plus jeune a 7 ans

179 sélectionneur consiste à lui montrer que les réalités de son emploi précédent, avec lesquelles elle a dû composer au cours des dix dernières années suffisent à prouver qu elle est capable d accorder contraintes professionnelles et familiales. «C est surtout au niveau des sélectionneurs moi j ai trouvé, qu il y a du machisme. Au niveau des examens d entrée, parce qu on passe un examen d entrée et alors là, je te garantis qu on est vraiment moi je sais que la personne qui m a recrutée pour aller à l école, pour faire j étais la seule avec une dizaine d hommes et ces messieurs étaient très gentils avec moi et ils ont dit on a la seule femme quand même, on va la laisser entrer en premier. Et le Monsieur, il avait entendu. Alors je rentre : Ah, je vois qu on vous a fait des faveurs, vous saurez Madame que dans ce métier, y a pas de galanterie. Bon, ça commence bien. Après il regarde ma feuille : Vous pensez qu il y a beaucoup d entreprises qui vont vouloir embaucher une femme de quarante ans?. Là, ça commençait à me fatiguer. Puis : Vous avez un enfant de sept ans, comment vous allez faire? Vous ne pensez pas que vous allez avoir des horaires de 8h-12h/14h-18h?. Alors là, j ai craqué, j ai dit : Ecoutez Monsieur, ça fait dix ans que je fais les ambulances, j ai pas d horaires. Ma gamine, je l ai toujours élevée toute seule, je vous ai jamais rien demandé alors, vous m excuserez mais si j ai envie de faire ça, je le ferais, un point c est tout. Au revoir. Je suis partie. Le lendemain, j avais ma convocation comme quoi j étais acceptée. Il avait vu que j en voulais et puis que je voulais pas me laisser démonter par ses ses explications à la con» (Sandrine) Un obstacle pour des mères très présentes Eliane aussi évoque ses enfants au cours du récit de son accès à la formation. Pour elle, les données sont différentes. Elle n a jamais travaillé et ses quatre enfants sont habitués à ce qu elle fasse preuve d une grande disponibilité à leur endroit. Sa décision de se lancer enfin dans ce métier tient d ailleurs beaucoup au fait qu elle sait pouvoir compter sur le soutien de son mari pour les tâches domestiques et la garde des enfants (alors âgés de 15, 14, 13 et 8 ans). Pourtant, lorsqu elle est sélectionnée pour participer à la formation, elle se sent prise de court et préfère reporter de quelques mois le début de son apprentissage. Ses craintes concernent ses enfants et son mari qu elle pense ne pas avoir suffisamment préparés à son départ de la maison. Pas plus qu elle ne s est «préparée à les abandonner». Pourtant, il ne s agit encore que de la formation au métier qui se déroule selon des «horaires de bureau» et son souhait est de devenir grand routier. «Donc on m a donné un rendez-vous, j ai passé les tests et puis au bout de deux jours, j ai reçu la réponse, ça a été positif. Mais il fallait que je commence le stage la semaine suivante et c était trop c était trop court comme délai. J étais sélectionnée, en même temps j étais super contente : ouais, j ai passé les tests, j ai gagné, ça veut dire que je suis pas trop bête! Mais j étais pas préparée à les abandonner. C est des horaires de bureau, tu commences à 8h, tu finis à 17h, y avait les enfants, il fallait les emmener à l école, enfin y avait plein de trucs que j avais pas organisés. Et, en même temps, ils nous avaient dit que suivant le nombre de réponses positives du test, y en auraient sûrement certains qui passeraient en liste d attente. Donc, quand j ai reçu mes tests et que j étais sélectionnée, je me suis dit : j ai pas le temps en une semaine de préparer les enfants, de préparer la famille à mon départ journalier. Donc j ai téléphoné pour savoir si je pouvais me mettre sur la prochaine session. Donc, au lieu de commencer en novembre, j ai commencé en mars» (Eliane)

180 La dimension familiale intervient aussi dans la décision d Hélène de passer par une auto-école plutôt qu un centre de formation pour ne pas s absenter de son domicile pendant la durée de son apprentissage à la conduite. En choisissant cette option, elle renonce à la possibilité d obtenir un financement. Toutes deux ont bénéficié du soutien de leur conjoint, le premier pour palier à son absence en participant aux activités domestiques, le second pour éviter qu elle ne s absente pendant le temps de la formation en finançant lui-même les permis. «Il m a dit : on va s arranger pour payer mes permis hein. Parce que sinon, j étais obligée d aller à Reims et je voulais pas passer cinq mois sans revenir à la maison juste les week-end, ça me plaisait pas» (Hélène) Un obstacle lorsque le conjoint se dérobe Sophie est mère au foyer lorsqu elle décide de faire ce métier, ses deux enfants ont huit et deux ans et elle ne peut pas espérer de soutien de la part de son conjoint, bien au contraire. Elle doit payer quelqu un pour faire garder les enfants parce que son mari refuse de le faire, alors qu il travaille au domicile, conscient que cela serait une façon de l aider à concrétiser ce projet qu il désapprouve. Elle entend les mises en garde des formateurs qui lui conseillent de travailler en régional ou de faire du transport en commun mais ne veut pas en tenir compte. Elle ne sait pas comment elle parviendra à concilier ce futur travail et ses responsabilités de mère mais sa démarche pour accéder au métier à un caractère tellement «impératif» qu elle préfère faire passer ses besoins en priorité, sûre de trouver des «solutions» ensuite. «Même les formateurs qui m aimaient bien, qui me soutenaient, ils me disaient : Mais enfin, tu peux faire du régional, pas de l inter, il faut pas faire de l inter, tu n y arriveras pas avec les enfants. Et j entendais rien, j entendais rien. Tu me disais : les enfants, les enfants, je disais : ben oui, je vais y arriver, les enfants, ils me suivront, ils me suivront, je les porterai à bout de bras mais ils me suivront, je les emmènerai et je partirai. Je voulais partir, je voulais faire de la route, de la grande, je voulais faire de l international.( ) Y en a qui ont dit que ça servait à rien, que j avais qu à faire les bus, les autobus, c était bien avec les enfants. Mais je voulais pas faire les autobus, ça m intéressait pas, ça me plaisait pas les autobus. Et actuellement, j ai encore des gens qui me disent oui, faut faire les autobus. Pourquoi? Parce que c est pas ce que je veux faire, c est pas ce que je voulais faire, je voulais gérer MON travail, toute seule, comme une grande, faire ce qui était inaccessible, le défi, j allais le relever jusqu au bout» (Sophie). 4. Les aspirations des postulantes au métier de chauffeur routier Au sortir de la formation, la plupart des femmes sont sensibles à certains aspects du métier qu elles souhaitent pouvoir expérimenter et ont des attentes concernant les emplois qu elles pourraient occuper. Ces attentes portent principalement sur le tonnage du véhicule et le cycle de production qu implique le travail (départ à la semaine ou retour chaque jour)

181 S agissant des véhicules, quasiment toutes les femmes interviewées manifestaient alors le désir de conduire des véhicules articulés d au moins 38 tonnes, des «gros camions», comme elles disent. «J aime pas les petits camions. J ai dit : je veux un gros camion ou rien du tout!» (Hélène). Même celles qui montraient pourtant un certain détachement vis-à-vis du métier avant de s y former, comme Lorette, ou celles qui envisageaient ne passer que le permis porteur, comme Sandrine. Concernant les distances, pour une majorité de femmes, «faire la route» est un des aspects qui participe le plus de leur attirance pour le métier. Aussi souhaitent-elles réaliser des transports dits «de longue distance». Cette préférence n est pas seulement le fait des plus investies dans le projet de faire ce métier, pour lesquelles l image du grand routier a parfois joué un rôle important. Parmi celles qui, jusqu à il y a peu, n avaient jamais pensé faire ce métier, plus de la moitié sont en fait sensibles à cet aspect. Inversement parmi les femmes qui, de longue date désirent faire ce métier, quelques unes sont rétives aux déplacements sur plusieurs jours. La préférence pour un cycle de production plutôt qu un autre peut aussi être influencée par des contraintes familiales. Etre en couple ou célibataire, avoir ou non des enfants et l âge des enfants sont autant de critères qui participent de leurs choix. Ainsi, deux femmes recherchent exclusivement des postes en courte distance pour des raisons familiales. L une d elle préférerait pourtant faire des déplacements sur de longues distances. La connaissance qu elles ont parfois des contraintes pratiques propres à chaque type de transport peut aussi influencer leurs préférences. Par exemple, elles associent souvent la conduite d un camion porteur au transport de petits colis en messagerie, travail qu elles jugent fatiguant car impliquant plus de manutention du fait des arrêts fréquents chez les clients. Par opposition, pour certaines, la conduite d un semi remorque s accompagnerait de conditions de travail moins pénibles avec des périodes de conduite plus longues et moins de manutention. «La psychologue voulait bien pour 19t, messagerie, mais pas en super lourd puis moi, je lui disais : Mais j ai pas envie de faire de la messagerie. Moi de faire de tourner en rond puis de porter des paquets ça m intéresse pas. Moi, ce que je voudrais c est conduire un gros camion et de faire de l international, point barre» (Catherine). «Non, je trouve qu en porteur c est non, j aime pas le porteur et ça vaut aussi bien de conduire un gros camion qu un porteur hein, des fois on a plus de facilités avec un camion, un gros, qu avec un porteur hein. Et puis j aime pas le porteur» (Hélène)

182 Ainsi, leurs aspirations au moment d investir le métier de conducteur poids lourds, relèvent de plusieurs types de considérations dont il est difficile de faire la part. Les unes se rapportent aux représentations qu elles ont du métier, d autres résultent d arbitrages liés à leur situation familiale, d autres encore relèvent des contraintes pratiques qu implique chaque type de transport dans la réalisation du travail. Ces attentes vont participer des choix qu elles vont faire dans leur recherche d un emploi qui y corresponde. B. Les débuts dans le métier Tout juste titulaires du permis de conduire des poids lourds, voyons comment les femmes ont procédé pour obtenir leur premier emploi de conductrice, comment les employeurs ont réagi à leurs candidatures, en quoi consistaient les postes qui leur étaient attribués et de quelle manière elles étaient accueillies par le personnel de conduite masculin. 1. Une insertion professionnelle rapide, des employeurs pourtant réticents Après l obtention des permis, la période correspondant à la recherche d un premier emploi a été courte pour la plupart des femmes interviewées. A l exception de Suzanne et Annie, le temps de la recherche n a pas excédé deux mois. Le plus souvent cette durée était même bien inférieure. En effet, onze femmes sur dix-huit ont trouvé une première place dans la semaine qui a suivi le passage des permis. La plupart se présentaient dans les entreprises après avoir vu une annonce dans les journaux. Lorette s est présentée spontanément auprès d une vingtaine d entreprises de transport repérées dans les pages jaunes. Eliane a envoyé de nombreuses lettres de candidature et s est présentée directement chez les transporteurs proches de son domicile. Anne a obtenu son premier emploi par l intermédiaire d une agence d intérim, Francine par l intermédiaire de l ANPE. Stéphanie a sollicité l entreprise de messagerie dans laquelle elle travaillait déjà comme conductrice de VL avant de passer son permis C. Pour quelques femmes, l intervention d une relation a permis qu elles obtiennent ce premier emploi : «Mon père m a trouvé un boulot, quand je suis sortie de stage ( )» (Marie-Annick, père chauffeur routier), «Le patron de cette boite là, c était un copain d un copain à mon père, donc il m avait prise pour faire plaisir à son pote.» (Corinne, père taxi)

183 Dominique a intégré l entreprise dans laquelle travaillait déjà sa sœur Lorette : «Ça a été rapide, elle a passé ses permis et puis, comme ils la connaissaient déjà chez mon employeur, elle était tout le temps avec moi, j ai dit à mon patron : Ma sœur passe son permis. Il m a dit : Dès qu elle l a tu me l envoies. Quand elle l a eu il a dit : Elle commence dans huit jours. Elle a même pas cherché de travail, direct» (Lorette). Pourtant, nombreuses sont celles qui nous ont rapporté les propos d employeurs réticents à leur embauche 175. Certaines ont vu leur candidature rejetée de nombreuses fois et ont entendu, pour toute réponse à leur requête, des formules du type : «On n embauche pas de femmes», «On n est pas pour les femmes». Délivrées de la sorte, elles ne donnaient pas lieu à discussion «c est ferme et catégorique, on n insiste pas, c est même pas la peine». Parfois, pour appuyer leur décision, les recruteurs faisaient référence à une expérience déjà tentée et soldée par un échec «J embauche pas de femme, j en ai déjà eu une, ça s est mal passé donc j en veux plus». Lorsqu elles sont exprimées, les réticences des employeurs à l égard des femmes portent sur leurs capacités physiques et leurs compétences techniques (conduite, mécanique) soit qu ils déplorent leur manque d expérience, soit qu ils mettent en doute leur capacités à acquérir les compétences nécessaires dans ce domaine. Ils évoquent aussi les difficultés relationnelles qui pourraient survenir avec les autres chauffeurs et les responsabilités familiales des candidates. Les réticences des employeurs rapportées par les femmes : Catherine : «Bon j ai pas démarché beaucoup de boîtes hein, j avais peut-être démarché une dizaine de boîtes. Sur les dix boîtes, y en avait ouais y en avait quand même quelques unes qui m ont répondu : Ecoutez non, on n embauche pas de femmes. Bon, c est ferme et catégorique, c est non, on n insiste pas, c est pas la peine.» Sandrine : «J ai eu de la chance parce que je suis tombée sur une femme qui embauchait. Parce que la plupart des entreprises : Vous avez quarante ans, vous voulez faire ce métier, vous avez jamais conduit vous vous rendez pas compte, faudrait commencer par le petit par le 19 tonnes avant de vouloir conduire un 40 tonnes et puis j en ai fait des entreprises hein. Puis là, je suis tombée sur une dame avec qui ça a bien passé, elle m a dit : Je vous embauche.» Francine : «Un jour, j étais en entretien avec un employeur et puis il me fait : Si vous partez à la semaine, qui est ce qui va s occuper de votre maison?. Est-ce qu on pose la même question à un 175 Nous insistons ici sur le fait que ces propos ne proviennent pas directement des employeurs, ils sont rapportés par les femmes interviewées et sont le résultat de leur propre interprétation, avec la part de subjectivité propre au récit d événements particuliers qui laissent des traces

184 homme? Je lui ai dit : personne. Je pense que les patrons ont moins confiance parce qu ils se disent : elles vont se marier, elles vont avoir des gamins» Anne : «Quand on est une femme, faut se placer et puis c est pas évident. Parce qu ils veulent pas de femmes, y a beaucoup d entreprises qui ne veulent pas de femmes. Y en a qui n osent pas commencer, parce qu ils ont peur qu une femme vienne un peu mettre le bazar avec tous ces hommes. Chose qui est normale, parce que quand vous êtes un homme, si vous avez une femme qui est toute seule, c est sûr que les gars ils sont pas tous machos mais une grande partie quand même. Ou alors, ce que je n avais pas ben c était l expérience. Parce que, conduire un 19 tonnes et conduire un semi, c est pas pareil donc faut arriver à trouver l entreprise et donc, S. m a donné ma première chance.» Suzanne : «Je suis restée un an sans emploi parce que j ai fait mon CAP à dix-huit ans, alors déjà, on m en donnait cinq de moins. On me donnait cinq, six ans de moins et quand j allais me présenter dans les entreprises de transport, avec mon CAP en mains, une petite gamine de dix-huit ans, une petite minette là, ils se sont posés des questions les entrepreneurs, les employeurs. Y en a même un qui m a demandé si je venais me présenter pour mon père, demander une place pour mon père. Où un autre m a dit : Ecoutez, vous êtes un peu trop mignonne, ça risquerait de poser des problèmes dans l entreprise, on peut pas vous embaucher, on n est pas pour les femmes. Alors j ai fait serveuse en pizzeria quelques mois et après j ai trouvé et j ai commencé à rouler à dix-neuf ans.» Eliane : «Alors moi, dans mon idée, c était de trouver un CDI d entrée. Et ben j ai fait des demandes d emploi, j ai absolument rien trouvé. Je me suis fait jeter par ma voisine là, transports F, elle veut pas de femmes, ça règle le problème tout de suite. J avais été voir aussi un autre qui faisait des départs à la semaine, exactement ce que je fais maintenant, et il a dit : J embauche pas de femme, parce qu on fait du travail très difficile. Exactement ce que je fais maintenant. Mais bon, c est vrai que quand j étais allée, j avais aucune expérience. Je venais d avoir mes permis, peut-être qu il a été un peu chagriné par le fait que je sois débutante. Mais bon, il m a dit : J embauche pas de femme, j en ai déjà eu une, ça s est mal passé donc j en veux plus. Bon.» Alexandra : «Mais j ai eu du mal à trouver une entreprise à cette époque là, qui veuille faire confiance à une fille qui avait à peine vingt ans, pour conduire un 40 tonnes. Donc c était un peu délicat. J ai quand même démarché beaucoup d entreprises avant d arriver faut pas lâcher quoi. Parce qu on vous dit : Vous êtes une fille, vous ne saurez pas. Parce qu avant, on changeait encore nos roues, on faisait encore l entretien sur les véhicules. Donc on avait toujours cette idée : Vous êtes une fille, vous n y arriverez pas et compagnie». Lorette : «Quand je cherchais du travail, un des employeurs m avait demandé si je pouvais marcher dix heures dans la neige. Il avait un chauffeur qui était resté coincé dans la neige et qui avait dû marcher des heures pour trouver une maison ou le poste frontière alors c était son critère d embauche. Je lui en ai voulu à celui là. Et un autre, il m avait demandé sur quoi j avais appris à conduire. Et donc, l AFT, c était des ensembles qui faisaient maximum 26 tonnes. Donc je lui dis : c était tel attelage, ça faisait 26 tonnes, il me dit : Mais 38 tonnes, ce sera beaucoup trop lourd pour vous! Lui aussi je lui en ai voulu, il avait poussé le bouchon trop loin. ( ) Le premier type qui m a embauchée il a réfléchi, il m a reçue puis il m a dit : On vous écrira, comme vingt autres avant. Parce que je prenais les pages jaunes et je faisais par commune. Et lui, il m a regardée : vingt-deux ans, les couettes, ça faisait pas pro. Et il m a rappelée parce qu il mettait en place le «spécial express», ça démarrait juste. Donc il s est dit : ça craint pas grand chose, c est le mois de juilletaoût, on va la prendre en intérim et comme c est un truc qu on démarre, les gens ils vont regarder le camion, ils vont voir que c est une femme et ils vont regarder l autocollant qu ils ont collé vite fait sur la bâche. C était bien vu.»

185 2. «Prendre ce qui vient» pour «faire ses preuves» et «se faire des références» Compte tenu de ces difficultés à se faire embaucher, et pour palier à leur manque d expérience, l attitude de la majorité des femmes au début de leur recherche consiste à «prendre ce qui vient». Ainsi, elles ont tendance à accepter tous les emplois de conductrice que l on veut bien leur confier, y compris lorsqu ils sont assez éloignés de leurs attentes et compétences. Certaines candidates semblent même avoir intériorisé l illégitimité de leur démarche, au point de considérer ces propositions comme «une chance». A l exception de six femmes, qui ont obtenu dès leur premier emploi, un poste correspondant à leurs attentes en termes de type de transport et de véhicules. Pour toutes les autres, il y a une différence importante entre le type d emploi recherché et ceux qu elles ont finalement obtenus : quatre femmes ont commencé par conduire des véhicules légers de moins de 3,5t, une autre conduisait des cars alors que cela n était pas son souhait. Seules sept femmes ont pu conduire un ensemble articulé dès leur premier poste de conductrice. Parmi elles, Eliane était stagiaire et roulait en double équipage, Catherine ne faisait que des manœuvres. Aussi, les premiers emplois qu elles acceptent sont souvent : sous-qualifiés, précaires (stage non rémunéré, remplacement), éprouvants, inintéressants, et de l aveu même des employeurs, refusés par les candidats hommes. La période de «test» est pratiquement inévitable. Leurs qualités de conductrices, mais aussi leur résistance physique et nerveuse, sont particulièrement évaluées. Souvent elles commencent sur des véhicules de petit tonnage, progressivement on leur confie des véhicules plus lourds. On hésite aussi à leur donner du matériel neuf au début. Description des premiers postes obtenus après le passage des permis de conduire des PL Alexandra : «C était un petit 3,5t, au début il a fallu que je fasse mes armes, j ai pris ce qui m est tombé sous la main.» Françoise : «Donc, j ai passé mon permis super lourd le 5 mai 1980 et puis quoi, trois semaines après, hop! je suis partie en camion [elle rectifie] ( ) le tout premier, j étais comme chauffeur livreur en J7 je faisais des petites livraisons un peu à droite à gauche.»

186 Marie-Annick : «Le premier boulot, j ai commencé sur un 10 tonnes, à faire des livraisons de nuit, c est un boulot qui a duré pour l été, un mois ou deux.» Catherine : «J ai passé mon permis puis quinze jours après, j avais déjà mon premier boulot de chauffeur, dans une base de supermarché et puis euh en fait c était sincèrement pas intéressant, je sortais pas de la cour hein, j accrochais des semi pour les changer de quai, je les mettais, ce qu on appelle en débord quoi, quand on les décroche sur un parc. Et puis bon, j ai fait ça pendant quatre mois mais bon, je m étais quand même bien améliorée en manœuvres quoi, j étais la reine de la marche arrière.» Eliane : «Au départ, je cherchais ce qui arrivait. Et puis y a eu une offre d emploi de C qui cherchait un chauffeur. Donc j ai téléphoné et j ai dit : bon ben voilà : moi je viens juste d avoir mes permis, la semaine dernière. Et bon, ils ont tiqué un peu parce que tu pars, t as pas d expérience donc ils ont un peu tiqué. Et j ai réussi à ce qu ils m embauchent mais en tant que stagiaire. Embauchée, c est un grand mot parce que j ai pas été payée mais j ai dit : moi ce qu il me faut c est soit un CDD, soit un CDI, soit un stage, alors ils m ont dit : je vais vous prendre en stage, ça vous fera un peu plus d expérience» Valérie : «On m a donné ma chance mais bon, en général les périodes d essai sont beaucoup plus longues, on se dit : elle va craquer, elle va craquer, elle va craquer. Donc on a une période d essai un peu plus longue et, quand on voit que je craque pas bon ben c est bon j ai ma place. ( ) On m a pas donné du matériel neuf, électronique dès le départ parce qu au départ on vous donne du vieux matériel, on vous connaît pas, on connaît pas vos compétences, vos qualités de chauffeur donc on vous teste sur du vieux matériel et puis le beau vient après. En tant que chauffeur on a du mal à faire confiance à une femme parce qu on se dit : Est-ce qu elle sera capable? Est-ce qu elle aura les reins suffisamment solides? Est-ce qu elle va palier à tous les problèmes? Les problèmes de mécanique, parce que la mécanique c est pas un domaine de femme. Est-ce qu elle va palier au problème de... de savoir répondre aux chauffeurs parce que c est un milieu macho, on va lui mener la vie dure?...» Alexandra : «Transports A a bien voulu me confier un camion. Mais au début, c était des navettes hein, de l entreprise à la laiterie, c était juste ça. Et il fallait je me tapais 90 palettes jour, chargement, déchargement au transpalette à main quoi. Donc à la fin de la journée, j étais bien fatiguée. Ben là aussi c est un test physique, ils m ont pas loupée non plus. J ai été trois mois comme ça. Et après ils m ont donné une tournée dans l Est et après j allais sur Paris et tout ça. Ils m ont lâchée après 176.» Corinne : «Alors moi, j ai commencé en 78, j avais dix-huit ans et demi, et pour trouver du boulot, ça a été une galère. En 78, c était pas tellement à la mode. Finalement, j ai réussi à trouver mais c était pour conduire un J7 rallongé. En fait, le patron de cette boîte là, c était un copain d un copain à mon père, donc il m avait pris pour faire plaisir à son pote. Il avait dit : Je la prends quinze jours pour voir. Et finalement, le J7, au bout quinze jours, je l ai bien ramené. Alors il a décidé de me garder. Donc après, j ai eu un 7,5t, puis un 10t, ça a été progressif. Le 38t, ça il voulait pas, non, c était pas possible que je sache donc chez lui, j en ai pas eu. Mais quand même, il m a fait confiance parce qu après, il m a mis une tournée sur Paris, toutes les nuits en 10t. Il m en avait acheté un tout neuf hein! J étais fière. Et, c était un nouveau service que je faisais là, ça s appelait le «spécial-express». Le service a bien marché, alors après il m a acheté un petit DAF, en 21 tonnes, une remorque cinq essieux et donc, j étais déjà contente, j étais quand même montée en grade, 21 tonnes, c était bien.» 176 Ils lui ont laissée faire des trajets de plus en plus lointains

187 Les extraits suivants montrent comment l insertion dans le métier est facilitée à mesure que les femmes apportent la preuve de leurs capacités à faire ce métier, qu elles acquièrent de l expérience, et qu elles peuvent disposer d un réseau de connaissances dans le métier ; la preuve de leur compétence étant alors apportée par les pairs. Ils témoignent aussi de l acharnement de certaines à faire leurs preuves pour arriver, progressivement, à obtenir des conditions de travail plus proches de leurs attentes, ou à endurer des conditions de travail difficiles pour «se faire des références» et trouver plus facilement un emploi qui convient. Progressivement, elles accèdent aux emplois qui ont leur préférence. Dès le deuxième ou troisième poste pour la moitié des femmes, au quatrième pour une femme, une seule au-delà de quatre emplois. En termes de durée, l accès à un poste répondant à leurs attentes intervient dans les six mois qui suivent l obtention du permis de conduire pour les deux tiers des femmes, plus d un an plus tard pour un tiers (voir tableau 37 en fin de chapitre). Sophie : «Au début j ai fait des petites navettes mais c était surtout du raccrochage/décrochage 177, c était dur et puis c était au quart d heure près, c était chronométré tu sais. Et puis quand j ai commencé, je connaissais pas la route, je connaissais rien mais l opportunité de me faire entrer dans la boutique était trop importante et je pouvais pas refuser. Mais c était une horreur, j avais un mal fou à le faire, y en avait qui m aidaient mais les gars ils avaient leur boulot aussi, ils pouvaient pas m aider à chaque fois ( ) et puis le chef : Je peux vous parler en privé? Il a eu quand même la correction de ne pas le faire devant tout le monde, il me dit : Mais comment ça se fait que vous êtes toujours en retard? et moi je lui dis : ben écoutez, je démarre dans le métier, je fais du mieux possible, ce sera mieux après mais pour l instant je peux pas faire plus vite, Bon, entendu, dit comme ça, entendu. Et puis trois jours après il a vu que je prenais le rythme, que je m étais accrochée et il m a dit que y a des gars ils l ont fait une journée et ils ont arrêté. Et puis après au bout d une semaine, deux semaines c était bon, il m appelait Madame DF2 178, ils m ont changée de tournée après c était bien, je faisais plus de la raccroche/décroche.» Marie-Annick : «Donc le premier boulot, il [son père] m a trouvé un boulot, quand je suis sortie de stage. J ai commencé sur un 10 tonnes, à faire des livraisons de nuit, c est un boulot qui a duré pour l été, un mois ou deux. Puis après, j avais plus de boulot donc j ai accepté un poste de chauffeur de car, donc là on m a donné un car mais ça me plaisait pas du tout ( ) Et ce qui m a permis de démarrer c est... je sais plus comment j ai trouvé, c était par les journaux, un petit transporteur qui cherchait un chauffeur pour conduire un semi, un vieux camion, vraiment le vieux camion, je crois qu il avait presque un million... il avait neuf cent mille kilomètres, un Bussing mais avec un museau, enfin, le camion était pourri, le travail était dur et c était pas beaucoup payé! Mais ça m a permis de me faire mes références alors j ai démarré et là, par contre, ça a été un boulot très très dur ( ), je dormais trois nuits par semaine et tout le reste du temps, je travaillais. C était sans arrêt. Alors, j ai tenu six mois. Et puis le sixième mois, mon patron avait des difficultés, il pouvait plus me payer et moi j étais... je saignais du nez, j étais complètement épuisée mais, donc j ai profité du fait qu il pouvait plus me payer pour partir, mais, j avais des références, pendant six mois j avais eu un 35 tonnes, j avais pas eu d accident, j avais livré, j avais fait le boulot. Et avec ces références j ai retrouvé très vite. Ma mère m a téléphonée pour me signaler qu il y avait une annonce dans les journaux où ils 177 Son travail consistait à faire un trajet avec une remorque, à la dételer à son point d arrivée et à en atteler une autre pour repartir. Le travail de manutention était plus important que la conduite. 178 Nom de la tournée qu elle effectuait

188 demandaient un chauffeur pour un semi, c était pour moi ça donc, j y vais. ( ) quand on arrive chez un patron, il vous demande pour qui vous avez travaillé avant et il téléphone, il prend le téléphone. J avais pas cassé de camion, j avais fait le boulot, c était bon et on m embauchait très facilement.» 3. Faire reconnaître ses compétences et se faire accepter par les pairs Aux efforts qu elles ont mobilisés au moment de leur insertion dans le métier pour se faire reconnaître comme de bonnes professionnelles par leurs employeurs, s ajoutaient ceux qu elles déployaient dans le même but vis-à-vis des autres conducteurs, ceux de l entreprise, ceux de la profession en général, mais aussi des autres personnels avec lesquels elles étaient en contact. Les récits de leurs débuts dans le métier font d ailleurs une place plus importante aux réactions que leur présence a suscitées chez ces hommes, qu à celles de leurs employeurs. Les regards toujours insistants, parfois simplement curieux, parfois franchement hostiles dont elles étaient l objet aux points de chargement et déchargement, lorsqu il faut manœuvrer et faire la manutention du véhicule et/ou de la marchandise, traduisaient les mêmes réticences sur leur supposée incapacité physique à faire ce travail, et la menace qu elles présentaient pour la cohésion du groupe. Aussi, le maniement du véhicule, leur maîtrise de la conduite, leur capacité physique à assumer la charge de travail et leurs interactions avec les autres conducteurs étaient particulièrement évalués à ces occasions. Faire ses armes sous le regard des autres Magalie : «Je m en rappellerai toujours, je suis arrivée à un hangar pour reculer, ils sont tous venus voir puis, bien entendu, quand y a du monde qui regarde, ça va pas. Et c était sans arrêt des petites réflexions : Tu vas arriver à reculer? Et puis maintenant parce qu en benne, en régional, tout le monde se connaît donc, depuis le temps ça y est ( )» Anne : «Quand j ai commencé, je me suis dit : j ai pas intérêt à être mauvaise, on va pas me louper. Et ça dure. Parce que quand vous arrivez dans une entreprise et que vous en avez quatre ou cinq à vous regarder vous vous dites : j ai pas intérêt à être mauvaise parce qu ils vont se fendre la goule. En fait, c est tout ça qu on peut rencontrer comme souci quand on est une femme : c est de ne pas être mauvaise par rapport à eux, leur prouver qu on peut le faire comme eux.» Alexandra : «Y en a chez qui ça passait bien et d autres chez qui ça passait pas. Y en a des fois : c est une gonzesse, elle a voulu faire ça, ben tiens! Ils disent rien mais ils laissent rien sur le quai. J ai toujours su me démerder. Tu dis rien, parce que des fois, les gens ont voulu tester et quand on y retourne à plusieurs reprises, après ça passe ( ) mais je pense que les mecs qui faisaient ça ont un manque de virilité, ils ont un problème ( )» Catherine : «J ai pas souvent eu des problèmes en fait bon des fois, les gars qui me connaissaient pas, qui étaient un petit peu réticents au départ, parce que moi en plus, j ai pas la carrure une carrure de routier, donc qui étaient un petit peu réticents au départ parce que, ben voilà, c était : Tu serais pas mieux à la maison?. Après, quand ils me connaissaient un petit peu, bon ben ils se disaient : Non, finalement non, on avait tort de penser ça parce que tu fais ton métier comme un

189 homme. Tout en sachant que bon, y a des choses que tu peux pas faire donc, en fait, tu demandes, tout simplement à un homme de venir le faire» Marie-Annick : «Les petites expériences du début qui étaient dures, c était les premières fois que j arrivais dans les usines. Si y avait la moindre manœuvre à faire, j avais tout le monde aux fenêtres, j avais pas intérêt à rater mes manœuvres. Alors y avait les ouvriers, les secrétaires, tout le monde était autour, ou des fois, quand j arrivais, que j allais donner les papiers, on me disait : Votre mari il est où?, ils croyaient que j étais accompagnée quoi, dites à votre mari de se mettre à tel quai, etc ( ) Et les petits moments d agressivité, mais c était verbalement, y a eu peut-être un ou deux chauffeurs agressifs verbalement, parce que, ce que je comprenais c est que je leur cassais la baraque, c est-à-dire que y avait encore quelques chauffeurs un peu machos, chauffeur routier ça avait encore une auréole virile donc, si moi, j étais capable de le faire, ça veut dire que l auréole de virilité, elle en prenait un coup. Donc, j ai dû tomber une fois ou deux sur un mec agressif, qui était pas content qu une femme fasse ce boulot là, mais c est pas allé très loin, et y en a eu que deux sur tout ceux que j ai rencontrés, les autres, ça les faisait rire, ils étaient sympa en général avec moi, tout ceux que j ai rencontrés.» Hélène : «Quand j étais en inter-usine, entre chauffeurs ça va, ça passe quand même. Mais ça les faisait chier parce qu au début, je savais pas trop, tu sais t arrives dans un milieu que tu connais pas, bâcher, débâcher, tu sais pas trop. Alors les collègues : Attends, j te l fais, et toi : sympa, j ai plus rien à faire. Ah ça, ils aiment pas, les autres qui sont là à attendre et puis qui se débâchent tout seuls, ça ils aiment pas. J ai un copain qui est chauffeur, mon frère lui avait dit : Tiens, Hélène, elle a ses poids lourds, Oh non! Encore une qu ils vont tous lui faire tout, qu elle aura plus rien à faire. À chaque fois que t en vois une arriver, tout le monde saute sur le camion, ils déchargent et puis toi t attends une heure et tu décharges pas. Mais bon, si tu tombes dans un lot où y a que des mecs qui s en foutent que t es une gonzesse ou pas, t en prends plein la tête.» Les propos pour le moins durs que certaines femmes nous ont rapportés témoignent de l importance des résistances des hommes dans ce métier construit autour de valeurs éminemment masculines qui se trouvent bousculées, sinon remises en cause, par l arrivée de femmes. Mais un autre enjeu, plus concret, concerne la réalisation du travail proprement dite. Les hommes semblent tester ces nouvelles arrivantes pour voir s ils devront pâtir de leur éventuelle incompétence. D ailleurs, le plus souvent, il suffit que le doute soit levé sur leur capacité à assumer le travail pour qu elles soient acceptées parmi les chauffeurs. Certains d entre eux s inquiètent de voir le déroulement de leur travail, déjà soumis à de nombreux aléas, freiné soit par leur incompétence (plus lentes, elles retarderaient le déroulement des opérations de chargement), soit par l attitude de ceux qui seraient tentés ou contraints de leur venir en aide (chauffeurs ou personnels de quai)

190 Tableau n 37 : Les premiers emplois occupés après l obtention du permis de conduire des poids lourds Durée entre le permis et le tout 1 er poste le 1 er poste satisfaisant Alexandra 1 semaine* 6 mois (au 2 ème poste) Corinne 3 semaines* 3 ans (au 2 ème ) Annie 1 semaine* 4 ans (au 2 ème ) Lorette 1 semaine* 3 mois (au 3 ème ) Françoise 1 semaine* 4 mois (au 4 ème ) Sandrine 3 semaines** 1 mois (au 2 ème ) Anne 1 semaine** 2 ans (au 3 ème ) Suzanne 1 an** 1 an ½ (au 3 ème ) Sophie 3 semaines** 6 mois (au 3 ème ) Catherine 2 semaines** 6 mois (au 3 ème ) Caractéristiques des premiers emplois occupés jusqu à satisfaction < 3,5t livraisons (6 mois) 40t transport frigorifique national (1 an) < 3,5t, 7,5t, 10t, 21t, livraisons, tournée nuit (3 ans) 38t bâché international (5 ans) < 3,5t express international (4 ans) 38t international à son compte (1 an) Car ramassage scolaire (2 sem) 19t messagerie (2 mois) 38t citerne international (6 ans) < 3,5t livraisons (3 sem) Camion poubelle (1 mois) Campagne betteraves coopérative agricole (2 mois) 38t national (3 mois) 19t livraisons (1 mois) 40t international 3 ans) 19t livraisons (1 an) < 3,5t livraisons à son compte (1 an) 38t régional puis national (1 an) 26t transport palettes (3 mois) 38t bâché régional (3 mois) 38t benne national travaux publics (7 ans) 19t messagerie (3 mois) 19t régional (2 mois) 38t régional en intérim (3 mois) 38t mises à quai (4 mois) 38t benne campagne céréalière (2 mois) 38t bâché international (7 ans) 10t livraisons régional nuit (2 mois) Marie-Annick 1 semaine** 9 mois (au 4 ème Car ramassage scolaire et ouvrier (1 mois) ) 35t national petits lots (6 mois) 40t international (4 mois) 38t régional, en double (stage 2 mois) 38t régional navettes nuit (7 mois) Bi-train en intérim (1 sem) Eliane 1 semaine** 2 ans au (7 ème ) 38t régional nuit (1 mois) 38t régional remplacements (2 mois) 38t régional relais nuit (1 an) 38t national (1 an) Dominique 1 semaine*** 1 semaine (au 1 er ) 38t citerne transport international (3 ans) Magalie 1 semaine*** 1 semaine (au 1 er ) 38t régional, benne céréalière (4 ans) Stéphanie 1 semaine*** 1 semaine (au 1 er ) 19t navettes jour puis nuit (2 mois) Francine 1 semaine*** 1 semaine (au 1 er ) 38t + car tourisme (2 ans) Hélène 2 mois*** 2 mois (au 1 er ) 38t navettes inter usines nuit (3 sem) Valérie Nsp*** Nsp (au 1 er ) messagerie * Le 1er poste obtenu après le permis n est pas un poste de conductrice de poids lourds (VL ou car) ** Le 1er poste obtenu est un poste de conductrice de poids lourds mais qui ne donne pas satisfaction *** Le 1er poste obtenu après le permis est un poste de conductrice de poids lourds qui lui donne satisfaction

191 Conclusion du premier chapitre L accès à la formation : faire accepter son choix ou simplement accepter une proposition Le fait de se former au métier de conducteur routier durant sa scolarité dans le cadre d un CAP ou d un BEP correspond au choix précoce de jeunes filles attirées depuis longtemps par ce métier. Si certaines ont pu faire correspondre leurs aspirations professionnelles et leur orientation scolaire facilement, d autres ont d abord dû convaincre leurs parents, parfois en vain. Elles ont alors dû batailler pour obtenir l accord d organismes en charge de l insertion professionnelle afin de participer à des sessions de formation pour adultes. A défaut de financement, certaines se sont adressées à des auto-écoles et ont payé elles-mêmes leurs permis. A l inverse, parmi celles qui n avaient pas prévu de faire ce métier, certaines n ont eu qu à accepter une proposition de financement. La formation : rapport à la technique et rapport aux autres Quel que soit le cadre dans lequel elles se sont formées au métier, les femmes étaient toujours très minoritaires parmi les élèves ou candidats au permis. Aux difficultés que certaines ont rencontrées lors de l apprentissage de la conduite de véhicules lourds - notamment lorsqu elles étaient tout à fait étrangères à la dimension technique de la formation, parfois même à la pratique de la conduite pouvaient s ajouter des difficultés dans les rapports entre les candidats des deux sexes. Quelques unes ont témoigné de comportements particulièrement durs de la part des hommes (violence des propos à connotation sexuelle). Mais une majorité conserve un souvenir plutôt positif de cette période. Au plaisir de la découverte et de l apprentissage de la conduite de ces véhicules lourds, s associent des moments de convivialité partagés avec les compagnons de formation. L entrée dans le métier : faire ses armes et faire ses preuves Une fois titulaires du permis de conduire des poids lourds, la plupart des femmes ont trouvé très rapidement un premier poste de conductrice. Pour autant, ce premier poste correspondait rarement à leurs attentes. Soit elles ne conduisaient pas véritablement des camions (fourgons, véhicules utilitaires, autocars), soit ces emplois n étaient pas durables (stages, remplacements, missions intérim), soit le travail présentait peu d intérêt, hormis celui de les aguerrir dans les

192 manœuvres. Ainsi, rares sont celles qui, dès leur premier emploi, ont pu conduire des ensembles articulés et faire des trajets de longue distance conformément à leur souhait. Leurs candidatures n étaient pas toujours bien accueillies. Soit les employeurs déploraient leur manque d expérience, soit ils préjugeaient de leur incompétence, soit ils s inquiétaient des effets de leur présence parmi les effectifs masculins. Lorsque leur candidature n était pas directement rejetée pour l une ou l autre de ces raisons, les femmes passaient toujours par une période de mise à l épreuve pendant laquelle elles étaient particulièrement observées sur l ensemble de ces critères, tant par leurs supérieurs que par leurs collègues conducteurs

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194 Chapitre 2 : Du permis au métier A partir des données de l enquête par questionnaires, les temps de la formation et de l insertion des femmes dans le métier peuvent être restitués, depuis le premier pas que constitue la validation d un premier permis de conduire des camions jusqu à l usage de cette compétence dans un cadre professionnel. Quelques aspects relatifs à la formation aux permis de conduire des poids lourds seront d abord décrits 179. Puis, la durée de la formation et le cadre temporel compris entre cette première étape vers le métier et l exercice de celui-ci, seront évalués. L ensemble de ces éléments pourra être comparé aux données disponibles sur les trajectoires masculines. Les caractéristiques du premier emploi de conductrice de poids lourds que les femmes ont obtenu seront ensuite décrites en évaluant l adéquation de leurs attentes et qualifications aux conditions de ce premier emploi. Pour finir, on mettra en correspondance la situation familiale des femmes avec les postes qu elles ont choisi d occuper en début de carrière. Précisions méthodologiques Les résultats présentés dans ce chapitre concernent les 77 conductrices qui ont répondu au second questionnaire. Ces femmes travaillent essentiellement dans des entreprises de transport. Aussi, lorsque nous avons procédé à des comparaisons avec des conducteurs masculins, nous avons utilisé un sous échantillon de l enquête «conducteurs de poids lourds 1999» de l INRETS, composé exclusivement des conducteurs «salariés du secteur des transports». 179 On s intéresse uniquement aux catégories C et E(C) du permis de conduire.. Le permis de conduire des poids lourds autorise la conduite de différentes catégories de véhicules, à condition d avoir pu faire la preuve de ses aptitudes à piloter ces différents engins. Ainsi, la catégorie C du permis autorise, pour le transport de marchandises, la conduite de véhicules isolés dont le PTAC est supérieur à 3,5 tonnes. La catégorie E(C) autorise la conduite d un ensemble de véhicules couplés rentrant dans la catégorie C attelés d une remorque ou d une semi-remorque. Les catégories D et E(D) concernent les véhicules destinés au transport de voyageurs

195 1. Cadre organisationnel et financement de la formation La formation professionnelle et l auto-école sont les voies d accès aux permis les plus souvent utilisées par les femmes enquêtées, elles sont un peu moins nombreuses à avoir préparé leurs permis dans le cadre de la formation scolaire. Seules les femmes qui se sont engagées dans le métier sur un mode vocationnel se sont formées au métier pendant leur scolarité. La précocité de leur choix en est la raison principale. Sûres de vouloir devenir conductrices de poids lourds depuis l enfance ou l adolescence, près de la moitié d entre elles a opté pour une orientation scolaire leur permettant d accéder rapidement à leur projet professionnel. Celles qui ont choisi de faire ce métier dans d autres circonstances avaient plus souvent recours aux centres de formation professionnelle pour adultes ou aux auto-écoles. Un quart seulement des femmes a financé personnellement sa formation aux permis de conduire des poids lourds. Pour les trois quarts qui n ont pas eu à payer la formation, celle-ci était prise en charge par un organisme, par l Education Nationale ou, plus rarement, par une entreprise. Les circonstancielles bénéficiaient plus souvent de l apport financier d un organisme en charge de l insertion professionnelle alors que les vocationnelles, plus souvent formées au métier durant leur scolarité, se voyaient délivrer les permis de conduire à titre gratuit par l Education Nationale en même temps que les diplômes (CAP ou BEP) obtenus. Tableau n 38: Cadre dans lequel les permis C et EC ont été passés et mode de financement des permis Vocationnelles Circonstancielles Ensemble Cadre dans lequel les permis ont été passés C EC C EC C EC Centre formation professionnelle Auto-école Etablissement scolaire Nr Total Mode de financement des permis C EC C EC C EC Auto financement Financement extérieur Organisme Education nationale Entreprise Nr Total

196 2. Durée de la formation et de l insertion dans le métier Pour la quasi-totalité des femmes, la formation correspond à la validation des deux catégories du permis autorisant le transport de marchandises (C et EC) et dans deux cas sur trois, elles les ont validés au cours de la même année. Une fois titulaires d un permis de conduire des camions, plus de la moitié des femmes ont obtenu leur premier emploi de conductrice de poids lourds dans l année, un tiers au cours de l année suivante. Lorsque leur formation aux permis s inscrivait dans la durée, quelques femmes n ont pas attendu d être titulaires du permis EC pour débuter comme conductrice de poids lourds (une sur sept). Elles le sont devenues dès l obtention du permis C et ont travaillé quelques années avec cette qualification avant de la compléter en validant l autre catégorie du permis. A l inverse, d autres ne se sont pas lancées dans le métier avant d avoir validé les deux catégories du permis (une sur onze). Tableau n 39: Durée entre les deux permis poids lourds et entre chaque permis et le premier emploi de conductrice Durée entre le permis C et le permis EC Permis C et EC la même année 54 1 à 2 ans entre les deux permis 12 2 à 5 ans 5 5 à 10 ans 3 10 ans et plus 1 N a pas le permis EC 2 Seules femmes à être titulaires du C uniquement Total 77 Durée entre le permis C et le 1 er emploi de CPL CPL l année du permis C 42 CPL l année qui suit le permis C 25 CPL 2 à 5 ans après le permis C 7 Ne sont pas devenues conductrices avant d avoir le EC 5 à 10 ans 2 10 ans ou plus 1 Total 77 Durée moyenne entre le permis C et le premier emploi de conductrice de poids lourds : un an et trois mois Durée entre le permis EC et 1 er emploi de CPL CPL l année du permis EC 38 CPL l année qui suit le permis EC 18 CPL 2 à 5 ans après le permis EC 9 CPL avant d avoir le permis EC N a pas le permis EC 2 Total Ont débuté comme CPL avec le C et ont passé EC plus tard

197 Faire appel à son réseau d interconnaissances et démarcher directement les entreprises sont sans conteste les moyens les plus sûrs de trouver un premier emploi de conductrice. Deux femmes sur trois ont procédé de cette manière. S inscrire dans une agence de travail intérimaire peut aussi être une option efficace, elle mène en tout cas plus souvent à un premier emploi que le recours à l ANPE. Les vocationnelles, plus souvent entourées de routiers au sein de leur famille d origine ont pu puiser dans ce réseau social pour obtenir leur premier poste de conductrice alors que les circonstancielles ont plus souvent démarché directement des entreprises pour tenter de décrocher un premier emploi. Tableau n 40: Moyens utilisés par les femmes pour trouver leur premier emploi de CPL Par quel moyen avez-vous trouvé votre 1 er emploi de CPL? Voc Cir Ens Par l intermédiaire d une connaissance En démarchant directement une entreprise Par l intermédiaire d une agence d intérim En répondant à une annonce 4-4 «J ai passé une annonce Par l intermédiaire de l ANPE 2-2 Par un autre moyen Nr Total dans France Routes», «Par l AFT», «L autoécole a été contactée par un employeur» 3. Le passage par l armée à l origine des principales différences entre hommes et femmes Les principales différences entre hommes et femmes concernant la formation et l insertion dans le métier tiennent au rôle de pourvoyeur de permis qu a joué l armée pendant longtemps (graphiques 1 à ). L armée et l auto-école sont, de loin, les cadres les plus fréquemment utilisés par les hommes pour obtenir le permis de conduire des poids lourds. Ces derniers ont, beaucoup moins souvent que les femmes, eut recours aux centres de formation professionnelle, encore moins souvent à la formation scolaire 181. Dans leur très grande majorité, hommes et femmes n ont pas eu à prendre à leur charge le coût de la formation aux permis. Au financement par l armée à l occasion du service militaire, se substitue pour les femmes le recours à différents organismes financeurs et la formation gratuite délivrée par l Education Nationale dans le cadre des CAP et BEP qu elles sont beaucoup plus nombreuses à avoir préparés. 180 Sources : Enquête «Conducteurs de poids lourds 1999» de l INRETS pour les hommes, enquête par questionnaires réalisée dans le cadre de la thèse pour les femmes. 181 La majorité écrasante de garçons présents dans les classes de CAP et BEP routier ne représente, en fait, qu une infime minorité des hommes qui accèdent au métier

198 Graphique n 1 : Cadre de la formation au permis poids lourds 44% Graphique n 2 : Modes de financement de la formation au permis 71% 36% 33% 37% 27% 44% 17% 29% 28% 28% 6% Auto-école Etablissement scolaire CFP Armée Elle/Lui ou un proche Organisme institution, entreprise Armée Légende : Femmes Hommes Une fois titulaires d un permis de conduire des camions, hommes et femmes ont procédé de manière tout à fait semblable dans leurs démarches pour trouver un premier emploi, si ce n est que les hommes disposaient d un réseau de relations qu ils mobilisaient plus souvent que les femmes et démarchaient directement les entreprises moins souvent qu elles. Graphique n 3 : Moyens utilisés pour trouver un premier emploi de CPL 47% 34% 29% 37% 11% 6% 11% 8% 6% 7% 3% en démarchant entreprises via connaissance via agence intérim en répondant annonces via ANPE autre On a constaté par contre que la durée comprise entre l obtention du permis de conduire des poids lourds et l entrée dans le métier était plus longue d une année pour les hommes que pour les femmes. Cette différence dans le temps de l insertion selon le sexe est en fait liée aux circonstances dans lesquelles les hommes et les femmes ont passé le permis. La part

199 importante d hommes qui l ont obtenu pendant leur service militaire (44%), pèse sur la durée moyenne de l ensemble. Une fois revenus à la vie civile, ces derniers ont souvent tenté de s installer dans un autre métier (celui qu ils avaient appris précédemment par exemple) avant d envisager de devenir routiers. Il pouvait donc s écouler plusieurs années entre l obtention de leur permis et leur décision de faire ce métier (trois ans en moyenne). Ceux qui ont passé leur permis en dehors de l armée sont devenus conducteurs beaucoup plus vite, un an et quatre mois en moyenne après l obtention du permis C, exactement comme les femmes. Il serait intéressant de voir comment les choses ont évolué depuis la fin de la circonscription. De savoir dans quels cadres les candidats au métier choisissent aujourd hui de s y former, comment ils financent leur formation et s ils deviennent conducteurs plus rapidement. Graphique n 4 : Durée entre le permis C et le premier emploi de CPL 65% 43% 23% 20% 10% 20% 3% 13% Moins d'un an 1 à 2 ans 2 à 5 ans 5 ans et plus Durée moyenne femmes : Un an et trois mois Durée moyenne hommes : Deux ans et un mois (Armée : trois ans / Hors armée : un an et quatre mois) 4. Caractéristiques du premier poste de conductrice Dans leur premier emploi de conductrice de poids lourds, une majorité de femmes réalisait des trajets de courte distance (tableau 41). A l exception de trois femmes qui ont débuté dans le métier en travaillant pour leur propre compte, toutes les autres étaient salariées et travaillaient essentiellement dans des entreprises de transport. Elles travaillaient presque toujours à temps complet et, dans deux cas sur trois, elles étaient embauchées pour une durée indéterminée. La plupart des femmes conduisaient des ensembles articulés d un PTAC supérieur à 36 tonnes dès leur premier emploi. Les caractéristiques de ce premier poste étaient communes à l ensemble des débutantes, quelles que soient les circonstances qui les ont amenées à devenir conductrices de poids lourds et leur intérêt pour ce métier

200 Tableau n 41: Caractéristiques générales du premier poste de conductrice de poids lourds Type de poste Statut Secteur d activité Type contrat Temps de travail Voc Cir Ens Courte distance Longue distance Total Salariée Indépendante Nr Total Transport Autre secteur Nr Total Travaux publics, armée, abattoir, marchand de poissons, marchand de bois CDI CDD Intérim Autre A son compte, contrat oral, contrat de qualification Nr Total Temps plein Temps partiel Une seule aurait préféré être à temps complet Nr Total Type de PL Porteur seul Tracteur + semi Nr Total Tonnage du véhicule Moins de 19t [19t à 36t [ t et plus Nr Total La plupart des femmes ne sont pas restées dans la première entreprise qui les a recrutées. Après deux ans et demi en moyenne, elles ont changé d emploi. Mais pour un tiers d entre elles, ce premier emploi aura duré moins d un an. Celles qui ont gardé cette première place l occupent depuis beaucoup plus longtemps (huit ans en moyenne) et rien n indique qu elles envisagent de la quitter (tableau 42). Dans près d un cas sur quatre, la fin du premier emploi correspond à une cessation d activité de l entreprise ou à la fin du contrat de la conductrice. Les autres motifs du départ correspondent : - au souhait de faire des trajets plus lointains ou de conduire des véhicules de gabarits plus importants,

201 - à la recherche de conditions de travail et/ou de rémunération meilleures (moins de manutention, meilleur matériel, meilleure organisation du travail ), - à la situation personnelle de la conductrice (déménagement, problème de santé, raison familiale, envie de rouler en double avec son compagnon ), - à une insatisfaction dans les rapports avec l employeur ou les collègues. Tableau n 42: Durée du premier emploi de conductrice de poids lourds et motifs de l arrêt Durée du 1 er emploi de CPL L occupe toujours A changé depuis Pour quelle(s) raison(s) avez-vous quitté ce 1 er emploi de CPL? Moins 6 mois - 15 Liquidation, fermeture, rachat de l entreprise 10 [6 mois à 1 an[ - 11 Fin de contrat ou mission 5 [1 à 3 ans[ 2 15 Pour se mettre à son compte 2 [3 à 5 ans[ 2 12 Licenciement suite à accident 2 [5 à 10 ans[ 2 8 Licenciement SAI 1 [10 à 15 ans] 3 5 Total : Fermeture entreprise/fin contrat/changement statut 20 Nr 1 1 Pour faire des distances plus longues 6 Total Pour conduire une semi-remorque 3 Durée moyenne 8 ans 2 ans ½ Pour compléter sa formation (passer le permis EC) 1 Pour «voir autre chose, évoluer» 3 Total : Faire trajets + lointains/conduire véhicules gabarits sup. 13 Autre opportunité 3 Pas bien payé 3 Pour ne plus avoir à vider le camion 1 Perdait trop de temps à trouver les clients 1 Trop physique, matériel vétuste, horaires et conditions de livraison 1 Pour ne plus découcher (ce qui n était pas convenu dans contrat) 1 Trop dur de débuter en international 1 Employeur dans l illégalité 1 Trop de travail à assumer seule (à son compte) 1 Total : Trouver meilleures conditions de travail/rémunération 13 Pour cause de déménagement 2 Pour raison de santé 1 Pour arrêter la longue distance (raisons familiales) 2 Pour rouler en double avec compagnon 1 Total : Motifs liés à la situation personnelle 6 A cause d une mauvaise entente avec patron 3 A cause d une mauvaise entente avec collègues masculins 2 Total : Insatisfaction relations avec collègues/employeur 5 Total réponses La courte distance par défaut au début Une question permettait de savoir si les femmes auraient préféré faire un autre type de transport que celui qui leur était confié dans leur tout premier emploi de conductrice de poids lourds. Parmi les femmes qui ont obtenu un poste en longue distance dès le premier emploi, rares sont celles qui indiquent qu elles avaient une préférence pour un autre type de transport L une d elles, aurait voulu faire du transport frigorifique ou conduire un fourgon pour avoir des produits conditionnés sur palettes à manipuler. Plutôt que d évoquer les raisons pour lesquelles cela n était pas possible, elle dit qu elle s estimait déjà chanceuse d avoir obtenu cette première place de conductrice : «c était mon

202 Par contre, celles qui réalisaient des transports de courte distance sont beaucoup plus nombreuses (une sur trois) à dire qu elles auraient préféré faire autre chose. Presque toutes souhaitaient faire de la longue distance. Les autres auraient voulu conduire un autre type de véhicule ou transporter un autre type de marchandise. Pour expliquer ce décalage entre leurs attentes et les conditions de leur premier emploi, la plupart des femmes invoquent leur manque d expérience. Désavantage renforcé, selon les commentaires de certaines, par le fait d être une femme. Plusieurs en effet ont constaté les réticences des employeurs à recruter des débutants de sexe féminin. Pour d autres, l impossibilité d obtenir les conditions d emploi souhaitées tient aux caractéristiques propres à l entreprise ou au travail qui leur était confié 183. Seule une femme précise que l obstacle venait de sa situation familiale : elle souhaitait faire des transports en convoi exceptionnel mais refusait de s absenter de son domicile plusieurs jours de suite à cause de son enfant. Tableau n 43: Les préférences des femmes dans leur premier emploi de conductrice de poids lourds Type de transport au 1 er emploi CD LD Ens Auriez-vous préféré faire Oui autre type de transport? Non Total Si oui, quoi? CD LD Ens Faire distances plus longues Toutes ont obtenu un poste en LD dès l emploi suivant Conduire autre type véh./march Total «car j étais chauffeur débutant sans expérience», «en tant Pourquoi cela n était pas possible? CD LD Ens Inexpérience/réticences patrons L'entreprise ne faisait pas ça Raisons familiales 1-1 Autre Nr 3-3 Total que femme sans expérience je n ai pas eu le choix», «étant une femme, les patrons sont réticents, en plus, sans expérience c est difficile», «on ne voulait pas de femme!», «pas de femmes chauffeurs à l époque, difficile de trouver, c était pour les hommes», «des navettes pour apprendre la mise à quai c est super», «période non favorable dans ma région pour 1 ère expérience en semi», «c était mon premier emploi alors j étais déjà contente de conduire» Au total, nous avons repéré treize femmes qui ont occupé un premier poste de conductrice en courte distance «faute de mieux», le temps d accumuler un peu d expérience avant de trouver, très rapidement, dès la seconde place, un poste en longue distance conformément à leur souhait. Prenons en compte cette donnée, et abandonnons la référence au tout premier emploi de conductrice pour considérer l emploi correspondant à leurs attentes qu elles ont premier emploi alors j étais déjà contente de conduire». Une autre n a jamais quitté ce premier emploi, elle l occupe depuis sept ans. Elle aimerait faire du transport exceptionnel mais n est pas disposée à quitter sa place pour autant, d autres avantages - de bons rapports avec son dispatcheur par exemple - l incitent à rester dans l entreprise : «j ai un affréteur très sympa pour le moment, j aime ma place, pour rien au monde je ne la changerais». 183 On ne peut faire du transport de carburant en longue distance, pas plus que des trajets en lignes régulières dans une entreprise qui n a pas opté pour ce type d organisation

203 trouvé ensuite : on constate que la répartition entre les postes selon la distance en début de carrière s inverse exactement au profit de la longue distance. Tableau n 44: Type de poste occupé au premier emploi de CPL et juste après ce premier emploi Type de poste au premier emploi de conductrice Voc Cir Ens Courte distance Longue distance Total Type de poste ensuite V C Ens Courte distance Longue distance Total Le travail des conductrices au regard de leur situation familiale à leurs débuts 184 Une fois passée la «période d insertion» pendant laquelle les femmes occupaient des postes ne correspondant pas forcément à leurs attentes, une majorité d entre elles réalisait des trajets de longues distances. Dans ces postes, les femmes sans enfant et les mères de grands enfants uniquement sont largement majoritaires. Alors que les postes en courte distance étaient occupés pour moitié de femmes sans enfant et pour une autre moitié de mères ayant presque toujours la charge d au moins un jeune enfant. Ainsi, lorsque les postes de conduite impliquent de s absenter du domicile, la probabilité d y trouver des mères responsables de jeunes enfants diminue. On trouve autant de conductrices vocationnelles que de circonstancielles dans chacun des types de poste. La situation familiale des femmes parait donc plus déterminante dans le choix du type de poste que le mode d engagement. Tableau n 45: Type de poste et situation familiale des femmes en début de carrière selon le type d engagement dans le métier Type de poste en début de carrière CD LD Total Type d engagement (vocationnel/circonstanciel) V C Ens V C Ens V C Ens Sans enfant Situation familiale Avec enfant(s) Enfant(s) toujours âgé(s) de plus de 12 ans Un enfant au moins n a pas encore 12 ans Total Précision méthodologique : désormais, lorsque nous évoquons les débuts dans le métier pour l ensemble des femmes, nous ne faisons plus référence au tout premier poste de conductrice qu elles ont obtenu, mais à celui qu elles ont eu juste après et qui correspondait à leurs attentes

204 Conclusion du second chapitre Une formation financée et qui mène jusqu au permis EC La plupart des femmes n ont pas eu à payer leur formation au permis de conduire des camions. Lorsqu elles passaient par des centres de formation ou des auto-écoles, le financement venait le plus souvent d un organisme en charge de l insertion professionnelle, lorsqu elles préparaient un CAP ou un BEP routier dans un lycée professionnel, la formation était délivrée gratuitement par l Education Nationale. Au terme de leur apprentissage de la conduite des camions, qui a rarement excédé une année, presque toutes les femmes enquêtées étaient titulaires du permis EC. Sitôt leur permis validé, elles se sont mises en quête d un premier poste de conductrice de poids lourds. Une insertion rapide mais un accès progressif aux postes souhaités Pour obtenir ensuite un premier emploi de conductrice de poids lourds, les femmes ont procédé de manière personnelle en démarchant elles-mêmes les entreprises et en mobilisant leurs relations. Une majorité d entre elles décrochait ce premier emploi la même année que le permis. Il était à durée indéterminée le plus souvent mais la plupart des femmes ne l ont pas gardé. Soit parce que l entreprise a fermé, soit parce qu elles ont cherché des conditions plus favorables ailleurs, soit parce qu elles ne pouvaient pas y faire ce pourquoi elles s étaient engagées dans le métier : conduire de «gros camions» et faire des trajets lointains. Il est apparu en effet, qu un tiers des femmes occupant un premier poste en courte distance aurait préféré faire de la longue distance. D après elles, leur manque d expérience et les doutes émis par les employeurs quant à leur capacité à se débrouiller seules sur la route, expliquent qu on ne leur faisait faire que des trajets courts pour commencer. Elles pouvaient plus facilement faire valoir leurs compétences et obtenir des places répondant à leurs attentes ensuite

205 Conclusion de la quatrième partie Pour se former à la conduite de poids lourds, les hommes et les femmes ont eu recours aux auto-écoles dans des proportions équivalentes. Les conductrices sont par contre beaucoup plus souvent passées par la formation scolaire ou la formation pour adultes que les conducteurs qui sont très nombreux (près d un sur deux) a avoir obtenu leur permis durant leur service militaire. Obligatoire pour les garçons jusqu à la fin des années 1990, la circonscription est une étape importante dans les trajectoires masculines. Une fois revenus à la vie civile, ces jeunes adultes avaient la possibilité d utiliser les permis de conduire obtenus à l armée pour s insérer dans la vie active. Cette décision n était pas toujours immédiate, l intervalle de temps entre le passage des permis et l entrée dans le métier a donc été plus longue pour eux que pour les hommes et les femmes qui étaient investis dans un projet professionnel précis lorsqu ils ont entamé une formation à la conduite de poids lourds dans des auto-écoles, des centres de formations ou des lycées professionnels. Quoi qu il en soit, les conducteurs et les conductrices ont en commun d avoir très souvent bénéficié d une prise en charge de leur formation au métier et, une fois titulaires des permis, ils ont aussi procédé de manière semblable pour décrocher leur premier poste de conduite (en faisant appel à leurs relations et en démarchant directement les entreprises). Concernant les femmes, nous avons remarqué qu il existait un décalage entre les caractéristiques de leur premier emploi de conductrice et les attentes qu elles avaient alors. Ce décalage était particulièrement visible à partir des récits d insertion recueillis. Bien que titulaires du permis EC, les femmes conduisaient rarement des véhicules correspondant à leur qualification. L enquête par questionnaire mettait davantage en évidence le décalage entre les aspirations d une majorité de femmes à faire de la longue distance dès leur entrée dans le métier et le type de déplacement qu elles faisaient réellement. Elles y parvenaient en général, après un «passage obligé» par la courte distance. Selon nous, l accès progressif des femmes aux postes souhaités et la période de «test» qu elles subissent ne relève pas d un traitement particulier qui leur serait réservé

206 Traditionnellement, les jeunes conducteurs connaissent aussi une période pendant laquelle ils doivent prouver leur compétence à utiliser correctement les engins qui leur sont confiés. Cette période leur permet de rassurer les employeurs en montrant qu ils sont fiables, n ont pas des comportements inadaptés qui pourraient être préjudiciables (usage d alcool ou de stupéfiants, vitesses excessives) et savent faire preuve de sociabilité pour communiquer avec différents interlocuteurs, y compris les autres chauffeurs de l entreprise. Les débutants commencent donc généralement par conduire des «petits camions» et trouvent rarement dès le début un poste qui comble leurs aspirations. Il semble par contre y avoir une différence dans le crédit que les employeurs accordent aux candidat(e)s ainsi que dans les modalités d intégration des débutant(e)s. Les employeurs partant du principe que les femmes n ont pas les compétences requises pour exercer ce métier, il y a une suspicion quant à leurs capacités à piloter correctement des véhicules de gabarits importants et à s intégrer au groupe de travail. Aussi doivent-elles apporter la preuve qu elles sont capables de faire ce travail, tandis que les jeunes débutants masculins pourront être guidés, conseillés, et initiés dans une sorte de compagnonnage le temps qu ils fassent leurs preuves. Par contre, on accordera volontiers aux femmes d autres qualités - toutes aussi innées que le seraient pour les hommes une aisance dans la conduite et des dispositions pour la mécanique - on supposera, par exemple, qu elles seront plus prudentes et plus sérieuses sur la route, plus soigneuses avec le matériel et plus sociables et avenantes avec les clients

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208 CINQUIEME PARTIE : Cheminements professionnels et familiaux Cette dernière partie vise à rendre compte des trajectoires que les femmes ont connues, une fois engagées dans le métier de conducteur routier. Dans un premier chapitre, les expériences diverses dont les femmes ont témoignées lors des entretiens seront restituées sous la forme de portraits. Cette méthode permet de rendre visibles certains éléments significatifs de leur parcours tels que les différentes situations de travail rencontrées (à travers la succession des entreprises fréquentées, le contenu des tâches accomplies, la qualité des relations de travail ), les motifs à l origine des changements opérés (changement d entreprise, de qualification, voire de métier), mais aussi des informations beaucoup plus personnelles telles que la chronologie des événements familiaux (mise en couple, naissance des enfants, séparation ) ou encore la répartition des tâches au sein du couple. Les données recueillies par questionnaires auprès d un plus grand nombre de femmes participent aussi de la description et de la compréhension des trajectoires féminines dans le métier de conducteur routier. Ces informations seront mobilisées dans un second chapitre afin de réinterroger les comportements mis en lumière dans les récits de vie, d évaluer leur poids sur les carrières des femmes et de repérer les aspects du métier qu elles valorisent et ceux qui paraissent plus difficiles ou plus contraignants

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210 Chapitre 1 : Renoncer, changer, inventer, préférer Parmi les femmes que nous avons interviewées, une seule a fait une carrière «complète» de conductrice. Pour toutes les autres, cette activité s inscrit dans une trajectoire en comprenant d autres : d autres emplois, des périodes pendant lesquelles elles se sont formées à d autres métiers ou se sont occupées de l éducation de leur(s) enfant(s). Après avoir cessé d exercer ce métier - pour une courte période ou plus durablement certaines y sont revenues. D autres ont interrompu définitivement leur carrière. L arrêt était parfois volontaire, parfois contraint, les raisons diverses, tout comme la manière dont les femmes ont perçu ces changements et la tournure qu a pris leur vie ensuite. L objet de ce chapitre n est pas de restituer l ensemble des carrières, il s agit plutôt de mettre en évidence les éléments qui ont compté dans les trajectoires des conductrices en procédant par rapprochement et opposition tout en soulignant les dimensions qui peuvent être transversales à l ensemble des parcours. La dimension familiale par exemple occupe une place importance dans le corpus. Nombreuses sont les femmes qui ont mis l accent sur la manière dont le déroulement d événements familiaux plus ou moins anticipés ont jalonné, influencé, et finalement orienté leur parcours. Mais d autres dimensions entrent en jeu. Elles sont liées à leur histoire personnelle, histoire qui a façonné leur rapport au métier. Un métier qui peut s exercer selon des modalités qu elles distinguent toujours, opposent parfois : «j ai toujours fait des déplacements, je ne conçois pas le métier autrement» (Alexandra), «j ai arrêté quand on ne pouvait plus faire de longs trajets, c était trop frustrant» (Catherine), «je ne me vois pas passer une semaine dans mon camion» (Valérie), «faire la route c est pas mon truc» (Hélène). Un métier qui présente des propriétés que les femmes ont peu de chances d expérimenter dans d autres emplois. Ainsi leur rapport à ce métier se manifeste aussi dans leurs hésitations à le quitter et leurs difficultés à envisager une reconversion. «Quel autre métier va me permettre tout ça?» se demande Alexandra au moment d envisager son avenir professionnel

211 Considérant que le passé se raconte toujours à l aune du présent, lequel empiète déjà sur l avenir, nous avons traité les témoignages des femmes au regard de la perception qu elles avaient de leur situation au moment de l entretien, du bilan qu elles faisaient des événements antérieurs et des perspectives qu elles avaient pour le futur. Trois premiers ensembles de portraits présentent les parcours de femmes qui ont en commun d avoir toujours voulu devenir conductrices de poids lourds. Les unes ont pu concrétiser ce projet rapidement. Elles étaient alors célibataires et sans enfant et ont choisi de faire de la longue distance. Une dizaine d années plus tard, elles ont commencé à construire une vie de famille et ont cessé d être conductrices - seul métier qu elles avaient exercé jusque là - et ont pris des orientations différentes. Leurs témoignages montrent différentes manières d appréhender un futur après des années de vie plutôt nomade lorsque se pose la question de la reconversion (A). Les autres ont accédé au métier de leur choix bien plus tard, après avoir travaillé et élevé leurs enfants. Leur but enfin atteint, elles souhaitent pouvoir exercer durablement cette activité et partagent une perception du métier marquée par ce qu elles ont connu antérieurement (B). Toutes se sont tournées vers la longue distance. Il est pourtant des femmes qui ne sont pas sensibles au mode de vie et aux conditions de travail des grands routiers. On verra à quels aspects elles sont rétives et pourquoi les trajets quotidiens ont leur préférence (C). On s intéressera ensuite, à travers les trois derniers portraits (D), aux parcours de femmes qui ont en commun d avoir décidé de devenir conductrices de poids lourds pour d autres raisons qu un vif intérêt pour ce métier. Leurs trajectoires sont plus diversifiées que celles des femmes qui sont venues au métier sur un mode «vocationnel». Tant du point de vue des temporalités d accès au métier que de leur situation familiale et des raisons qui les ont amenées à arrêter. Mais elles ont en commun de considérer l exercice de ce métier comme une expérience unique qui leur a permis de découvrir un milieu professionnel, une pratique, un style de vie qu elles n auraient pu connaitre autrement

212 A. Quelle vie après des années de vie nomade? Les trois femmes de ce premier groupe ont en commun d avoir exercé pendant une dizaine d années le métier qu elles avaient choisi dès leur enfance : grand routier. Alexandra et Suzanne ont cessé de le faire à la naissance de leur premier enfant, Corinne a pris cette décision en se mettant en couple. Ainsi, l interruption de la carrière de ces trois femmes correspond à une évolution de leur situation familiale mais chacune a trouvé une issue différente à ce changement. 1. Alexandra, une transition difficile : «Quel autre métier va me permettre tout ça?» Résumé du parcours d Alexandra Entre sa sortie du Lycée professionnel en 1989, son CAP «conducteur routier» en poche, et sa première «vraie mission» vers l Est de la France au volant d un semi remorque frigorifique, Alexandra aura dû faire ses preuves à bord de petits camions sur des petites tournées pendant neuf mois dans deux entreprises. Une fois «lâchée», elle ne connaîtra plus que les grands voyages. Début 1990, elle rencontre son compagnon, chauffeur dans la même entreprise. Ils prennent ensemble un appartement mais ne font guère que se croiser. Ils décident de chercher une entreprise pour travailler en double équipage et roulent ensemble pendant quatre ans. Un désaccord concernant le remboursement de leurs frais de déplacement marque le début d une dégradation de leurs rapports avec l entreprise qui manœuvre pour se débarrasser du couple : mises à pied, changement de coéquipier, mauvais boulot et parvient à licencier son compagnon. Alexandra déclenche une procédure judiciaire et se fait élire comme déléguée du personnel et secrétaire du comité d entreprise. Accaparée par son travail, ses responsabilités syndicales et le litige avec l entreprise, elle prend à peine le temps de rentrer chez elle. Son compagnon lui fait part de son souhait de fonder une famille et lui demande de mettre un terme au combat qu elle mène contre cette entreprise. Alexandra ne partage pas ce désir d enfant et trouve la parade en formulant des promesses qu elle renouvelle régulièrement. En 1999, contre compensation financière, elle accepte de partir avec un licenciement pour faute. Elle reste six mois au chômage pour «faire le point et profiter un peu de mon compagnon» et remplace un enseignant dans un lycée professionnel pour les cours de conduite et de code. Puis, elle retrouve une place de conductrice internationale chez un transporteur de la région. Elle conduit une benne céréalière et fait de l Italie. Après trois mois d essai, elle est embauchée et on lui attribue un camion neuf. Le travail lui plait, elle est bien payée, les rapports sont sains bref, elle «mange [son] pain blanc» et tombe enceinte. Certes, elle avait fini par accepter de faire un enfant mais ne l attendait pas si vite. Elle comptait profiter à plein de la vie sur les routes pendant au moins une année encore, du coup, elle accepte difficilement de devoir quitter cette place. Le passage à une vie sédentaire n en est que plus difficile et, à ce changement de vie brutal, s ajoutent des inquiétudes quant à son futur rôle de mère dans lequel elle ne s était jamais réellement projetée. Une chose est sûre : elle repartira aussitôt après la naissance. L enfant là, Alexandra ne se résout pas à reprendre la route. Elle reste à la maison. Son mari change d entreprise pour rentrer tous les soirs et prendre sa part de responsabilités dans le rôle parental

213 En 2003, Alexandra commence une formation financée par l ANPE pour passer un Bac professionnel Exploitation. Son projet est de poursuivre avec un BTS et de trouver une place comme agent d exploitation. Mais elle échoue à l examen et, en 2005, attend un deuxième enfant. Au moment de l entretien, Alexandra est en congé parental depuis six ans. Son deuxième enfant a quatorze mois et elle n envisage plus de reprendre son métier de conductrice. Avec la maternité, ses positions sur ce sujet ont évolué. La naissance des deux garçons a changé la donne. Pour autant, elle ne se voit pas rester à la maison en permanence, cette situation lui pèse déjà beaucoup. Elle souffre d un certain isolement, toutes ses activités tournant autour de la maison et des enfants. Si elle a renoncé à son métier de conductrice, ses projets restent axés sur le transport, seul domaine qu elle connaisse, mais elle pressent déjà des difficultés à supporter les conditions d un emploi sédentaire Un attachement très fort à un mode de vie particulier «tout le monde ne vit pas ça» La manière dont Alexandra évoque son métier tel qu elle l a vécu durant douze ans, fait une large place à ce qu elle considère comme «les bons côtés du métier». Les difficultés, les inconvénients sont évoqués «j ai eu des galères», parfois décrits, mais les aspects positifs l emportent largement. On pourrait reprocher au récit d Alexandra - parce que traversé par la nostalgie et teinté de regrets - de ne livrer qu une vision déformée de la réalité. Mais selon nous, cette vision est la traduction fidèle de son rapport au métier. Alexandra, comme les autres routiers a connu tout ce que le métier comporte de désagréments (pannes, attentes, longues périodes de conduite à lutter contre le sommeil, personnels peu coopérants ) et comme eux, elle a fait avec. Mais sa satisfaction dans ce métier tient à sa capacité à en faire abstraction, autant que possible, pour tirer profit des autres aspects du métier, ceux qu elle valorise le plus et qui l emportent sur les inconvénients : pouvoir être seule ou aller à la rencontre des autres au gré des envies et des besoins ; ne pas vivre au même rythme que les autres ; saisir les occasions qui se présentent au gré des lieux traversés, des rencontres et des circonstances pour apprécier un paysage, faire une coupure dans un cadre agréable ; faire la fête avec des collègues lorsque le camion est «bloqué» autant de choses imprévisibles et qui prennent une valeur particulière dès lors qu elles se présentent dans le cadre même du travail. Les dimensions du métier valorisées par Alexandra «Moi ce que j aime c est partir. On me dit : Tu vas à Marseille et puis quand je suis à Marseille, ben tu remontes en Hollande, l aventure quoi, c était ce qui me plaisait dans le métier. Et le fait que quand on se réveille, on se réveille toujours avec un paysage nouveau, des têtes nouvelles, ça c est le côté que je trouve sympa. Le fait aussi de pouvoir choisir quand on a envie de parler et quand on a envie de s isoler. On n est pas contraint à converser avec des collègues qui sont à côtés de vous de fait, par le travail. Les relations avec l employeur c est même pas une fois par jour, quand il vous donne un ordre ou se renseigne si vous êtes arrivé. Et puis quand on a envie de converser, s arrêter dans un restau, causer avec des gars parce que j étais pas sauvage non plus. ( ) Je me suis toujours émerveillée des choses que je pouvais voir et que des fois, les gens passent sans voir. Et le

214 métier de routier est formidable pour ça, formidable. Des petits coins, manger à côté d une petite rivière, tu manges dehors, tu pique-niques quoi. Les gens ils peuvent pas, ils sont speedés par le boulot, moi je mange là. Même si c est un petit truc vite fait ½ h, ¾ h mais quel cadre! Ça repose quoi, ça évacue le stress, tu repars t es de bonne humeur. Et j ai peut-être un côté très positif du métier de la route à cause de ça. Même si j ai eu des galères, ne serait-ce qu avec mon employeur j ai crevé aussi sur la route ( ) les galères chez les clients à vous faire poireauter, des palettes à tirer à te dire : mais pourquoi je suis là, mais je suis conne! Ou des nuits où c était dur, où on n arrivait plus, on se dit : c est pas vrai, qu est ce que je fous là, pourquoi j ai fait ce métier là? Bien sûr. Mais c est comme tout métier et après, quand tu te réveilles dans un endroit sympa Peu souvent mais ça m est arrivé de voir des biches. C est beau. Tu te réveilles le matin : super une biche! C est pas tout le monde qui peut voir ça de de son lit. C est des moments que je vivrais plus mais que je garde bien en souvenir. Et les moments de fête aussi avec les copains. J en ai fait des fêtes sur la route parce que quand on est bloqué moi, bloquée le 14 juillet ou à Noël, je me faisais pas chier dans mon camion toute seule. J essayais de trouver un restau qui était ouvert et si je sympathisais avec les gars, on allait en boite on prend un taxi, on va en boite. Et ça, c est génial, tout le monde ne vit pas ça. C est pas du quotidien, ça me plaisait, les galères, les bons moments, les collègues sur la route» Propulsée dans un monde inconnu : la maternité et la vie sédentaire Au début de leur union, Alexandra et son compagnon ont des aspirations communes. Ils partagent leur goût pour ce métier, roulent «en double» pendant plusieurs années, ne veulent pas avoir d attaches et ne prévoient pas de fonder une famille avant longtemps. «J ai pas voulu des enfants de bonne heure, parce que je voulais m éclater dans le métier, je savais que le jour où j aurais des enfants, ce serait fini». Son compagnon est le premier à manifester un désir d enfant. Désir qui ira grandissant alors qu Alexandra ne cesse de reporter le projet à plus tard. Après douze années passées sur les routes dont la moitié en litige avec son employeur, elle finit par se résoudre à l idée d avoir un enfant et d interrompre sa carrière de conductrice. Mais elle vient tout juste d obtenir un nouveau poste, avec des conditions de travail satisfaisantes cette fois, et se trouve enceinte beaucoup plus tôt que ce qu elle avait programmé, la rupture n en sera que plus douloureuse. «Je voulais pas d enfant moi. Pour pas arrêter mon métier. Et J., au début qu on s est connus, n en voulait pas non plus. Donc, ça tombait bien! Et au fur et à mesure du temps il a changé d avis. Moi j étais pas très gosse. Et ça faisait quand même cinq ans qu il me réclamait un enfant, je lui disais oui, dans deux ansˮ. Et puis je repoussais l échéance tout le temps en fait. Jusqu au jour où il m a mis au pied du mur. ( ) Et puis moi je pensais que ça prendrait un peu de temps. Et quand j ai su que j étais enceinte, j ai fait une tête, j ai dit : non, c est pas possible, pas tout de suite, pourquoi moi? Y en a tant qui veulent des enfants tout de suite, moi je veux bien attendre six mois, un an, deux ans. Ils venaient de m embaucher, je faisais l Italie, j étais tranquille, j avais un camion neuf, un MANN 410, boite automatique, enfin le pied quoi! Super grande cabine, que je pouvais en loger des trucs dedans. Enfin bon, j avais jamais eu ça en dix ans de transport, j étais heureuse. Bien payée, de super relations vraiment saines, une boîte où ça gueulait jamais. Et puis je leur annonce que je suis enceinte, qu il va falloir que j arrête. Je voulais pas m arrêter mais comme les bennes céréalières, faut grimper, faut débâcher, faut monter dedans des fois pour étaler enfin bon y a une certaine gymnastique qu il faut faire, qui est pas forcément compatible avec la grossesse donc j ai été arrêtée. J ai pleuré quand je suis partie. Et l employeur m a dit Ecoutez Alexandra, dans dix ans, vous serez certainement plus fière d avoir un enfant au bout de votre main que d avoir à dire : j ai dix

215 ans d ancienneté chez T. Mais c est vrai que je regrette de ne pas avoir vécu chez eux un peu plus longtemps. Manger mon pain blanc, profiter de mon camion. Je l aurais mieux vécu si j avais été dans une entreprise pourrie. Même si j aime mon métier, je serais partie moins déçue et j aurais peut être accueilli l enfant mieux. Parce que, même si je m y attendais, qu on s était mis d accord ça devait pas être aussi vite. Pour moi c était pas possible, pas possible». L arrivée de cet enfant se conjugue à un changement de vie radical auquel Alexandra dit ne pas avoir été préparée. L écart entre sa vie de «nomade» et sa vie de mère lui semble démesuré. Les activités qu elle doit assumer «le ménage, le repassage, la bouffe», la contraignent dans un espace restreint et, toutes, sont tournées vers l enfant. Elle se trouve incompétente et reconnaît aux autres femmes au foyer des qualités dont elle se sent dépourvue. «C est vrai que sur le coup, je l ai mal vécu. Passer comme ça du genre nomade où vous êtes même pas six mois de l année dans votre maison, à du jour au lendemain, être tous les jours à la maison, enceinte puis à vous dire : qu est ce qui va m arriver? Parce que les gosses, c est pas mon truc, je me suis jamais posée de questions là-dessus enfin bon. Et je l ai très mal vécu quoi, je pétais un plomb. Ça m a bouffé la vie. Puis je disais : je vais accoucher et c est pas grave, je vais repartir. Puis après y a quand même le lien qui se crée et tout ça bon Passer du jour au lendemain de la route à sédentaire avec un môme sans pour autant être de la partie. L avoir désiré oui mais sans un grand, grand désir. Toutes les questions, comment je vais faire?ˮ. Ma maison était toujours en bordel, même aujourd hui, c est pas une maison de ménagère où tout est bien rangé à sa place. Moi j admire ça mais moi, je ne saurais pas faire. Je l ai reconnu, je ne suis pas faite pour ça. Gérer, faire ce qu une femme traditionnelle fait, des vraies mères au foyer j ai de l admiration pour elles parce que c est du boulot. C est vrai, je m en aperçois, c est du boulot, et puis c est crevant et puis c est 7j/7, 24h/24, 365 jours par an.» Après six années en congé parental et un deuxième enfant, Alexandra continue de vivre sa situation sur un mode contrarié. Elle trouve son univers de plus en plus limité, d autant plus que la fréquentation des autres mères la rebute. Heureusement, elle peut compter sur son conjoint qui s investit concrètement dans les activités domestiques et éducatives dès qu il le peut, ce qui lui permet de s octroyer des moments «pour elle». Dès que son compagnon est disponible, elle le laisse prendre le relais et admet que son attitude très conciliante lui permet de tenir son rôle. «Le gosse, si il est malade la nuit, c est vrai que c est souvent la mère qui s en charge, que moi, je demande à J., c est lui qui se lève. Si il n est pas là, je me lève. Mais quand il est là, quand il est en vacances, je lui transmets totalement tiens les gossesˮ voilà. Et puis moi, je fais autre chose. Je vais bricoler sur mon ordinateur ou alors, à la limite, je vais faire des courses, des choses comme ça, mais seule. Un peu de temps pour moi. Pas que ça tourne qu autour des gosses : l école, les mégères qui sont pas forcément de bonne compagnie, enfin que je ne côtoie pas. Moi je reste que dans un univers d enfants. Y en a qui savent faire, moi je sais pas. Et c est vrai que j ai quelqu un quand même de super à ce niveau là, il s en occupe très bien. Encore heureux. Sinon, c est vrai que je saurais pas tenir, je retrouverais mes potes. Je n aurais pas supporté. J en aurais fait qu un d ailleurs.»

216 1. 3 Un avenir professionnel difficile à envisager : «il faut couper le cordon» Alexandra envisage difficilement son avenir professionnel. Elle ne conçoit pas l exercice du métier de conducteur autrement qu en longue distance. Elle pourrait, «en dernier recours», faire des trajets quotidiens comme son conjoint mais évoque des problèmes d organisation pour la garde des enfants compte tenu des horaires de début de journée souvent très matinaux dans ce type de travail. Obstacle auquel s ajoutent les principaux inconvénients qu elle associe à ce type de travail : de longues journées pour une faible rémunération, des contacts fréquents avec l entreprise et les collègues et surtout, les petits parcours. Par ailleurs, elle doute de pouvoir s en tenir là, pense qu elle serait trop tentée de reprendre la route, la vraie. Celle qui ne dit pas sa destination et tout ce qui peut se passer pendant le voyage. «Il faut couper le cordon» dit-elle. Avec la route, pour passer à autre chose ou avec ses enfants pour pouvoir la reprendre? L ambiguïté de la formule traduit bien le «dilemme» d Alexandra. Vous avez pensé à rentrer tous les soirs? «En dernier recours, oui. Bon y aurait une gestion C est un peu chiant, quand il faut mettre les gosses à la nounou, à 4h du matin mais ça se fait, y en a qui le font qui reprennent la route après. C est un choix, elles savent le faire, je ne juge pas, tant mieux pour elles moi j ai un dilemme. Personnellement, c est compliqué. J aimerais, mais j ai peur de laisser mes enfants. Je suis très controversée sur ce truc là. Pour leur confort, j ai pas envie de le faire. ( ) Je pouvais rentrer chez eux [l entreprise de son conjoint]. Je me suis dit : je vais péter un câble, c est trop monotone, et puis ça me donnera quand même l envie de repartir, je vais pas savoir tenir. Toutes mes places, je suis toujours partie en déplacement parce que partir pour la journée commencer à 5h le matin, revenir le soir à 19h, 20h pour gagner des clopinettes ça m intéresse pas. La journée ça va pas, je vais tenir trois mois et c est pas mon truc quoi. Il faut couper le cordon comme on dit. C est soit repartir sur la route et être l esprit libre et tranquille sans me tirailler et me dire : zut, j abandonne mes enfants. Ou alors je reste là et je me dis : c est vrai que j ai quand même vécu dans le transport, je me suis bien marrée pendant douze ans, donc je peux consacrer un peu de temps à mon conjoint et à mes enfants C est pas facile. On a des choix à faire dans la vie qui sont pas faciles parce qu on est tiraillé des deux côtés : et la passion et l amour. C est comme de choisir entre deux amours. Je trouve que c est pareil. On est amoureuse de ce métier quoi et c est difficile Je retravaillerai va falloir que je passe à autre chose. Et il va me falloir quelque chose qui bouge quand même.» La possibilité de faire du transport de voyageurs est totalement exclue. Sa conduite «sportive» et «masculine» s adapte aux marchandises qu elle transporte, pas aux exigences légitimes d usagers qui seraient «malmenés», ou pourraient se retrouver «la gueule à terre» s ils se montraient trop envahissants. Un travail sédentaire n est encore concevable que s il a trait au transport. Idéalement, il faudrait qu elle puisse s occuper «seule» de la partie affrètement d une petite entreprise, sans être limitée à cette tâche de sorte qu il reste de la place pour «l inattendu» et la conduite. Côtoyer quotidiennement les mêmes personnes dans un espace clos et composer avec leur personnalité participe de l inquiétude d Alexandra quant

217 à son avenir professionnel. A plus forte raison s il s agit de femmes car, si les règles du «jeu» avec les hommes n ont plus de secret pour elle, les préoccupations qu elle prête aux femmes sont loin d éveiller son intérêt. Et pour le moment, elle ne prédit qu une seule attitude en réaction à tant de frustration : la violence. «Qu est ce que je vais faire? Je me retrouve comme une gamine de quatorze ans à qui on dit en sortant de 3 ème : Tu vas faire quoi de ta vie? et qu elle n a pas décidé. Avant, je ne m étais jamais posé cette question là. Je me la pose à trente cinq ans. À part conduire un camion Qu est ce que je vais faire, dans quoi je vais me diriger? Travailler avec du monde dans une pièce, tout le temps les mêmes têtes je sais pas. Les gonzesses, va pas falloir qu elles me gonflent avec leur mini jupe ou leur mascara qui va pas parce que ça va me j ai toujours préféré être dans un milieu d hommes, c est plus franc, c est plus direct. Certes, des fois un peu lourd, mais bon, ça fait partie du jeu. Et les transports en commun? Non (rires). Les pauvres gens, ils seraient malmenés. J ai une conduite assez sportive je suis féminine physiquement mais j ai beaucoup de comportements masculins. Le fait du métier, des choses que j aime et aussi de la conduite. Je me suis calmée mais j ai pas une conduite qu on appelle douce, calme, posée comme sont sensées avoir les femmes. Je ne suis pas du tout ça. Donc dans les ronds-points et tout ça, les gens seraient très malmenés. Et puis si y a des mômes qui me font chier, un coup de patin, ils virent la gueule à terre (rires). C est pas du tout mon truc, non, j y ai jamais pensé. Hors de question. Même les voyages organisés et tout ça. Eventuellement, une petite entreprise qui chercherait quelqu un au niveau affrètement. Faudrait qu ils fassent un peu de tout, parce que c est pareil, faire qu un même boulot, que de l affrètement, ça ne m intéresse pas. Il faut que ça bouge, qu il y ait un dynamisme. De temps en temps, aller chercher le camion quelque part. L inattendu, c est pas prévu, tu pars un boulot comme ça, avec une seule personne, ça irait. Quinze personnes autour de moi, faire toujours le même travail je tiendrais pas longtemps. Déjà, j en claquerais plus d un, je le collerais au mur. Et ça me fait peur pour mon évolution professionnelle. J arrivais à gérer ça dans mon camion. Le mec, il est con une heure, après je m en fous, je me suis cassée. Il continuera à mener sa vie de con et puis c est tout, et moi, je vais encore m épanouir ou faire la fête avec les potes et voilà, donc ça passait. Mais quand c est quotidiennement, tous les jours qu on se paye une tête de con, je saurais pas le gérer, je vais le claquer au mur avant quoi». Pour le moment, la situation d Alexandra parait inextricable. Elle ne trouve pas dans la maternité et la vie au foyer les satisfactions nécessaires à son épanouissement. Une activité professionnelle pourrait lui permettre de développer ses possibilités et ses qualités dans un autre champ d action mais il semble qu aucun projet n aura de chance d aboutir tant qu il sera évalué à l aune de son expérience de conductrice internationale. «Ça m a apporté tellement de choses ce métier. Des ouvertures d esprit au niveau des gens que j ai rencontrés. Des gens intéressants qui vous apprennent des choses de la vie. Ce métier là m a permis ça. On a une telle diversité de contacts. Et quand on sait discuter avec les gens, on apprend plein de choses. Quel autre métier me donnera ces possibilités là? J en vois pas. Et c est peut-être pour ça que j en ai la nostalgie parce que je dirais que je stagne, aujourd hui. Il faut que j arrive à m épanouir dans quelque chose qui m apporte on verra bien»

218 2. Corinne, l équilibre trouvé : «le beurre et l argent du beurre» Tout comme Alexandra, Corinne pensait avoir fait une croix sur sa vie de conductrice de poids lourds en fondant une famille. Mais après des années d inactivité, elle a repris son ancien métier. Son récit est beaucoup moins centré sur la première partie de sa carrière comme conductrice internationale que celui d Alexandra et, satisfaite de la tournure qu a pris sa vie ensuite, son discours n est pas teinté de nostalgie. Une interruption anticipée : «Il fallait que je change de chemin» Dès l enfance, Corinne se sent attirée par tout ce qui appelle au voyage, au déplacement. Après son CAP Conducteur Routier, elle n a pas de mal à trouver un premier emploi de conductrice mais devra faire ses preuves pendant presque un an sur des véhicules de petit tonnage avant de se voir confier un poids lourds et une tournée régionale. Après trois ans dans la même entreprise, n y voyant pas de possibilité de «passer des frontières», elle cherche une place ailleurs. Durant six ans, Corinne n a d autre horizon que la route. A peine s arrête-elle chez ses parents, «j habitais chez mes parents mais j habitais nulle part. Ma mère, elle venait sur l autoroute, elle me donnait mon linge propre, je lui donnais mon linge sale». Elle aime cette vie, mais commence aussi à penser à sa vie de femme. Elle souhaite fonder une famille et envisage d arrêter la route. Cette décision va être précipitée par deux événements simultanés : la rencontre de son futur mari et le traumatisme causé par un accident au volant de son camion. «Déjà, avant l accident, y avait déjà un truc que je me disais. J avais des angoisses par moment, parce que je me disais que la vie que je menais c était hyper bien, ça me plaisait, je m éclatais, vraiment j étais dans mon truc. Mais, je me disais : comment je ferais à quarante ans, sans mari, sans enfant? Je m étais dit que je finirais mal si jamais je restais comme ça, qu il fallait que je change de chemin. Et en fait, l accident que j ai eu, ça a un peu précipité les choses et ça m a fait changer de chemin» Emplois sédentaires et vie au foyer : «cette vie là ne me plaisait pas» Corinne a un premier enfant, travaille de petits boulots mais ne trouve rien qui lui convienne. Elle se soumet difficilement aux règles dans les divers emplois qu elle occupe et petit à petit se replie sur la sphère familiale. A la naissance de sa troisième fille elle cesse complètement de travailler mais n apprécie pas cette vie de mère au foyer. Elle se promet de retravailler dès que ses filles seront plus grandes tout en se persuadant qu elle a fait «le bon choix». «J ai eu trois filles. Mais cette vie là ne me plaisait pas. ( ) je m étais pris un boulot sédentaire, un truc le truc de Monsieur et Madame Toutlemonde. Faut bien gagner sa vie hein. Mais c était pas mon truc. J ai travaillé à [un grand magasin]. Alors t avais les chefs, les directeurs, ils se cachaient derrière les casiers pour te surveiller. De toute façon, un boulot comme ça où tu te retrouves espionnée comme ça, c est même pas la peine. Et puis j avais du mal d être tout le temps avec plein de monde, moi j ai du mal, je le supporte mal. C est pas que je suis pas sociable mais j aime bien être avec du monde mais à mes heures. J étais enfermée, j étais avec plein de monde, je déprimais hein, j ai carrément déprimé. Ça n allait pas du tout. Mais bon. Je me disais que c était comme ça. Ça a duré très longtemps, j ai été mal pendant très longtemps. Mais je savais malgré tout que ma décision, c était la bonne. C est ça qui m a fait un peu tenir quand même, je savais que j avais fait le bon choix mais bon, fallait que je l accepte malgré tout. Puis pendant sept ans, j ai pas travaillé du tout»

219 Sa fille aînée à douze ans lorsque Corinne décide de reprendre une activité. Elle n a alors, pas la moindre idée de ce qu elle pourrait faire et profite d un stage d évaluation proposé par l ANPE pour faire le point sur ses compétences. Cette période est difficile, Corinne réalise à quel point la vie à la maison l a fragilisée. Les sept dernières années passées à se consacrer exclusivement à sa famille, ont largement altéré l image qu elle porte sur elle-même. «Et j ai voulu retourner travailler mais j avais pas du tout pensé aux camions, pour moi, c était fini les camions. J avais vraiment zappé le truc. Et je me disais : qu est ce que je vais faire comme boulot? T as été pendant sept ans chez toi, à faire la vaisselle, à faire les lits, à faire le ménage, à faire les courses, t es complètement déconnectée de la réalité, t as plus confiance en toi, tu te dis que tu peux plus rien faire, et là, c est très dur. Puis après, je regardais les camions passer et je me disais quand même mais j avais peur, je disais que c était trop grand Alors je me faisais la morale, je me disais : mais n importe quoi! Tu l as fait avant, t étais super à l aise dedans, alors c est trop grand, c est n importe quoi! Mais ça a été un combat intérieur quand même, ça a été une lutte. Mais pour dire à quel point tu peux être tu peux être cassée de rester chez toi, sans travailler. Ça c est terrible.» 2. 2 Le retour à l activité et au métier : ajuster le temps du travail aux temps de la famille pour «arriver à fournir partout» Corinne se heurte à la réprobation de son conjoint ainsi qu à celle de sa mère, tous deux s opposant à sa décision de reprendre son métier. Aussi, elle compense les conséquences de ce choix par un investissement et une attention redoublée aux besoins de la famille 185. Elle quitte plusieurs places à cause des horaires inadaptés (travail le week-end, en soirée) et parce qu elle veut éviter les remontrances de son mari. Elle sait, en outre, qu elle ne peut pas compter sur sa participation aux activités domestiques. Puis, un collègue informe Corinne de la mise en place d une tournée régulière dans son entreprise. Elle est recrutée et occupe cette place depuis six ans au moment de l entretien 186. Corinne dit avoir trouvé un bon équilibre. Elle travaille tout en continuant d assumer son rôle de mère et d épouse et espère pouvoir continuer ainsi le plus longtemps possible. Si elle devait perdre sa place, elle ne continuerait de faire ce métier qu à condition de trouver une place équivalente, «une autre planque», comme elle dit. «Quand j avais voulu reprendre le boulot, ma mère m avait culpabilisée. Elle m avait dit quand on fait des enfants, c est pour rester avec eux. Elle ne voulait pas que je retourne travailler, ça ne lui plaisait pas du tout. Je m étais un petit peu fâchée avec elle. Je lui faisais la tête. Je trouvais que 185 Christine Menesson a relevé ce réflexe chez des femmes qui ont la sensation de transgresser les normes de genre. Voir C. MENESSON, «Les femmes guides de haute montagne : mode d engagement et rapport au métier», Travail Genre et Sociétés, n 13, 2005, p Ainsi que : Des femmes au monde des hommes. La construction de l identité des femmes investies dans un sport «masculin» : étude comparée du football, des boxes poings-pieds et de l haltérophilie, Thèse de doctorat en sociologie, Université Paris V, Une observation du travail de Corinne dans cette entreprise a été réalisée, la restitution de cette observation figure dans la seconde partie de la thèse

220 c était pas juste. Je lui avais dit : à partir du moment où je pars le matin, je rentre le soir, je voyais pas le si j avais été à l usine, ça aurait été pareil. ( ) Et mon mari, ça lui plaisait pas, parce que je travaillais trop en fait, j avais le temps de rien. Mais après, ils m ont proposé de m embaucher. Et là, j ai pas voulu. Parce qu après c était la rentrée des classes et je me sentais pas capable de faire des heures comme ça et de m occuper de la maison, c était impossible. J aurais pas tenu, je pouvais pas, pour moi c est pas une vie, enfin c est plus une vie. Et puis plus tard ils ont organisé une tournée régulière avec quelqu un d attitré dessus alors ils m ont rappelée et là c était bon tu vois, finalement moi je suis un petit peu arrivée à avoir le beurre et l argent du beurre. J arrive à fournir partout, ça c est important. J ai pas quelqu un qui vient faire le ménage, c est moi qui fait tout, ça c est important. Je trouve que j ai beaucoup de choses à faire mais, si moi je le fais pas, y a personne qui va le faire à ma place. Mon mari, il m aide pas. C est un homme, tu te rends compte, il travaille, il peut pas.» Un rapport au métier qui évolue au cours de la vie : «Je me suis fait plaisir au moment où il fallait» A la différence d Alexandra qui conçoit difficilement de ne faire que des petits trajets en camion, Corinne a opéré ce passage aisément. Avec le temps, ses attentes et ses envies ont évolué, parcourir les routes ne la fait plus rêver. Elle a connu cela étant jeune, mais désormais, ses motivations sont ailleurs. De sorte que ce travail régulier, voire routinier, parfois monotone qu elle aurait rejeté en bloc à dix-huit ans lui convient parfaitement à presque quarante, il lui permet d assumer sa part de travail à la maison tout en évoluant en dehors de ses murs. De plus, elle retrouve dans son emploi actuel, très organisé et pourtant très éloigné de ce qu elle a connu en longue distance, les composantes d un métier qui le rendent préférable à tout autre sur le plan de l autonomie. Par contre, elle partage les mêmes réticences qu Alexandra concernant la possibilité de faire du transport de voyageurs. «C est pas que le boulot est super motivant mais je m y suis fait à ça. T imagines que j aurais fait ça quand j avais dix-huit ans? Ah non! Ça m aurait fait chier. Mais maintenant, me retrouver sur la route non. Regarde là, j ai rien à faire. C est vrai que quand t arrives à un certain âge, t as besoin de ben d être plus tranquille. En fin de compte, je me suis fait plaisir au moment où il fallait. Je me suis complètement éclatée. J ai vécu ce qui me convenait, maintenant j ai plus besoin de ça pour être bien. J ai plus tellement envie d ailleursˮ maintenant. En même temps, ne pas travailler, non. Et les bus? Alors là non! Pas du tout! Les bus, les cars, non. Parce que t es pas tout seul. Parce que c est programmé, t as un horaire, t as un itinéraire, t as machin. T as plein de gens derrière toi, ça doit être saoulant. Quand t emmènes des gosses, ça doit brailler, ça doit te prendre la tête. Là, tu mets la radio quand tu as envie et puis quand tu veux pas, tu éteins. Que quand t as plein de mômes derrière, tu éteins rien du tout, t es obligée de subir. Les papis et les mamies, c est pareil. Non, c est sûr que je ne tiendrais pas. Je pense que la motivation elle doit pas être la même du tout, quand on choisit de conduire un car ou un camion, c est pas du tout pareil, j en suis persuadée. Les bus de la ville, oh lala, ça doit être chiant». 187 Corinne traduit ici avec ironie les termes du schéma traditionnel selon lequel les hommes se rendent prioritairement disponibles pour leur travail alors que les femmes, en plus de leur activité professionnelle éventuelle, doivent se rendre disponibles pour prendre en charge les activités domestiques et éducatives. G. DE TERSSAC, A. FLAUTRE, N. LE FEUVRE. C. THEBAULT et J. THOEMMES, «Discipline temporelle, division sexuelle du travail et genre», in G. DE TERSSAC et D-G. TREMBLAY (Dir.), Où va le temps de travail?, 2000, p

221 3. Suzanne : Une reconversion sans heurt Le récit de Suzanne présente des similitudes avec les deux précédents dans son rapport au métier et à la longue distance. Par contre il s en éloigne dans la manière d appréhender d autres espaces professionnels. Plusieurs éléments du parcours de Suzanne indiquent qu elle n a eu aucun mal à s investir dans des emplois présentant des caractéristiques que les deux autres femmes rejettent fermement. Résumé du parcours de Suzanne En 1989, tout juste sortie du lycée professionnel, Suzanne trouve difficilement un poste de conductrice. Son physique de «petite fille» à la frêle silhouette ne rassure pas les employeurs et, quand bien même on lui donne l occasion de faire ses preuves, les essais sont peu concluants. Elle peine à tirer les bâches ou les palettes «je m attendais pas à autant de difficultés, j arrivais pas à rivaliser, à faire comme les hommes». Finalement elle trouve à travailler en benne et participe à de nombreux chantiers de construction d autoroute «ça, ça me convenait vraiment». Elle ne regagne le domicile de ses parents que pour le week-end. Sur un chantier, elle rencontre le fils d un artisan routier et décide de travailler chez lui. Il lui achète un camion neuf «j adorais les Mercedes alors il m a ouvert le catalogue Mercedes et m a dit : choisis celui que tu veux». Au volant de son ensemble flambant neuf, elle «bourlingue» durant six ans à travers «la France entière». Puis, ça ne «marche plus» entre Suzanne et son ami «j ai quitté le gars et j ai quitté mon emploi aussi, je ne pouvais plus travailler avec lui». Mais surtout, elle quitte son camion «j ai pleuré quand j ai quitté mon camion parce que c était mon mon compagnon. Je l ai eu à zéro kilomètre, je l ai personnalisé à l intérieur, j ai mis de la dentelle, on a fait de la peinture personnalisée à l intérieur, et puis il était propre, y avait personne qui roulait avec. J ai vraiment eu très, très, très mal au cœur de quitter mon camion». Elle s installe en Haute Savoie où elle a des connaissances parmi les transporteurs. Enchaîne les places et se heurte encore à la pénibilité du travail. Les six derniers mois en transport frigorifique auront raison de ses forces «j en pouvais plus, je me suis arrêtée». Il faut dire qu avec son petit gabarit, un mètre cinquante pour quarante cinq kilos, Patricia n a pas ménagé sa peine depuis ses débuts dans le métier. Assurer les opérations de manutention, tenir pendant de longues séquences de conduite elle garde d ailleurs quelques souvenirs effrayants de cette période (endormissement au volant, hallucinations). Physiquement éprouvée, elle prend alors un poste d ouvrière d usine. Elle s y plait et se verrait bien passer chef d atelier mais c est une autre qui aura le poste alors elle s en va et reprend son métier de conductrice. Cette fois, elle trouve une place qui lui convient dans une entreprise qui, de surcroît, apprécie la main d œuvre féminine 188. «Et là, c est vraiment une entreprise où j ai pris mon pied, j étais vraiment heu-reu-se dans cette boite». Les conditions de travail sont bonnes «un beau camion, du beau matériel très bien suivi, avec tout ce qu il faut pour l entretenir et du bon travail» et elle profite pleinement de ce qu elle considère comme les bons côtés de ce métier. Dès qu elle le peut, elle agrémente les transports qu elle effectue à travers l Europe d un repas dans un cadre agréable ou d une baignade. Et chaque curiosité qui se présente sur la route est immortalisée et vient compléter ses nombreux albums photos dans lesquels ses camions successifs règnent en vedettes. Au seuil de ses trente-cinq ans, Patricia se fixe un objectif : «un enfant pour l an 2000». Avec ou sans compagnon, elle décide de forcer le destin «j ai fait un bébé toute seule». Elle continue de travailler jusqu au septième mois de sa grossesse «j ai arrêté quand mon ventre touchait le volant et que je ne pouvais plus me tourner dans mon sac de couchage», et reprend la route trois mois après la naissance de sa fille qu elle laisse sous la garde de ses parents «elle a grandi toute seule jusqu à un an et demi, je ne la voyais que le week-end quand je passais». Puis elle décide de revenir travailler en 188 Six conductrices travaillaient dans cette entreprise qui a fait à ce propos l objet d un article dans la revue Les Routiers n 752, op.cit

222 Alsace pour se rapprocher de sa fille. Elle y fait la rencontre d un chauffeur qui souhaite se mettre à son compte. Ils se lancent ensemble dans cette aventure. Suzanne cesse de rouler, s occupe vaguement dans l entreprise, «je savais rien faire, je faisais le gratte-papier» et donne naissance à une deuxième fille. Mais très vite, l entreprise se trouve en liquidation judiciaire. Le couple ne résiste pas et se sépare. Suzanne reste au chômage pendant deux ans. A l ANPE on l encourage à reprendre son métier mais Suzanne ne le souhaite pas «je ne voulais plus rouler, avec mes deux filles. On ne fait pas des enfants pour ne pas s en occuper mais je ne savais rien faire d autre, je savais encore faire la cuisine et le ménage». Elle accepte un stage comme agent d entretien puis apprend que la ville embauche des conducteurs de bus. Elle se présente, obtient une formation et après une série d entretiens et une multitude d épreuves théoriques et pratiques, elle est embauchée. Elle y travaille depuis quatre mois au moment de l entretien et se dit tout à fait satisfaite de sa situation. Elle s organise avec ses parents pour la garde des deux petites filles en fonction des horaires de ses vacations Une facilité à se glisser dans les habits de la «femme» Plusieurs éléments du parcours de Suzanne illustrent sa capacité à s adapter à des contextes de travail que la plupart des autres femmes interviewées rejettent. Il y a d abord eu ce passage par l usine. Fatiguée par la route, elle a occupé un poste d ouvrière durant deux ans. Elle indique même que si elle avait pu obtenir la promotion qu elle visait, elle serait probablement restée durablement dans cette usine. Ensuite, lorsque son compagnon devient transporteur, elle se voit très bien tenir le rôle de «femme du patron», se charger des tâches administratives et de l éducation des enfants. De même, elle entreprend une formation de technicienne de surface sans a priori, seule la différence importante de salaire en comparaison de son ancien métier l arrête. Enfin, contrairement à Alexandra et Corinne, elle est parfaitement à l aise en transports en commun. Toutes les réticences qu elles évoquent : la routine des trajets, la nécessité d une conduite plus souple, les rapports avec les usagers, ne lui posent aucun problème. «J ai eu l opportunité de rentrer aux transports en commun et ça me plait beaucoup, beaucoup, beaucoup. Ah ouais, ça me plait. Je conduis les bus, je travaille proprement, je suis habillée, on roule en jupe, les femmes roulent en jupe. Des jupes et puis des pantalons à pinces et puis des chemisiers cintrés et des gilets, des foulards et tout, enfin bon, moi ça me plait. Je connais très bien la ville et puis, presque tous les jours y a des gens qui montent dans mon bus que je connais, alors on discute, ils viennent devant avec moi, ils discutent, c est sympa. ( ) les gens il faut quand même les manipuler avec précaution quoi, c est pas de la marchandise, il faut accélérer doucement. Moi, quand je démarre à un arrêt, je mets pas le pied au plancher parce que tu pars en arrière hein, je me mets à la place des gens. Je démarre tout doucement, et quand je vois qu ils se tiennent bien, qu ils sont tous dans le ballant du bus, là j y vais quoi». Ainsi, Suzanne n a eu aucun mal à passer successivement du monde de la route à celui de l usine puis du foyer et, enfin, à réussir une reconversion dans les transports en commun

223 Mais il est clair qu elle n a renoncé à ce mode de vie que parce qu elle souhaitait être mère «si j avais pas mes filles, je serais toujours sur les routes». Selon leur désir d enfant, ces trois femmes ont perçu différemment les changements qu impliquait cette évolution. On a vu comme cela avait été douloureux pour Alexandra qui ne souhaitait pas véritablement devenir mère. Pour Corinne et Suzanne, leur désir de maternité était tel qu elles ont dû adopter une démarche volontaire pour que cela arrive. La première a choisi de «changer de chemin», la seconde a forcé le destin et «fait un enfant toute seule». Corinne et Alexandra se sont trouvées dans des situations comparables après avoir interrompu leur carrière de conductrices internationales. Elles ont passé plusieurs années au foyer et ont trouvé cette période difficile ; leur champ d action se limitant à accomplir des tâches domestiques répétitives, à répondre aux besoins de leurs enfants et à leur prodiguer des soins et une attention permanente. Leurs tentatives pour réinvestir la sphère professionnelle se sont soldées par des échecs successifs, soit parce qu elles ne disposaient pas des qualifications requises pour opérer la reconversion souhaitée, soit parce que leurs réticences à évoluer dans un espace professionnel contraint et à partager avec d autres, étaient trop fortes. Corinne a finalement trouvé une issue et un compromis satisfaisant en reprenant son métier de conductrice de poids lourds mais en réalisant des trajets courts, cette fois. Pour le moment, Alexandra n est pas en mesure d opérer ce passage, trop attachée qu elle est au souvenir de sa vie d avant. Les trois femmes dont nous venons de retracer les parcours sont passées du monde de la route à celui de la vie sédentaire en raison de l évolution de leur situation familiale. Nous allons voir, avec les portraits suivants, comment d autres femmes ont fait le chemin inverse. Elles ont accédé au métier de leur choix après avoir travaillé tout en élevant leurs enfants ou après s être entièrement consacrées à leur éducation. Le choix de faire de la longue distance correspond pour elles à une prise de liberté dont, toutes, espèrent pouvoir profiter le plus longtemps possible

224 B. «Le faire le plus longtemps possible» Annie, Eliane et Anne souhaitaient elles aussi devenir conductrices depuis leur enfance, mais elles ont eut des enfants tôt et n ont pas pu obtenir de la part de leur conjoint, l appui nécessaire pour donner corps à leurs ambitions. Il a fallu que leurs enfants grandissent pour que leur rêve reprenne consistance et qu elles entament les démarches pour se former et accéder enfin à ce métier. Les circonstances précises qui ont conduit ces femmes à renoncer à leur projet de devenir conductrices ainsi que celles qui leur ont permis de le réactualiser, ont déjà été décrites précédemment. Aussi, nous ne reviendrons que brièvement sur cet aspect pour nous attarder davantage sur la manière dont elles investissent le métier auquel elles ont finalement pu accéder. 1. L allègement des contraintes familiales : «Quand mes enfants auront moins besoin de moi» Depuis l enfance, Annie rêvait de devenir conductrice. La disparition de son mari alors qu elle a trois jeunes enfants va durablement retarder la réalisation de ce rêve. Elle travaillera comme ouvrière d usine pendant quinze ans. A l adolescence de sa cadette et poussée par celle-ci, Annie réinvestit ce projet ancien et passe les permis poids lourds, elle a quarante ans, ses enfants ont 18, 17 et 15 ans. «Ma fille elle m a dit : Maman, tu voulais toujours faire ça, maintenant on n a plus besoin de toi, même si c est pas longtemps que tu le fais mais fais-le.» Eliane a onze ans lorsqu elle décide qu elle sera routier en écoutant Max Meynier à la radio. Mais ses parents s y opposent et aucune des nombreuses actions qu elle entreprend ensuite pour y parvenir n aboutissent (s engager dans l armée, travailler comme secrétaire chez un transporteur). Puis, avec la carrière militaire de son mari, leurs nombreux déménagements et les naissances rapprochées de ses quatre enfants, elle renonce à avoir une activité professionnelle. «A vingt-sept ans, j avais quatre enfants et je me suis dit : avec quatre enfants c est foutu, j y arriverai plus jamais. Mais bon, c était mon idée et elle était dans ma tête. A chaque fois que je voyais passer un camion, j en rêvais, mais je me disais que c était foutu». Avec l entrée au collège de son dernier garçon, le rêve d Eliane la rattrape, elle a trente-huit ans, ses enfants ont 16, 15, 13 et 9 ans. «A l âge qu ils ont, ils ont plus besoin de moi en permanence derrière eux. Puis même, je pense qu ils ont besoin de leur indépendance». Très jeune, Anne formule le désir de faire le même métier que son père. Elle épouse un chauffeur qui s oppose à son projet et travaille comme vendeuse puis employée en grande surface pendant vingt ans, jusqu au «ras le bol». Elle entreprend alors les démarches pour passer ses permis. Son mari est toujours opposé à son choix mais Anne n en tient pas compte. Elle a quarante ans, ses filles ont 15, 13 et 6 ans. «J avais ça dans la tête depuis toute jeune. On ne va pas forcément dans le truc qu on veut mais c est toujours casé quelque part. D ailleurs, mes amies me le disent : t en avais toujours parlé. Et c est vrai, j avais toujours dit : un jour, quand mes enfants seront élevés, qu ils auront moins besoin de moi, en ben j irais. Et je l ai fait. Je pense que quand j ai commencé, j ai vraiment trouvé ce qui m a manqué pendant très longtemps. Là, je suis vraiment heureuse d avoir accomplit ça!»

225 Eliane était tributaire des fréquentes mutations de son mari militaire de carrière, Anne n a pas pu convaincre le routier qu elle a épousé de la laisser faire ce métier, quant à Annie, veuve et ayant la responsabilité de trois jeunes enfants, elle pensait ne plus jamais pouvoir le faire. Toutes trois n ont pu accéder au métier de leur choix que parce que leurs contraintes sur le plan familial se sont allégées et parce qu elles ont estimé qu elles pouvaient légitimement être moins présentes. 2. Acharnement à trouver un poste qui leur permette de s absenter Après l obtention de leurs permis de conduire des poids lourds, la période d insertion a été longue pour ces trois femmes (trois ans avant de pouvoir conduire un poids lourds pour Annie, deux ans avant de pouvoir faire des longs trajets pour Anne et Eliane). Est-ce parce qu elles étaient à la fois femmes, débutantes et relativement âgées? En tout cas, elles n ont pas ménagé leur peine pour trouver une place qui corresponde à ce qu elles voulaient faire dans ce métier : passer du temps au volant d un camion et sur la route. Annie a commencé par conduire des véhicules utilitaires. Comme elle faisait des déplacements à l international et que sa patronne lui confiait beaucoup de responsabilités, elle était relativement satisfaite. Mais son ambition était de conduire des camions, elle a donc donné sa démission et s est remise en quête d un poste à la hauteur de ses attentes. Aucun employeur n ayant accepté de la recruter, Annie a décidé de monter sa propre entreprise de transport. Cela n a duré qu une année, il faut dire qu Annie n avait aucune connaissance préalable et cumulait la gestion de l entreprise, les démarches commerciales, la réalisation des opérations de transport et l entretien de son véhicule. Cela illustre en tout cas sa volonté de faire ce métier et sa capacité à contourner les obstacles pour y arriver. «je me suis donnée de la peine pour aller voir les transporteurs, pour m acheter mon camion, je louais la remorque et je suis partie sur la route sans rien savoir. Faut être culotée quand même pour faire ça sans rien connaître du transport. Je connaissais que dalle. Mais j en voulais, je voulais ça, je voulais faire ce métier». Elle a finalement trouvé ensuite, par bouche à oreille, un poste de conductrice internationale dans un grand groupe pour lequel elle a travaillé dix années. Eliane n a pas eu beaucoup plus de chance à ses débuts. Consciente que son absence d expérience ne rassurait pas les employeurs, elle acceptait toutes les occasions de conduire «je voulais partir à la semaine mais je prenais ce que je trouvais» : stage non rémunéré, remplacement de chauffeurs pendant l été et sur tous types de véhicules, transport de presse, relais de nuit entre Limoges et Chalon «J aurais préféré partir et faire de la route mais déjà» et diverses missions de courtes durées en intérim. Mais son souhait reste de «partir à la semaine et avoir [son] propre camion». Elle vise les entreprises de moins de 50 salariés pour avoir des «rapports humains» avec la hiérarchie, ne plus être «qu un simple numéro» et celles qui se trouvent à 8 ou 9h de chez elle et qui embauchent des chauffeurs extérieurs pour découcher. Mais les nombreux CV qu elle envoie restent lettre mortes. Un jour, elle se fait doubler par un camion du Nord, note les coordonnées de l entreprise et appelle le patron qui lui propose une entrevue. Eliane hésite «monter à Boulogne sur Mer quand on habite à Limoges, faut avoir envie» mais cet employeur est le premier à lui parler d entretien, de tests de conduite «des trucs vraiment concrets, je me suis dit : ça vaut peut-être le coup quand même». Ils

226 conviennent de se voir le samedi suivant. Elle s arrange avec un chauffeur qui rentre à Roubaix le vendredi soir pour qu il l emmène. Sa semaine terminée, elle grimpe avec un sac dans le camion de ce copain. Le lendemain matin, après quelques heures de sommeil, elle va à son entretien. Malgré le stress et la fatigue, Eliane donne satisfaction au petit patron qui l embauche «il m a fait confiance». Sitôt l entrevue terminée, elle appelle son mari pour qu il date et expédie la lettre de démission signée qu elle lui a laissée avant de partir. Huit jours plus tard, elle remonte au dépôt de l entreprise à Outreau pour récupérer son camion. Cela fait quatre mois (au moment de l entretien) qu Eliane a été embauchée. Elle est ravie de sa situation. Elle s entend très bien avec ses collègues (ils sont 35 chauffeurs) qu elle croise régulièrement au dépôt et sur la route. Le secteur Ouest de la France lui a été attribué. Anne, pour ne plus travailler sous les ordres d autrui, souhaitait travailler à son compte. Mais après plusieurs tentatives elle n a pas obtenu l attestation de capacité transport. Elle décide alors de travailler comme prestataire, louant ses services de conductrice. Son client principal est une entreprise de traitement de déchets industriels et d ordures ménagères. Au bout de deux ans, Anne a eu le temps de constater que cette entreprise offre de nombreux avantages à ses salariés : du bon matériel, semaine de quatre jours, treizième mois, participation aux bénéfices de l entreprise, arbre de Noël Elle reconsidère donc son statut et demande à être embauchée «L entreprise elle est reconnue pour être une très bonne entreprise. Déjà, les chauffeurs ne s en vont pas. Donc déjà, c est un bon signe. Parce que quand vous avez un turn-over dans une entreprise, c est jamais bon signe. Que nous, ça attend les places. De toute façon, si j ai demandé l embauche c est pas pour rien, y en a plein qui voudraient travailler comme chauffeurs chez S.». Sa demande sera prise en considération au terme de six mois d intérim pendant lesquels Anne ne compte pas ses heures «J y vais quand même tous les jours de la semaine sans avoir de jours de repos, alors pendant six mois, c est intense». Au moment de notre entretien elle vient d apprendre que son embauche sera effective le mois suivant. Ainsi, elle aura travaillé deux ans et demi pour cette entreprise sous différents statuts avant d y être intégrée comme salariée à part entière. Anne y voit le signe d une reconnaissance de ses qualités et des efforts qu elle a fournis jusque là. «J avoue que, je sais pas pourquoi mais j ai comme à l intérieur de moi une joie d être embauchée le premier septembre. Je me dis : maintenant, je vais souffler. Je suis hyper heureuse là, ça me complète. Quand t as un chef qui te dit : je t embauche parce que, pour moi, t es un très bon élémentˮ ben ça fait vraiment plaisir. Et puis c est vrai que je suis quelqu un qui ne refuse jamais rien. Je refuse jamais le travail, jamais. Des fois, j ai beau être fatiguée, il va me dire : tu peux venir samedi matin?ˮ je vais venir». Elle découche une à trois nuits par semaine ce qui lui convient parfaitement. Elle dit avoir «trouvé [son] équilibre», est fière d avoir «réussi» à faire ce qu elle désirait depuis longtemps et pense que son père l aurait été. Toutes trois se sont montrées persévérantes dans la recherche d une place qui corresponde à ce qu elles souhaitaient faire dans ce métier. Leur but atteint, elles font preuve d une très grande implication dans leur travail, ne ménagent pas leur peine pour donner satisfaction à leur employeur, rechignent à s arrêter pour les vacances et même pour maladie. Eliane : «Mon patron il m a prévenue, il m a dit : ça va être différent du relais. Parce que le relais, tu décroches, tu raccroches et c est tout, ça va tout seul. Il m a bien prévenue que je devrais charger, décharger, peut-être même plusieurs fois, que ce serait fatiguant, que ce serait difficile et il m a dit : tu te sens capable? et je lui ai dit : Ecoutez, je veux essayer et je veux y arriver. Et je suis contente parce qu il m a laissé ma chance et ça a marché. Je suis bien chez lui... le boulot, il est dur, des fois je suis fatiguée hier ça a été très dur, en plus j étais malade. Y a des journées comme ça où y a tout qui arrive, tout. J avais la fatigue, j avais la fièvre, j avais un problème avec la bâche, il a fallu que je me batte avec le rideau, je suis restée coincée dans les embouteillages à Toulouse, c était la galère jusqu au bout, j étais trop crevée, hier c était une journée de folie, quinze heures d amplitude. Et je suis rentrée que ce midi [samedi]. Et Monsieur [son patron] s inquiétait de me

227 savoir grippée. Il m a dit : surtout, profitez bien de votre week-end, reposez-vous bien, soignez vous bien. Puis si ça va pas, dîtes le moi - ne vous inquiétez pas Monsieur, lundi je partirai. Malade ou pas, je partirai. Je suis partie avec la fièvre, j ai déjà roulé malade mais je suis partie. Il me faut vraiment, une fois j ai pas pu rouler parce que j avais une sciatique, j étais bloquée avec des piqûres au lit, mais si j ai pas ça, pour me retenir au lit, je pars moi, je reste pas. Je reste pas. Ah non, j aime trop rouler. J aime beaucoup trop rouler, si je roule pas, je suis pas bien. Je prends jamais deux semaines de vacances d affilé, c est trop long. Je peux pas. Une semaine et c est fini. Au bout d une semaine, j ai envie de reprendre mon camion, j ai envie de partir. Je peux pas rester deux semaines sans travailler. J aime trop rouler, j aime trop conduire. C est bête hein?». Peu de temps après avoir obtenu, à quarante-trois ans, son premier «vrai» poste de conductrice internationale, Annie s est blessée à la main. Cette blessure aurait nécessité un arrêt de travail mais après les nombreuses difficultés qu elle venait de dépasser pour parvenir à se faire embaucher, elle ne voulait pas risquer de perdre son poste. Elle a donc caché cet incident à son employeur et s est organisée pour que des membres de sa famille l accompagnent durant plusieurs semaines de travail et l aident dans les opérations de manutention. «Je m étais brûlée la main au deuxième degré et ça faisait quinze jours que j étais dans la boîte. Alors pendant cinq ou six semaines, à tour de rôle, ils [ses enfants et sa sœur] ont pris une semaine de vacances et ils sont venus avec moi. Alors je conduisais avec le poignet et ils débâchaient et tout, et personne l a su. J ai jamais dit ce qu il en était parce qu il m aurait foutu dehors et je venais de commencer, j avais trouvé une place, celle là, je voulais la garder». ( ) Mais j ai jamais arrêté une semaine. Tu vois ce matin je suis allée chez mon docteur pour ma crève et je lui ai dis : Vous savez, je viens de changer de travail, je peux pas me mettre en maladie. Il m a dit : Parce que vous vous mettiez avant en maladie peut-être? Non, alors je vois pas pourquoi ça changerait?». Anne : «Je suis costaud quand même. Mais attention, je ne m écoute pas non plus. J ai vu être malade et aller au boulot. Même vraiment malade, je vais au boulot quand même». 3. «Une vie particulière par rapport à toute autre vie professionnelle» Rappelons-nous les très fortes réticences d Alexandra et de Corinne lorsque l éventualité de se reconvertir dans le transport de voyageurs était évoquée. Anne a une attitude tout à fait semblable mais, pour elle, le rejet catégorique de cette activité tient au souvenir qu elle garde des années qu elle a passées dans un emploi où elle était confrontée en permanence aux exigences de clients. «Vous n avez jamais pensé faire du transport en commun? Pas du tout! Pour une raison bien particulière, c est que quand vous avez passé dix ans dans une grande surface et que vous avez toujours supporté les gens, vous n avez surtout pas envie de les supporter dans le car, non» (Anne). Anne est sensible au sort que connaissent les travailleurs qui, comme elle, disposent d un faible capital scolaire. Contraints qu ils sont, pour la plupart, d endurer des travaux laborieux. Ses incursions dans les divers sites qu elle fréquente lorsqu elle charge des déchets de toutes natures (matières dangereuses, terre polluée ) sont autant d occasions pour elle de s indigner du peu de considération accordée aux travailleurs des classes populaires à travers les conditions de travail coûteuses pour la santé qu on leur impose. Elle garde, en outre, un

228 souvenir très vif des vingt années qu elle a passées comme employée de commerce et se trouve aujourd hui dans une position nettement plus favorable au regard des souffrances et frustrations quotidiennes qu elle supportait alors. Aujourd hui dégagée des multiples contraintes de ce travail, elle apprécie tout particulièrement de pouvoir s octroyer quelques moments de liberté, dans le cadre même de son activité de conductrice, tantôt pour bouquiner, régler des affaires privées par téléphone, traiter son courrier pendant les périodes d attente ; tantôt pour faire du shopping ou quelques pas sur la plage pendant une coupure. «Des fois, mes anciennes collègues, elles me demandent tu regrettes pas? Je ne regretterai jamais ce que j ai fait, jamais. Je pourrais plus travailler dans une grande surface. Je leur dis, parce qu elles ne comprennent pas, je leur dis : venez avec moi, je vous ferais voir pourquoi j aime ça. Si vous voyiez les endroits que je vois, moi. Des endroits des fois je me dis : qu est ce que c est beau par là et je me dis : c est ça les bons côtés de ce qu on fait comme boulot. Tiens, regarde, la semaine dernière je suis partie trois jours et j ai fait l île de Ré ( ) [elle relate assez longuement comment, en fin de journée, elle a décidé d aller faire une ballade sur la plage d abord et ensuite d aller dîner de moules frites avec un collègue qui se trouvait là lui aussi]. C est là qu on voit que la vie est belle quand même, du boulot aller à la plage, c est extra. Et ça, tu vois, c est des moments où je suis hyper heureuse, parce que je pense qu il y a des moments difficiles, où on en a marre et puis là, t es complètement heureux. Mais bon, je sais que quand je parle de mon boulot, je peux donner l impression d être complètement à fond dedans mais je pense qu on doit s estimer bien, bien heureux d être comme ça. Parce que je trouve qu on a quand même un beau métier, on voit du pays, on a des à-côtés d une vie particulière par rapport à toute autre vie professionnelle. Et y a des gens qui travaillent dans des conditions très difficiles. C est pour ça que je me dis qu on est vachement heureux. Quand on va dans des métallurgies, je vous prie de croire que quand je sors de là, j ai le nez noir, les oreilles noires, faut voir. Vous imaginez dans quoi ils travaillent ces gens là, les poumons, bonjour. ( ) On n est pas malheureux, des fois j emmène un bouquin, des fois j en profite aussi pour faire des papiers de la maison, sur mon temps de travail! Je vois pas quelqu un qui est dans une usine prendre un bouquin sur son temps de travail. Ben nous si, c est extra.» (Anne) Eliane n a jamais travaillé, son rapport au métier est donc différent. Au cours de l entretien, elle évoque la manière dont son mari perçoit son travail. Elle le place en témoin et rapporteur du caractère exceptionnel de ce qu elle fait. «Il dit qu il est fier de moi. Il est fier que je roule dans un gros camion, que je parte. Il dit qu il ne serait pas capable de faire ce que je fais. De partir comme ça, de toujours être dans un endroit inconnu, de découvrir à chaque fois, ça lui ferait peur. Que moi, ça ne me fait pas peur du tout. Et il est très impressionné et il est très fier. Il le dit. Et puis il travaille à la Poste, et dans son centre, y a quand même trente dames, et dès qu elles se plaignent de je sais pas quoi, il aime bien leur dire que ce qu elles font, c est pas très compliqué et qu elles ont pas lieu de se plaindre. Et il sort des exemples de ce que je fais, moi» (Eliane). Piloter un engin imposant, se montrer téméraire pour affronter l inconnu et accomplir des tâches complexes et dures sont les éléments qui composent son quotidien ; un quotidien sans commune mesure avec celui des autres travailleurs et des autres femmes. Eliane retire de toute évidence une certaine fierté à occuper cette place particulière, même si ce sentiment ne s exprime qu à travers les propos de son mari

229 4. L avancée en âge comme dernier obstacle Les femmes qui ont rencontré des obstacles pour accéder au métier et n ont pu l exercer que tardivement sont toutes à leur bonheur de le vivre enfin et n aspirent qu à le faire le plus longtemps possible pour rattraper le temps perdu «j en ai pas encore assez, j ai commencé trop tard» (Annie). Mais, compte tenu de leur âge, elles craignent de ne pouvoir le faire aussi longtemps qu elles le souhaitent. Annie est la plus âgée des trois (cinquante trois ans), c est aussi celle qui a commencé à travailler le plus tôt (à quatorze ans), enfin, c est celle qui a le plus d ancienneté dans le métier de conducteur (onze ans). De plus, en raison de son surpoids, elle a de sérieux problèmes de santé. Aussi, pour elle, tirer les bâches, arrimer les marchandises et conduire la nuit devient de plus en plus éprouvant. Pourtant, elle n envisage pas un instant d arrêter de «rouler des camions», pas plus qu elle ne prévoie, pour le moment, de chercher à faire des transports moins difficiles sur le plan de la manutention. Eliane et Anne ont quarante-deux et quarante-quatre ans et roulent depuis moins de quatre ans. Leur enthousiasme et leur dynamisme n est pas encore entravé par la baisse de leurs ressources physiques. Mais elles pressentent que leur avancée en âge pourra se présenter comme un dernier obstacle à l exercice de leur métier. Soit parce que, comme Annie, elles supporteront de moins en moins facilement la pénibilité de ce travail. Soit parce qu elles trouveront moins facilement à être employées, aussi espèrent-elles rester durablement dans l entreprise qui les emploie actuellement. Eliane à une raison supplémentaire de s inquiéter, elle craint de devoir rester aux côtés de son conjoint lorsque celui-ci prendra sa retraite. Annie : «Ca devient toujours plus dur pour moi. Mais quand même je force parce que je veux faire ça, je ne calerai pas. J ai une copine qui fait de la citerne en produits dangereux, elle voudrait que je vienne parce que c est plus cool. C est vrai que c est plus cool. On n a pas à décharger ni à recharger, c est un tuyau qui le fait, tandis que moi, en bâché, c est moi qui fais tout. Et c est vrai que pour moi il faudrait ça [de la citerne] ou du container, parce que le container ils le prennent et puis c est tout. Mais ça m intéresse pas, j aime mon bâché moi et je voudrais pas faire autre chose donc, pour le moment je ne changerai pas, malgré que ça pourrait être un travail plus cool mais moi je ne veux pas, je veux faire du bâché. ( ) La nuit c est pareil, c est devenu trop dur pour moi maintenant, je sais que je ne pourrai plus faire la nuit, c est hors de question maintenant. Je pourrai le faire une fois, deux fois, puis la troisième j en ai pour une semaine à m en remettre. C est trop dur. Et puis y a rien à faire, quand on est jeune on n a pas la même fatigue que quand on est plus âgée.» Eliane : «Je veux y rester le plus longtemps possible. Je sais pas combien de temps moi je pense tenir très longtemps. Bon maintenant, tout est une question de santé, j ai quarante-deux ans quand

230 même donc peut être qu un jour, il va falloir que j arrête. J ai trouvé enfin mon idéal, celui qui me convient tout à fait donc, personnellement, tant que Monsieur [son patron] voudra me garder, j y resterai, et j espère pouvoir rester très longtemps. Maintenant, peut-être que la limite ce sera soit un problème de santé qui m oblige à arrêter, soit mon mari qui veut que je revienne à la maison pour pas être tout seul. Donc j espère que ce sera le plus loin possible.» Anne dit être très satisfaite de sa situation dans son entreprise et, pour le moment, elle ne souhaite pas en changer. Mais elle indique que sont âge pourrait constituer un handicap si elle devait chercher une autre place à l avenir : «comme maintenant je me sens bien, que j ai mon équilibre, que tout va bien, je me dis que j ai envie de me poser. C est vrai que j ai quarante-quatre ans, peut-être que si j étais plus jeune, je dirais : tiens, je vais aller essayer d autres boîtes. Donc, je pense pas que je vais changer d entreprise. En plus, c est une entreprise, si vous voulez pas découcher, vous pouvez ne pas découcher donc, si vraiment après, je me trouvais plus fatiguée, je pourrais demander à faire moins de déplacements mais je pense pas que je changerai d entreprise parce que je pense pas qu à cinquante ans on arrive encore à trouver un patron, faut pas rêver. Il aura du mal à vous prendre.» Dans ces deux premiers ensembles de portraits (A et B) la dimension familiale était centrale. Elle sera secondaire dans l ensemble de portraits suivants (C). Nous avons choisi de mettre une autre dimension au premier plan de l analyse. Il s agit du rapport à la distance. Face aux «inconditionnelles de l itinérance», très majoritaires dans notre échantillon, il importait de donner une visibilité aux quelques femmes qui ont une préférence pour les trajets courts. C. «Partir une semaine à l aventure, ça ne me viendrait pas à l esprit» Parmi l ensemble des femmes interviewées, celles qui accordent un supplément d intérêt au métier de conducteur routier lorsqu il s exerce sur un territoire élargi, au-delà des limites nationales notamment, sont très largement majoritaires. Mais s absenter plusieurs jours de son domicile, traverser des lieux variés et inconnus, aller à la rencontre de personnes différentes au gré des missions, implique un style de vie et des relations de travail auxquels, quelquesunes ne sont pas sensibles. Magalie, Hélène et Valérie sont dans ce cas. Elles se sont pourtant engagées dans le métier sur un mode «vocationnel», type d engagement plus souvent associé au désir de le vivre sous sa forme la plus emblématique, soit en longue distance. L évocation de leurs parcours met en évidence les aspects de leur métier qui leur donnent satisfaction ainsi que ceux qui apparaissent comme des difficultés, il s agit en l occurrence de leur intégration dans un collectif de travail masculin

231 Résumés des parcours de Magalie, Hélène et Valérie : Magalie a réalisé le rêve inaccompli de son père. Elle a vingt six ans, est célibataire, sans enfant. Conductrice depuis un peu plus de six ans, elle occupe sa troisième place au moment de l entretien. Depuis ses débuts, elle a fait essentiellement du transport régional en benne céréalière (elle habite une région propice à ce type d activité). Elle a obtenu son premier poste grâce à une connaissance de son oncle mécanicien poids lourds, dès la sortie du lycée. Elle a dû quitter ce premier poste après quatre ans, suite à la fermeture de l entreprise et a retrouvé une place comparable tout de suite après. Parfois, à la demande de ce deuxième employeur, elle faisait des trajets en longue distance, s absentait toute la semaine. Passée la phase de découverte, Magalie s est rendue compte que ce type de travail ne lui convenait pas. Les demandes de son patron devenant de plus en plus systématiques, elle a décidé de démissionner après avoir passé deux ans dans cette entreprise. Elle a ensuite travaillé quelques semaines en messagerie avant de trouver son emploi actuel chez un exploitant agricole. Elle s occupe de l acheminement de la récolte de luzerne entre des silos de stockage et plusieurs usines de déshydratation implantées dans la région (appelées «déshy» par les agriculteurs et les chauffeurs). Elle parcourt entre 600 et 700 km par jour. Deux autres chauffeurs font le même travail qu elle pour cet agriculteur. Magalie et ses collègues se répartissent le travail et organisent chaque jour leur tournée en fonction de la quantité de luzerne récoltée. Le travail est saisonnier (de mai à décembre), il comprend la campagne de la luzerne et celle de la betterave. Il n y aura pas de travail cet hiver. Son patron la reprendra au printemps pour une nouvelle campagne. Magalie ne pense pas chercher une autre place d ici là car elle pense qu elle ne trouverait que des postes en longue distance. Si elle dit être satisfaite de sa situation actuelle, essentiellement parce qu elle dispose d une grande autonomie pour faire son travail, elle voudrait disposer de plus de temps libre (elle commence son travail à 4h du matin et rentre vers 18h, elle travaille aussi le samedi matin) de longues journées de travail qui ont des répercussions sur sa vie personnelle. De plus, elle se dit «fatiguée» des interactions avec les hommes dans ce milieu professionnel. Aussi, Magalie ne souhaite pas faire carrière dans ce métier, elle envisage une reconversion dans l affrètement, elle a d ailleurs passé un Bac Professionnel Exploitation des transports dans ce but. Enfant, Hélène partageait une passion pour les camions avec son frère. Avant de se marier, elle a tenté de se former à ce métier mais n a pas obtenu le financement nécessaire. Puis, son compagnon s opposant à son projet, elle a pris une autre orientation «je ne l aurais pas fait sans son accord». C est pourtant lui qui, dix ans plus tard propose à Hélène de l aider à payer le permis poids lourds pour qu elle devienne conductrice. Il pense qu elle pourra trouver un poste à la journée avec des horaires plus réguliers que dans le poste d ambulancière qu elle occupe depuis onze ans. Le couple a deux petites filles de sept et quatre ans. Lors de notre rencontre, Hélène n a encore qu une très courte expérience du métier de conducteur routier, à peine sept mois. Sa première intention était de s associer avec son frère routier pour travailler en relais mais ce projet s est trouvé compromis lorsque celui-ci a obtenu un poste en CDI lui convenant. Elle a fait ses débuts dans le métier en tant qu intérimaire. Ses deux premières missions lui ont donné entière satisfaction. Elle a d abord fait des navettes inter-usines de nuit. «Donc ça, ça me plaisait, je faisais ça de nuit, peinard, comme ça j étais à la maison toute la journée». Puis des tournées pour le transport de lait en citerne «Donc là, j avais ma tournée, j avais mes horaires, j étais peinard. J avais tous mes mercredis pour les petites, ah, c était le pied». Elle faisait cette tournée en relais avec un autre chauffeur, ne travaillait que trois jours par semaine et pouvait s arranger avec son collègue en cas d imprévus avec les enfants. Malheureusement, à cause de négligences sur l état du matériel, son patron a perdu ce marché et Hélène sa tournée. Un autre travail de nuit en transport frigorifique lui a été proposé mais après un essai avec un autre chauffeur elle a refusé de le faire. Depuis, Hélène est au chômage (cela fait un mois). Elle aimerait retrouver une tournée comme celle qu elle avait en inter-usines, avec des horaires fixes pour s occuper de ses deux filles. Elle envisage aussi de passer un concours à la DDE ou de se faire financer une formation à la conduite d engins de chantier. Elle a vu à l ANPE que cette qualification était recherchée. Par contre, malgré des suggestions répétées, elle refuse catégoriquement la possibilité de faire du transport de voyageurs. À plusieurs reprises au cours de l entretien elle répète «j attends, on verra bien». Elle ne s inquiète pas outre mesure et compte sur ses sept mois d expérience pour trouver quelque chose où elle sera «tranquille»

232 Valérie a trente deux ans, elle est conductrice depuis treize ans. Elle a fait ses débuts dans le métier en messagerie, travail qu elle juge hautement pénible et contraignant mais qui, selon elle, rend un chauffeur apte à toute situation de travail dans le transport. «J ai commencé dans le métier en messagerie, c est le métier le plus dur dans le transport, le plus ingrat, le plus stressant, le plus sale, on a le temps de rien, on court tout le temps...». Elle arrête la messagerie et trouve une place pour faire des trajets réguliers «Il arrive un moment où on sature, la messagerie c est bien mais c est trop stressant, ça vous bousille la vie privée, ça vous bousille la santé et je me suis dit : bon, j ai donné en messagerie, je crois que j ai vu ce qu il y avait à voir». Pour légitimer sa présence dans ce milieu masculin, Valérie s est imposé une ligne de conduite assez stricte qu elle trouve difficile à tenir au fil des années. Elle aspire à un peu de «laisser-aller» et décide donc de démissionner de son emploi de conductrice. Pendant huit mois, elle travaille comme ouvrière mais, hormis la possibilité «de pouvoir aller travailler en jupe et talons», ce travail lui donne peu de satisfaction. Valérie décide de revenir au monde du transport mais en créant sa propre entreprise. Elle trouve dans ce nouveau statut la possibilité de gérer cette tension entre les comportements qu elle s interdit dans ce milieu et sa féminité qu elle peut désormais exprimer plus librement «Quand je suis au bureau, quand je suis en clientèle, je peux être féminine», tout en gardant le plaisir de conduire dès que l occasion se présente. L entreprise fonctionnant en continu, jour et nuit, elle doit rester joignable pour l équipe roulante à chaque instant. Malgré les contraintes de son travail et les répercussions qu elles peuvent avoir sur sa vie de famille, Valérie est convaincue que le fait de faire un métier qui la rende heureuse est un privilège qui mérite bien quelques concessions. 1. Une préférence pour les trajets quotidiens Ces trois femmes témoignent d une préférence claire pour les trajets quotidiens. Valérie n a jamais envisagé de prendre la route pendant plusieurs jours d affilé, la perspective de vivre dans des conditions de confort rudimentaire ne l emballe pas. Magalie a eu l occasion de faire quelques déplacements en longue distance, elle a constaté que les incertitudes étaient plus grandes sur les lieux à desservir, et les impératifs de livraison générateurs de tensions. Elle ne souhaite pas réitérer cette expérience. Quant à Hélène, elle favorise les situations de travail dans lesquelles le bon déroulement des opérations ne dépendrait pas de ses capacités à gérer d éventuels conflits. Elle privilégie les contextes où les relations de travail sont basées sur l habitude, lorsqu un climat de confiance et des rapports amicaux avec les collègues de l entreprise et les personnels aux points d enlèvement et de livraison de la marchandise peuvent s instaurer au fil du temps et des passages. Des conditions de vie et de travail en longue distance qu elles trouvent rédhibitoires Valérie : «Je suis jamais partie plus de 24 heures de chez moi, parce que j aime mon chez moi et, partir comme ça, une semaine à l aventure... ça me viendrait pas à l esprit. Je vais peut-être me faire des ennemies, mais c est mon opinion, toutes les femmes sont différentes, chacun ses idées, pour mon hygiène personnelle, je pense que 24 heures partie de chez soi, c est beaucoup.» Magalie : «Je partais toute la semaine, puis bon, c était que du boulot un peu à la con quoi parce que fallait presque aller vider avant d aller charger, toujours être en train de courir. Et puis toujours être en train de chercher parce que c était jamais les mêmes villes et c est pas évident quand y a pas vraiment les bonnes adresses ou que la rue c est pas évident quoi. Donc c est pour ça que je suis

233 partie. Et ça me dit plus rien la route, non, non. C était bien au début mais maintenant non. Puis c est pas une vie, et puis toute seule dans le camion c est pas très rassurant. Et puis c est trop la galère, le problème c est qu il faut toujours courir en fait. C est ça qu est chiant en fait. Faut courir parce que faut se dépêcher d aller vider, parce qu y a ceci, y a des horaires donc voilà.» Hélène : «Quand j étais en citerne, que je chargeais dans les fromageries dans la Meuse, y a des chauffeurs qui s arrêtaient, qui me disaient bonjour, qui demandaient si ça va, machin, c est sympa ça. Quand il y avait eu de la neige, les petits bleds dans la neige en camion, tu galères, les autres chauffeurs me demandaient alors, t as pas eu trop de mal? et tout ça, ils avaient toujours des petits mots gentils. Ça, ça me plait bien une ambiance comme ça à s entraider mais bon, c est pas toujours pareil, ça dépend des milieux quoi. Quand c est des inter-usines comme j ai fait, ils savent que t es pour l usine, ils te laissent passer, ils discutent, c est sympa. Mais si c est pour passer à telle heure, machin, là c est la guerre, t es obligée de te battre quoi. Ça, c est pas mon truc.» 2. Autonomie et intérêt du travail En faisant l expérience d un autre emploi ou en imaginant leur avenir professionnel, Valérie et Magalie ont pris conscience des aspects qu elles apprécient particulièrement dans leur emploi de conductrice, il s agit de la marge d autonomie dont elles disposent et de l intérêt qu elles trouvent aux tâches diverses qu elles ont à accomplir dans le cadre de leur travail. Magalie bénéficie d une autonomie importante dans la réalisation de son travail. Elle et ses collègues organisent les tournées et se répartissent le travail en fonction de la production et des intempéries. Ils sollicitent rarement leur employeur dans leurs prises de décision, celui-ci ne peut qu en évaluer le résultat en constatant l exécution effective du travail. Leur responsabilité est aussi engagée dans l entretien de leur véhicule (ils doivent signaler d éventuels problèmes). L attachement de Magalie à ces composantes de son métier se manifeste lorsqu elle envisage son avenir professionnel. Elle ne veut pas faire carrière en tant que conductrice, essentiellement parce qu elle juge sa charge de travail trop importante. Aussi prévoit-elle de se reconvertir dans les fonctions d organisation des transports, mais elle appréhende déjà la perte d autonomie qui en résultera et la perspective de travailler sous le contrôle d un supérieur participe de son inquiétude. «Moi j arrive le matin, je vois ce qu il y a en stock, si je vois qu y a trop de boulot, que je peux pas suivre toute seule, j appelle un autre collègue, je lui dis : ben tiens, tu vas me faire deux ou trois tours, et puis c est bon. Parce qu on est trois chauffeurs dans le coin, comme ça, en cas de coup de bourre, on peut s aider. Et y a vraiment que si on ne suit pas qu on appelle le chef Au secours, au secours!. Mais on gère tout seuls quoi. Moi j aime bien, c est sympa, on n a personne sur le dos impeccable. Et puis lui [son patron] ce qu il voit, comme il dit : Du moment que vous vous débrouillez et puis que le boulot il est fait - Il s en fout quoi. Du moment que le camion il est entretenu, qu il y a du bon boulot après C est tranquille. Bon, ça fait des grandes journées mais bon, tant pis hein. Mais bon, moi après, je veux arrêter de rouler de toute manière. C est pour ça que j ai fait mon Bac Pro en fait, c est pour être dans je veux être affréteur ou un truc comme ça quoi. Soit trouver un boulot plus calme ou alors, dans un bureau. Mais bon, je sais pas, on verra bien

234 pfff dans un bureau y aura toujours quelqu un au dessus qui va être là pour surveiller, des trucs comme ça moi, je m organise comme je veux quoi. Je sais que si je pars de bonne heure, je rentre pas trop tard, et si le matin j ai mangé le réveil c est pas grave, je rattrape le boulot après. Je sais ce que j ai à faire et tout. Enfin, on verra bien. Pour le moment, on va continuer comme ça. Voilà» (Magalie). Valérie, quant à elle, valorise la diversité des tâches qui incombent au conducteur. Conduire, établir et modifier un itinéraire, respecter des horaires de livraison, manipuler des équipements et résoudre divers problèmes allant de l ennui mécanique au litige sur l état de la marchandise, nécessite un niveau d investissement important qui conduit à la valorisation du travail effectué. Les efforts qu il faut consentir tout au long du procès de travail pour atteindre les objectifs fixés, confèrent au travail un intérêt qu elle n a pas trouvé dans d autres emplois. Elle assimile la courte période pendant laquelle elle a occupé un poste d ouvrière à un appauvrissement du contenu de son travail et à un désintérêt profond pour celui-ci. «J ai donc bossé [comme ouvrière] pendant huit mois et puis je m ennuyais, je m ennuyais parce que je quittais un milieu du transport où il y avait tout le temps quelque chose à résoudre, toujours un problème de dernière minute, parce qu il y a pas de routine dans ce métier là, on ne sait jamais sur quoi on va tomber, y a pas de routine c est clair. On arrive en retard chez le client, enfin, on arrive en retard parce qu il y a eu des accidents, des bouchons, le client vous laisse partir plus tard donc, y a un retard sur la livraison suivante, sur un chargement suivant, donc on est toujours en train de faire cogiter ses méninges, systématiquement. Parce qu il faut tout, tout sauf être bête pour faire ce métier, il faut savoir organiser son temps, gérer son matériel, faut savoir organiser sa journée..., on travaille beaucoup de la tête dans ce métier là et moi, je suis partie sur une place d ouvrière, ni plus ni moins, où il fallait pas du tout faire travailler sa tête, on faisait huit heures, tranquille, on rentrait à la maison, une fois rentrée à la maison c était le train-train quotidien, je m ennuyais, je m ennuyais à mourir et puis j allais pas au boulot avec le sourire, j y allais pour gagner ma vie tout simplement. Et quand je prenais l Autoroute pour aller au travail et que je recommençais à croiser ces camions, j avais les boules, j avais le bourdon, je disais : Ah! Avant, c était moi qui conduisais ces camions, avant c était moi qui étais au volant et puis, c était pas si mal finalement, je faisais quelque chose que j aimais bien» (Valérie). 3. Travailler parmi les hommes : se faire entendre, se faire accepter, se faire oublier Travailler dans le transport requiert des compétences pour faire face à l imprévu, élever la voix participe de ces compétences et l affrontement y est coutumier. Les intérêts des différents acteurs impliqués dans les opérations sont parfois divergents et il arrive que les chauffeurs se trouvent en situation de concurrence (il leur faut parfois batailler pour atteindre un quai de livraison). Hélène pense ne pas avoir le tempérament nécessaire pour arriver à s imposer dans des relations de travail qui peuvent tourner à l affrontement direct et obligent à user de divers moyens pour se faire entendre. Elle ne se retrouve pas dans ce type

235 d échanges où le respect s obtient souvent par la démonstration de valeurs viriles. Son récit d une journée d essai illustre cela. Hélène racontant une journée d essai pour un travail qu elle a refusé «Il me dit [son patron] : J ai un boulot pour X, tu essaieras, de nuit. Je dis Ouais, d accord, mais il faut voir un peu les horaires et puis ce qu il y a à faire, il me dit Oh, t inquiète, y a rien à faireˮ. Bon, alors il me met avec le chauffeur qui faisait ça, pour me montrer. Alors j ai commencé à 2h de l après-midi, on a été charger de la viande. Déjà, on a attendu trois heures qu ils nous chargent, c est hyper long quand t attends comme ça. Après on est revenus pour décharger, décrocher, raccrocher et partir sur Reims. Alors t arrives à minuit à Reims mais, c est un autre monde hein, t arrives, y a au moins dix camions garés n importe comment. Le collègue me dit Tu te gares làˮ, je dis Oh, c est juste, il me dit Vas-y, gares toi. On descend, on va voir les mecs du chargement, ils me disent Bon ben tu te mets en place, je dis Ouais, c est facile, tous les camions sont devant moi alors j y vais et un chauffeur me dit C est à toi le camion derrière? Alors déjà, tu te sens toute petite, je fais Ouais, y a un problème?, il me dit Tu passeras pas! je dis Oh attends, moi je viens de commencer, je sais pas ce que je dois faire ni où je dois aller alors - Tu passeras pas, tu fais pas chier, tu passes pas. Je dis au collègue C est génial, je fais quoi moi?, il me dit T inquiète, je vais lui parler». Et l autre, il lui parle pas mieux T as rien à faire là, c est moi qui passes avant toi, alors ils s engueulent comme du poisson pourri, l autre quand même il se pousse parce qu il avait pas le choix, le chef arrivait. Alors je me mets en place et puis je me dis : mais t es toute seule, tu peux pas, c est impossible, franchement c est impossible, tu te fais agresser comme ça, si t es toute seule et que t as pas une jacte 189 tu passes pas. Alors, on se fait charger, et puis au milieu de tout le monde, tu décroches, tu raccroches une autre semi, tu repars Après c est pareil, tu attends qu ils te déchargent, tu raccroches Après, t arrives au bureau, t as une heure de retard parce que t étais coincée, ils t engueulent comme du poisson pourri C est toi la nouvelle, c est quoi ce boulot? Si c est comme ça tous les jours, c est pas la peine - Oh la! Ça sera pas comme ça tous les jours, c est la première et la dernière fois. Donc, le patron, il m appelle le lendemain, il me dit Ça a été? je fais Non, ça va pas ton travail là, Oh ben, tu sais, t y serais arrivée, je t aurais félicitée parce que y en a pas beaucoup qui veulent le faire, j ai dit Ben déjà pas moi! - Ah c est le premier jour, tu verras, après ça se passera mieux, Non, je ne suis pas d accord. En plus, j ai pas la hargne pour m engueuler avec les autres chauffeurs, Mais c est pas tout le temps comme ça - Ouais mais bon, une fois ça suffit, je suis pas là pour me faire engueuler non plus hein. Non, je suis pas là pour insulter ou faire des doigts et machin je suis bien routier mais je suis pas non plus vulgaire au point de non, non, je suis pas comme ça. Moi j ai jamais eu trop le caractère d insulter des gens et tout ça alors tu sais, quand tu restes polie, ça marche pas chez eux. Si t as pas la hargne à dire Bon, c est moi qui commande, tu joues le cake, ça passe pas.» Valérie semble mieux armée pour faire face aux interactions avec les hommes, partager avec eux des moments de convivialité et participer aux discussions, y compris lorsqu elles glissent dans un registre grivois. Mais pour se faire accepter, elle s est imposé une ligne de conduite qui lui paraît parfois difficile à tenir. Pour elle, le fait d intégrer un milieu d hommes implique inévitablement de renoncer définitivement à certains comportements. Ces restrictions concernent principalement les aspects visibles de la féminité. Cela passe d abord par une tenue vestimentaire neutre. Les femmes qui feraient preuve d un excès de féminité ne sont pas légitimes aux yeux de Valérie «on se demande ce qu elles font là», suspectées de vouloir 189 «jacte» : bagou, facilité à prendre la parole

236 «se montrer», «se faire valoir». Valérie ne veut pas y être associée, il faut dire qu elle prédit des conséquences graves pour toute femme qui manquerait de discrétion dans ce métier : «on se fait détruire». Aussi a-t-elle ressenti le besoin de travailler dans un contexte où elle pourrait relâcher son attention à ses propres comportements, elle a quitté ce métier dans un premier temps puis s est mise à son compte. «Le truc que j exige en premier, c est le respect. Et donc, pour se faire respecter, il faut savoir répondre aux chauffeurs, parce que c est un milieu macho. Attention, je rigole avec eux aussi, je suis loin d être une rabat-joie, mais avec une certaine limite, et ces limites là, il faut les instaurer solidement et ne jamais les franchir. Parce qu à partir du moment où y en a un qui vous manque de respect, après c est fini, après vous passez pour la «marie couche-toi là». Parce qu ils pensent pas plus haut que le bassin. Mais bon, c est typique des mecs, ils sont quand même très portés sur le sexe. Des fois c est juste pour taquiner mais bon, y a des limites à la taquinerie. Je me prends encore des réflexions à connotation sexuelle, mais ça me fait rire. Parce que les hommes ne peuvent pas s en empêcher. Vous êtes une femme dans un milieu d hommes, sur quoi on va essayer de vous coincer? De vous mettre mal à l aise? Là dessus!( ) Y en a [des femmes] qui viennent travailler dans des tenues moi j ai vu une femme en talons aiguilles, en jupe, sur le bas-côté de l autoroute, en train de faire basculer sa cabine, elle avait de l allure! Chaque chose à sa place, talons aiguilles en boîte, chaussures plates au travail, chaque chose à sa place, c est normal. Quand on les voit ces femmes là, on se demande ce qu elle font là, elles viennent travailler où elles viennent se montrer, se faire valoir? On doit être discrètes justement, déjà on est des femmes, on conduit, on est dans un milieu macho donc, très peu appréciées, si en plus, on vient là mais alors, maquillées, habillées moulant, court, féminines jusqu au bout des ongles, on se fait détruire, c est clair, c est clair, chaque chose à sa place, faut savoir être discrète. Et en fait, y a eu une période où j en ai eu marre du transport parce que : jeans-baskets, pff je perdais un peu de ma féminité. Donc j ai dit : ras le bol, j ai envie d être femme. Et dans ce métier là je pouvais pas être femme, par rapport à ce que je disais : chaque chose à sa place. Donc j ai arrêté, j ai dit : je vais faire un boulot où je peux aller bosser en jupe, chaussures de ville, tranquille quoi» (Valérie). Quant à Magalie, ses difficultés se situent dans les interactions quotidiennes avec des hommes pour qui sa présence suscite toujours étonnement et curiosité et donne lieu à des réactions qu elle supporte mal. Elle aimerait se fondre dans le paysage plutôt que d être toujours au centre des discussions et montre une certaine lassitude dans ce type d interactions. «Je vois cet hiver, j ai fait la campagne de pommes de terre, j ai dit : je pose le camion, c est bon, j arrête quoi. Vraiment parce qu on était une trentaine de camions, j étais la seule fille et c était la première année qu ils voyaient une femme qui faisait les patates!... Donc, c est un peu le phénomène de société quoi. Et on se voit toute la journée donc c est un peu lourd. C est comme les betteraves quoi, c est infernal. Bon, c est sûr, ils sont pas tous pareils, mais bon, il arrive un moment y a toujours les : Ben, comment ça se fait que t arrives à cette heure là? et A midi, t as été manger où?ˮ. Honnêtement, c est lourd. C est pour ça que je ferai pas ça tout le temps parce qu il arrive un moment c est bon quoi. Dès qu on fait un truc, ça y est, y a toujours quelqu un derrière Et encore, je trouve que maintenant, nous en benne, on en voit beaucoup plus de femmes quand même. Mais bon on entend des trucs, c est hallucinant.» (Magalie). Ainsi, travailler parmi les hommes peut être source d inconfort et présenter, pour les femmes, des inconvénients qui se déclinent dans des registres différents. Les difficultés dont

237 témoignent ici Valérie, Magalie et Hélène sont assez semblables à celles qui connaissent d autres femmes en situation de minorité dans un tout autre univers professionnel : celui des musiciens de jazz 190. Dans ce milieu masculin où l affirmation de soi est la règle, les femmes développent des stratégies pour «exercer une autorité légitime» 191 parmi les musiciens avec lesquels elles doivent travailler : parfois elles s imposent, parfois elles s éclipsent, parfois la discrétion est de mise «Fermer la séduction» 192 est aussi un principe que les chanteuses intègrent dès leurs débuts (pas de rapports de séduction dans le groupe, pas d histoires sentimentales) mais il est difficile à maintenir et oblige à être radicale dans les relations de travail (poignée de main y compris avec ceux qu elles connaissent très bien) alors que le milieu artistique favorise la complicité et la séduction. Tout comme les conductrices, les musiciennes de jazz doivent arbitrer sans cesse entre différentes postures pour un résultat qui n est jamais acquis. Après des années d une pratique professionnelle dans ces milieux à dominante masculine, ce perpétuel recommencement peut-être à l origine d une lassitude des «conventions sociales masculines» 193. D. Une expérience unique Un dernier ensemble de portraits rapporte les parcours de femmes qui sont devenues conductrices sur un mode «circonstanciel». A la différence des précédentes, elles ne nourrissaient pas le désir de faire ce métier mais, une fois devenues conductrices, chacune y a trouvé un intérêt. Catherine a découvert un milieu de travail dominé par un type d interactions à l opposé de celles qu elle vivait en tant qu infirmière. Elle a appris à s affirmer et s est trouvée mieux armée pour reprendre ensuite son métier d origine. Sandrine a apprécié de pouvoir s extraire un temps des contraintes de la vie sédentaire et des responsabilités familiales. Cela n a pas duré mais cette «parenthèse» lui a laissé un souvenir marquant. Quant à Lorette, elle a découvert le plaisir de conduire et de maîtriser des poids lourds. Une satisfaction bien supérieure à toutes les autres composantes du métier qu elle considère 190 Lors d un séminaire du CREAPT (Centre de recherches et d études sur l âge et les populations au travail) sur le thème des difficultés rencontrées par les femmes au cours de leur trajectoire professionnelle, Marie Buscatto, ethnologue, a fait un exposé sur l expérience des femmes dans le milieu du jazz : «Les dimensions genrées d une fatigue artistique». Voir aussi : M. BUSCATTO, Femmes du jazz : musicalités, féminités, marginalisations, CNRS, Paris, Expression de Marie BUSCATTO durant le séminaire du CREAPT. 192 Idem. 193 Idem

238 comme des «à-côtés». Pour ces trois femmes comme pour celles dont nous ne parlerons pas, l expérience de ce métier, bien qu inattendue, a été marquante et a eu des retentissements positifs sur leur trajectoire personnelle. Telle Sophie qui, en se lançant dans ce projet aux allures de défi a obtenu son indépendance économique et recouvré la confiance en elle qu elle avait perdue après des années d inactivité. Ou Marie-Annick qui a vu dans ce métier le moyen de se mettre à l épreuve et de tester ses limites pendant cinq ans avant de se retirer «guérie» et disposée à mener une vie plus calme. 1. Catherine : «C est une expérience que j avais absolument besoin de faire» Catherine est venue au métier de routier pour rompre avec une socialisation familiale et professionnelle très féminine. Pendant longtemps, elle a eu l impression de suivre un chemin tracé correspondant davantage aux attentes et désirs de son entourage qu aux siens propres. Choisir de devenir conducteur routier répondait à une volonté de s affirmer à travers un choix à l opposé des assignations auxquelles elle se soumettait jusque là. Celles de sa famille d une part, celles implicites mais non moins réelles qui dominaient dans son métier d infirmière, d autre part. En devenant conductrice de poids lourds, elle a pu s affranchir de ces normes de sexe et a découvert un métier et un mode de vie dominé par l imprévu. Mais, après une dizaine d années en longue distance, estimant avoir «fait le tour de la question», elle a décidé de reprendre son ancien métier. Cela fait maintenant un peu plus de quatre ans que Catherine travaille à nouveau comme infirmière. Grâce à son expérience de conductrice, elle se trouve plus apte à réagir aux situations qui lui posaient problème auparavant. Elle arrive plus facilement à fixer des limites à son implication personnelle, par exemple. Mais les relations de travail dans ce secteur d activité très féminisé ne sont pas sans lui poser encore des problèmes et elle continue de s interroger sur son avenir professionnel La tonalité de son récit tient pour beaucoup au contexte dans lequel notre demande est intervenue. La veille de l entretien, Catherine a rencontré une difficulté dans son travail à l hôpital (un soin difficile pour un grand brûlé). Ce problème l a plongée dans une réflexion sur ses envies réelles, elle s interroge, fait le bilan des avantages et inconvénients de sa situation et émet l éventualité de prendre encore un «nouveau virage» ou de «changer de direction»

239 1. 1 Des évolutions concomitantes sur le plan personnel et professionnel L interruption de sa carrière de conductrice internationale correspond à une évolution de ses attentes sur le plan personnel et coïncide avec des transformations dans le contenu de son travail qu elle percevait négativement. «Au bout d un temps, je sais pas, j ai commencé à en avoir marre quoi. Bon l ambiance sur la route changeait beaucoup, le travail a beaucoup changé et puis je pense qu il y avait un côté personnel aussi j avais la maison, j avais envie d une autre vie, de vivre autre chose quoi, pas de plus planplan parce que bon, je crois que je m y ferais pas mais, quelque chose d autre. Je crois que j avais fait le tour de la question, c était bon quoi j ai fait tous les pays d Europe, j ai rencontré des centaines et des centaines de gens, je crois que j étais pas loin du million de kilomètres quand même hein. Et puis je crois que ça coïncidait avec une période qui commençait à être un petit peu révolue quoi». Le récit de Catherine est ponctué de descriptions visant à dépeindre le contexte de travail dans lequel elle évoluait lorsqu elle était conductrice internationale et à souligner les aspects qui avaient changé lorsqu elle a décidé de quitter ce métier. Ces évolutions correspondent à un mouvement de rationalisation des opérations dans les entreprises de transport. Ces changements sur le plan organisationnel ont eu des répercussions sur les aspects du métier qu elle valorisait le plus : la possibilité de faire des trajets lointains et de disposer d une marge d autonomie importante dans la réalisation du travail. La relation de «confiance obligée» et de «donnant-donnant» avec le patron (qui était lui-même un ancien routier) s est modifiée avec l apparition d un personnel formé pour attribuer le travail aux chauffeurs, moins proche socialement de ces derniers et ne connaissant pas les réalités de leur travail (savoir pratique / savoir formalisé). La perception de Catherine des changements dans le métier «C est vrai que l ambiance avait beaucoup changé, depuis qu ils avaient mis en place le contrat de progrès, les choses avaient énormément changé. Et puis aussi, avec les histoires de ferroutage, les histoires de relais, c est vrai que bon, les patrons qui font vraiment faire encore des longues distances, ils deviennent de plus en plus rares. Le problème c était que vous allez charger quelque part, on vous dit : Ouais j te charge pour l Irlandeˮ - Oh super, l Irlande!. Alors, tu prends ton chargement d Irlande et puis après, en cours de route on te rappelle et on te dit : Ouais ben écoute, tu vas jusque Soisson et puis tu décrocheras la semi, t en prendras une autre qui est chargée pour Caen. Alors bon ben voilà, le voyage d Irlande enfin je veux dire c est vraiment frustrant quoi, c est frustrant. Je crois que c est ça pour finir, c est devenu trop frustrant. Et en longue distance, c est vrai que l affréteur, on l a au téléphone quoi? Cinq minutes dans la journée hein. Allez, cinq minutes le matin et cinq minutes le soir, le reste du temps, on n a pas l impression d avoir un patron parce que bon, il est loin et puis c est vrai que, pendant longtemps en fait, quand les patrons c était des anciens chauffeurs, enfin qu ils avaient roulé eux même, qu ils connaissaient le métier, alors, y avait du donnant-donnant, c'est-à-dire que si lui il était un peu dans la merde par rapport à un truc ben, il demandait au chauffeur : Ben écoute, tu sais, j suis dans la merde, est ce que tu peux me faire ça quoi?. Bon ben le gars il le faisait parce que d un autre côté, si par exemple, le gars il avait un

240 problème familial, le patron lui disait : Ben écoute, laisse, je vais prendre le camion, je ferai ton boulot, rentre à la maison, on a besoin de toi à la maison. Maintenant c est fini ça, les affréteurs c est des gars ou des filles qui sortent d une école et puis à qui en fait, on bourre bien le crâne avec des histoires de rendement puis la vie du chauffeur en fait, ils s en fichent quoi, ils s en fichent. ( ) J avais plus envie.» 1. 2 Le retour au métier d infirmière : des savoir-faire visibles aux savoir-faire discrets Lorsqu elle décide de redevenir infirmière, Catherine anticipe sur les difficultés qui risquent d accompagner ce changement radical de style de vie. Elle sait que dans cette activité, certains comportements sont attendus de la part de ceux qui prodiguent les soins (des femmes en l occurrence), il faut être à l écoute des autres et de leurs besoins et faire preuve d empathie 195. Aussi décide-t-elle de travailler en intérim pour se donner la possibilité de quitter un poste si la situation ne lui convient pas, mais aussi pour éviter de ressentir une impression de routine. «Etant donné que pendant dix ans j ai quand même eu une vie une vie d aventure quoi, je veux dire j ai j ai pas chargé deux fois de suite au même endroit, j ai pas passé deux nuits de suite au même endroit, ou rarement, alors bon, quand je commençais à penser à m arrêter, je m étais dit, faut quand même que je fasse attention, que j arrive à organiser ma vie en fait, de façon à ce que, premièrement, j ai pas une sensation de routine et puis que je me trouve des à-côtés qui me rendent peut être le boulot plus agréable. Parce que bon, je veux dire j aime bien, j aime bien aussi infirmière, c est pas ça, mais bon, faut que je fasse attention quand même parce que c est pas pareil. En fait infirmière bon, c est un métier féminin, et en fait, je pense que dans les métiers féminins, souvent, ils essayent de faire appel à certaines choses quoi, c'est-à-dire qu en général, il faut être assez soumise, c est mal vu de ruer dans les brancards quand on est une femme quoi, faut être dévouée à son prochain, il faut puis moi, je suis pas particulièrement tout ça donc en fait, arriver comme infirmière quelque part et dire : Écoutez, moi, je travaille pour vivre et je vis pas pour travailler et puis je suis pas je suis pas non plus Mère Térésaˮ, en tant qu intérimaire ça passe mieux quoi». Son récit est largement construit autour de l évocation des bénéfices qu elle a tirés de son expérience dans un métier très éloigné des dispositions requises dans celui d infirmière. Expérience qui lui a permis d y revenir «mieux armée». Elle estime par exemple que son expérience de grand routier lui a permis de s affirmer et de poser des limites à son investissement personnel dans la prise en compte de la souffrance de l autre La dimension affective du travail des infirmières n a rien de naturel, c est une construction sociale associée à l idéologie de la compassion et du dévouement des femmes pour autrui. Voir P. MOLINIER, «Travail et compassion dans le monde hospitalier», Cahiers du Genre, n 28 La relation de service -, 2000, p La disponibilité des infirmières, décrite par Pascale Molinier sous le registre de «l agir compatissant» ou de «l intelligence conciliatrice» ne peut s exprimer que dans la discrétion. P. MOLINIER., «Féminité et savoirfaire discrets» Actes du colloque international de psychodynamique et psychopathologie du travail. Tome II, 1998, p

241 «Je crois que ça m a apporté énormément sur le plan personnel et que c était une expérience que j avais absolument besoin de faire, pour moi. Ca m a fait du bien aussi parce que j étais quelqu un de très, très timide avant. Et puis là, j étais obligée de m affirmer, de dire aux gens où se trouvent mes limites, parce qu on peut pas tout le temps se laisser marcher sur les pieds. Et je crois que, quelque part, le fait d avoir travaillé comme routier ça m a ça m a changée. Maintenant que j ai repris mon boulot d infirmière, je me rends compte qu il y a des choses qui me sont plus faciles maintenant qu avant. C'est-à-dire que je me fais moins bouffer, j ai moins ce côté, bon y a toujours quand on est infirmière, on est toujours un petit peu la Mère Térésa des autres, ça on peut pas mais bon, maintenant, je peux dire aussi aux gens : Ben écoutez, vous savez, moi je suis contente de venir mais je suis contente de rentrer chez moi aussi donc en fait, votre problème, si vous voulez bien, on verra ça demain, je suis là demain, on en reparlera demain. Avant, j aurais pas fait ça, je me tapais des heures sup mais incroyables parce que je me disais : Mais, si ils ont besoin d en parler, ben il faut en parler maintenant. Mais maintenant, je me dis : Ben non, maintenant c est l heure, je rentre chez moi et on verra ça demain, demain est autre jour et on pourra parler de ce problème là demain aussi.» Si Catherine tire parti de son expérience de conductrice, elle évoque des difficultés persistantes à évoluer dans un univers professionnel très féminisé. Lorsqu il lui faut composer avec les sensibilités de ses collègues, par exemple. Elle compare et oppose le type de relations qui s établissent sur la route à celles des collectifs de travail dans les emplois sédentaires. D un côté l immédiateté des relations, de l autre, le respect des distances sociales 197. «Les gens sédentaires, ils ont comment dire?... y a tout le socialement correct donc en fait quand on rencontre quelqu un, on parle de la pluie et du beau temps, on maintient des distances sociales correctes et puis on met du temps avant de connaître ses collègues de travail, y a un certain temps de mise en route qu il faut respecter. En tant que routiers ou en tant que gens qui se déplacent beaucoup, on n a pas le temps de ça. On n a pas le temps de prendre quinze jours pour établir le contact, le contact il doit se faire tout de suite parce que dans trois quart d heure ou une heure, on est reparti. Alors, c est une chose qui s apprend, de se pointer vers quelqu un et d emblée de commencer à parler. Et travailler avec des femmes je trouve toujours que c est pas facile. Parce que le contact est beaucoup moins direct. Je veux dire, moi, si dans mon travail de routier, j ai un problème, un mec qui m a fait une crasse ou quelque chose qui ne me convient pas, bon ben je vais trouver le gars et puis on s explique, alors on peut s engueuler monstrueusement, moi j ai déjà vu le cas, je me suis engueulée avec un mec mais alors comme du poisson pourri, puis après on a été manger ensemble, ça portait pas plus à conséquence que ça. Et puis avec une femme c est pas pareil, parce qu on peut pas être aussi direct, les femmes réagissent différemment et je trouve que c est plus difficile de s entendre en fait dans une équipe de femmes. C est vrai que dans un milieu masculin, le coup de gueule est toléré alors qu entre femmes, il faut beaucoup de diplomatie et puis ça prend des proportions, quand c est pas l autre qui commence à pleurer et puis là, on a eu le cas, une fille, elle fait des erreurs et on a provoqué une rencontre avec une des surveillantes et puis, elle avait pas grand chose à dire, elle se goure, elle se goure quoi et voilà qu elle fond en larmes. Bon ben voilà, comme ça le truc est réglé quoi, toi t es là, l autre qui chiale comme une madeleine, alors tu commences à te dire : j ai peut être été un petit peu fort, on aurait peut être dû régler le problème différemment, ce côté toujours culpabilisant quoi. C est l autre qui fait des conneries puis, à la limite pour finir, c est quand même encore toi le couillon. C est pénible.» 197 Dans ses travaux sur les routiers, Bruno Lefebvre constate que les relations des chauffeurs entre eux sont fondées sur des rapports d immédiateté et, qu avec le temps, la fréquentation de cette population ambulante conduit à un détachement vis-à-vis de la société sédentaire. B. LEFEBVRE, «Entre bitume et macadam», In J- B. POUY, P. HAMELIN et B. LEFEBVRE, Les Routiers, des hommes sans importance? Syros, Paris,

242 Dans les secteurs professionnels dominés par les femmes, l évocation des contraintes pratiques liées à la maternité est légitime. N ayant pas d enfant et ayant évolué précédemment dans un milieu de travail où la dimension familiale était évacuée, Catherine accepte difficilement de participer aux échanges de services réciproques entre femmes pour réduire la tension entre les temporalités du travail et celle de la sphère privée. D autant qu elle se trouve souvent lésée. Sa position de femme célibataire sans enfant ne lui permet pas de négocier quelque arrangement dont elle pourrait tirer avantage 198. «Y a toujours le problème, quand on travaille dans un milieu féminin, c est les femmes qui ont des gosses. Alors, ça commence toujours par : Oh ben toi, comme t es pas mariée, ça te dérange pas de travailler les week-endˮ. Et puis après y a aussi : Ben remarque, toi ça te gêne pas de me laisser le mercredi, t as pas de gosse, t as pas besoin absolument du mercredi. C est vrai que je m en fous de travailler le mercredi ou de pas travailler, à la limite. Mais alors après ça, c est les vacances scolaires, après ça, c est Noël, c est Pâques, après c est la rentrée. Alors, pour finir, en fait, c est insupportable quoi. On finit par avoir les congés payés en plein mois de novembre et moi, ça maintenant, j accepte plus quoi. Y a une collègue une fois, je lui ai dit : Écoute, tu sais, j estime que quelque part c est un choix personnel que t as fait, d avoir des enfants et puis, soit tu restes à la maison et tu t occupes de tes gosses, soit tu vas travailler et t aurais pas du faire de gosses mais tu peux pas demander à ceux qui en ont pas en fait, de venir suppléer quoiˮ. Bon alors, faut simplement savoir le sortir avec beaucoup de diplomatie quoi. Et ça, je l aurais pas fait avant, je me faisais complètement bouffer. Alors que maintenant, j arrive quand même assez à indiquer aux gens où y a les limites quoi et puis à dire stop. Je veux bien être sympa mais il faut pas que ça devienne non plus une espèce de routine : Oh ben demande à Catherine. Catherine elle te le fera à tous les coups». Une autre femme a, comme Catherine, repris son métier d origine après avoir été conductrice de poids lourds. Mais à la différence de Catherine, cette femme à des enfants. Pour elle, le retour à une activité sédentaire se traduit surtout par un retour à une vie où les contraintes professionnelles se cumulent à celles de la gestion de la vie familiale. 2. Sandrine : «Sortir de l ordinaire» Sandrine a été conductrice de poids lourds pendant moins de quatre ans. Précédemment elle était ambulancière et elle a repris cette activité lorsqu elle a cessé d être conductrice pour répondre aux demandes de sa plus jeune fille qui souhaitait qu elle soit plus présente. Elle 198 A partir de statistiques produites par la DRESS sur les professions de santé, Paul Bouffartigue et Jacques Bouteiller ont établit, à propos des infirmières hospitalières, qu elles étaient rarement concernées par la vie en solitaire (seulement 10% des infirmières de ans vivent seules et sans enfant) d une part ; qu il s agit d un des groupes professionnels les plus exposés aux horaires de travail atypiques (horaires alternants, décalés, travail de nuit ), d autre part. Les arrangements et compromis au sein du collectif de travail - tels qu évoqués par Catherine leur permettent donc de supporter cette double contrainte : travailler selon des rythmes socialement anormaux et vivre en couple avec des enfants. P. BOUFFARTIGUE et J. BOUTEILLER, «Jongleuses en blouse blanche», Temporalités, [en ligne] 4/2006, URL :

243 déplore cette évolution et souhaite réitérer cette expérience qui, pour elle, se traduisait par une réduction des contraintes domestiques et familiales qu elle assumait avant de faire ce métier et qu elle assume à nouveau aujourd hui. Résumé du parcours de Sandrine Lorsqu elle se «lance» dans le métier sur proposition de l ANPE, parce qu elle ne souhaite plus être ambulancière, Sandrine à quarante ans, sa fille aînée en a dix-huit, son fils de seize ans est pensionnaire et la dernière est âgée de six ans. Elle les élève seule. Au terme de l année consacrée au passage des permis, elle trouve un poste «à la journée» mais constate rapidement que ses horaires de travail ne s adaptent pas aux rythmes de vie de son plus jeune enfant. Au bout d un mois, elle décline la proposition d embauche qui lui est faite et répond à une annonce qu elle a vue pour faire de l international. C est l aspect financier qui la motive. Durant trois ans et demi elle se déplace à travers l Europe : Angleterre, Hollande, Écosse, Belgique, Allemagne. Un des chauffeurs de l entreprise devient son compagnon. Tous deux partent durant toute la semaine et, en leur absence, la plus jeune fille de Sandrine est gardée par une baby-sitter, ses grands-mères et sa sœur aînée. Mais celle-ci est sur le point de quitter la maison et la cadette voudrait que sa mère soit plus présente. Sandrine lui assure que pour son entrée au collège, elle sera de retour à la maison. Elle tient sa promesse et quitte son poste. Dans un premier temps, elle cherche à refaire des trajets journaliers mais les entreprises qui font ce travail sont installées au plus près à soixante kilomètres de chez elle, ce qui implique de longs trajets pour prendre son poste très tôt le matin et regagner son domicile en fin de journée. Elle décide donc de reprendre son ancienne activité aux ambulances. Sandrine continue de jeter un œil sur les offres d emploi en courte distance mais nourrit peu d espoir de trouver une place de ce type. Elle évoque quelques projets peu réalistes mais qui démontrent son envie de bouger : partir un an à vélo avec son ami, acheter à leur retraite un camion et en aménager la remorque pour «faire comme si on était au travail» «Avec des enfants c est pas possible» Les motifs qui ont conduit Sandrine à considérer qu elle ne pourrait plus faire ce métier - après deux expériences dans des situations de travail très différentes - ont trait à la gestion de la vie familiale. Lorsqu elle occupait un poste en courte distance, elle devait faire des trajets domicile-travail importants, accomplir un certain nombre d activités au retour de sa fille le soir (devoirs, repas ) avant de se coucher à une heure tardive compte tenu de ses horaires matinaux. Lorsqu elle a pris un poste en longue distance ensuite, elle devait mobiliser son entourage pour la garde de sa fille durant toute la semaine. Mais en dépit de ces arrangements, celle-ci souhaitait que sa mère soit plus présente. Les raisons de l échec de son expérience en courte distance : «Et le problème avec les trucs réguliers c est que c est souvent de la messagerie et c est que la nuit, et moi je peux pas laisser Magalie toute seule la nuit. Ou alors, c est des départs à 3h ou 4h du matin. Et puis je te dis, nous faut aller on a 50 à 60 km, si tu veux essayer de récupérer un camion, t as une heure pour y aller, tu fais ta journée, t as une heure pour revenir, tu vas rentrer vers 16h, la gamine va rentrer de l école vers 17h, 18h, le temps de s occuper des leçons et tout, t as pas le temps de dormir un peu. Je l ai vu quand j étais chez les transports B à Angoulême. C est pas possible. Ca va bien pour un homme. Un homme il va pouvoir se reposer la journée, se lever à 20h pour manger, se recoucher, mais une femme c est pas possible avec les enfants. C est là la différence»

244 Les raisons de l échec de son expérience en longue distance : «La petite, au début j avais une jeune fille qui venait s en occuper le soir ici, puis les grands-mères elles la prenaient des fois. Mais c est la grande qui s en est occupée le plus. Mais bon, elle aussi faut qu elle fasse sa vie, maintenant elle est mariée, elle pouvait pas continuer à s occuper de sa sœur. Puis, la petite, elle a besoin d avoir quelqu un de plus proche. Et à l école, quand elle disait que maman s en allait toute la semaine, alors là on passe pour des personnes pas très (rires) pas normales du tout» «Pour moi c était des vacances, maintenant je travaille» Sandrine conserve un souvenir extrêmement positif de sa courte expérience de conductrice de longue distance, expérience qu elle aurait voulu prolonger. Cette période pendant laquelle elle s absentait durant toute la semaine correspondait pour elle à un allègement de son investissement dans les activités domestiques et familiales au point qu elle associe son travail d alors à des «vacances». En reprenant son emploi d ambulancière, elle a retrouvé les rythmes de la vie sédentaire et les contraintes de la «double journée». Son récit consiste en une comparaison de sa situation à ces deux périodes. Ses propos visent essentiellement à souligner cette différence dans la charge de travail qu elle juge importante. Aussi présenteelle le travail des conducteurs de longue distance sous un jour particulièrement favorable. «C est vrai qu en grande distance, t es pas pressé. On partait d ici, on montait en Ecosse, faut deux jours pour monter en Ecosse, deux jours et demi. Tu vidais le camion, tu rechargeais et tu redescendais, c était ça. Tu faisais tes dix heures de conduite tranquillement, tu t arrêtais, t éteignais le camion, t allais prendre ta douche puis tu prenais ton livre, depuis que je suis ambulancière les livres peut être un peu dans la salle d attente mais c est pas la même vie du tout. C est une vie beaucoup plus calme dans la longue distance. Tu as un but, tu dois aller vider à tel endroit, un point c est tout, t es pas pressé vraiment par les horaires. Là, en ce moment, je travaille douze, quinze heures par jour, c est un travail beaucoup plus fatiguant, c est un travail qui me prend beaucoup plus de temps là c est toujours la course. Avant, je partais le lundi, je fermais la porte, je revenais le vendredi, je l ouvrais : ah j ai une machine à faire!. Là, c est tous les jours, tu refais la même chose, tous les jours tu fais la cuisine, cette vie là c est vrai que c est pas le genre de vie que moi j apprécie surtout que j ai goûté à l autre vie. Le dimanche soir arrivait, je me disais : vivement lundi que je reparte parce que là, je vais me reposer. C est malheureux à dire mais c est ça, c est comme ça. Je me reposais la semaine. Parce que la semaine je faisais dix heures de conduite, je m arrêtais et puis voilà. J ai arrêté l année dernière parce qu il le fallait mais c est vrai que si j avais pu trouver une autre solution». Elle est consciente d avoir un rapport à ce métier particulier, différent par exemple de celui de son compagnon qui roule déjà depuis une quinzaine d années et montre des signes de fatigue et une certaine lassitude. «Pour moi c était pas un travail. Peut-être que j aurais fait ça quinze ans, j aurais peut être vu que c était un travail, c est possible. Mais pour moi, j ai pas perçu ça en travail. Je me promenais, je discutais avec les gens. C est la belle vie. On ne pense à rien. On va le lundi, on revient le vendredi... Faudra pas le dire à tout le monde mais pour moi, c était des vacances. Je partais avec mon campingcar (rires). Bon lui [son compagnon], il voit les choses différemment, lui il partait pas avec son camping-car le matin. Voilà. Moi j ai fait ça trois ans et demi, lui ça fait quinze ans donc c est

245 différent aussi. Pour moi c était un jeu. Maintenant je travaille. Je regrette un peu mais bon, on peut pas tout avoir». Sandrine fait un commentaire intéressant lorsque son compagnon fait son apparition au cours de l entretien : «Voilà un routier qui a mal au dos, qui se promène un peu en crabe en ce moment. Donc lui, il va rester à la maison et puis moi je vais reprendre la route (rires)». Sa proposition suggère un renversement des rôles au sein du couple : s il quittait son travail et se consacrait à l intendance de la maisonnée, Sandrine pourrait s absenter à nouveau. Cette possibilité a en fait peu de chance de prendre consistance (en partie parce que son ami n est pas le père de ses enfants) mais sous couvert de l humour et énoncé sur le ton de la blague, il traduit les difficultés qu elle éprouve pour se réadapter à une vie qui lui paraît routinière du fait de la répétition des gestes qu il faut accomplir et recommencer jour après jour et témoigne de son désir d y échapper à nouveau : «sortir de l ordinaire quoi!». Elle regrette que la nécessité de trouver les moyens d une conciliation entre les sphères professionnelles et familiales, revienne aux femmes en priorité alors que les hommes en seraient dispensés. «Maintenant, ce que je pense des routiers, parce que c est vrai qu on les voit partir, on se dit : les pauvres, ils partent toute la semaine, ils ont pas leur famille mais en fin de compte, c est vraiment une belle vie, tu ne penses à rien, tu t en vas et c est tout. L homme s en va quand même le lundi matin, revient le vendredi, la femme reste à la maison, elle a les enfants, les courses, son boulot faut qu elle gère tout, c est quand même». Faisant le constat amer qu «avec des enfants c est pas possible, ou alors il faut être un homme», Sandrine a dû renoncer à une activité professionnelle qui lui plaisait. Lorette - dernière femme dont nous présenterons le portrait - s est trouvée dans une situation comparable lorsque, quelques années seulement après ses débuts dans le métier, elle a mis un terme à sa carrière de conductrice pour s occuper de son premier enfant. Mais contrairement à Sandrine, elle a pu trouver un arrangement original pour pouvoir reprendre cette activité et continuer d élever sa fille. 3. Lorette : «Ne plus conduire serait un déchirement» Lorette a une sœur, elle aussi conductrice. La mise en commun et la gestion concertée des charges professionnelles et familiales caractérisent leur parcours dans ce métier. En effet, dès lors qu elles auront des enfants, ces deux femmes vont travailler «en duo» de sorte que, lorsque l une est sur la route, l autre reste à la maison. Pas une once de regret dans le récit de

246 Lorette, plutôt la satisfaction d avoir trouvé la bonne équation entre plusieurs vœux : ne pas abandonner une activité qui plait, subvenir aux besoins d une famille, élever des enfants. Résumé du parcours de Lorette et sa sœur Dominique Lorette s est tournée vers le métier de routier pour des raisons qui furent d abord matérielles et alors que rien ne pouvait le laisser prévoir. Elle ne s était jamais intéressée à cette activité que personne dans son entourage n exerçait. Pourtant, alors même qu elle se montrait peu impliquée dans ce projet professionnel, dès le début de la formation, à l instant même où elle s est trouvée au volant d un camion, le plaisir de conduire et des raisons beaucoup plus profondes de s y investir, se sont révélées à elle. Et, quelques mois à peine après l obtention des permis, elle était conductrice internationale. Satisfaite de sa situation chez le premier transporteur qui lui confie un 38 tonnes, elle y reste pendant cinq ans. Puis, sa sœur Dominique la rejoint dans l entreprise. Elle non plus n avait jamais envisagé de devenir conductrice et s était engagée dans une toute autre voie. Mais les difficultés qu elle rencontre dans son travail d éducatrice et les nombreux voyages qu elle effectue en accompagnant sa sœur et d autres chauffeurs lui donnent l idée de le faire. Sitôt les permis passés, elle est embauchée par l employeur de Lorette et roule quelques années à travers l Europe. En 1983, Lorette passe son attestation de capacité. Plus que le projet de se mettre à son compte, c est l envie d en apprendre plus sur ce métier qui la motive. «J ai dit à mon patron, j ai l impression que je roule un peu idiote donc, j aimerais passer cette fameuse attestation de capacité, pour comprendre un peu les dessous. Les kilomètres c est pas mal mais c est vrai que si on sait pourquoi on les fait c est bien aussi. J étais d un naturel curieux». Son patron tente d abord de l en dissuader, il connaît des chauffeurs qui ont tenté l expérience et ont rapidement fait faillite. Il lui propose néanmoins un travail pour lequel il estime que les risques sont limités, un transport régulier qu il va mettre en place. Lorette et sa sœur deviennent donc tractionnaires de leur ancien employeur. Le travail consiste à aller charger en Allemagne une substance chimique et de l acheminer en camion citerne jusqu à une usine lyonnaise. Un tour complet prend 24 heures, il faut en faire trois chaque semaine. Il n y a de travail que pour un chauffeur et c est Lorette qui commence par le faire. Mais quelques mois à peine après la création de leur SARL, elle est enceinte et cesse de travailler. Dominique prend le relais et Lorette reste deux ans à la maison pour s occuper de son enfant puis fait du ramassage scolaire pendant trois ans pour compenser la perte de salaire. Elle voudrait reprendre la route mais la garde de sa fille pose problème. Alors les deux sœurs décident de s organiser pour pouvoir faire ce travail et s occuper de l enfant chacune leur tour «Fallait qu on puisse s arranger comme ça, sinon tant pis» La mise en place de ce travail très régulier a permis à ces deux sœurs d élever leurs enfants respectifs tout en étant célibataires d abord, puis ce travail s est adapté aux nouvelles configurations familiales : des conjoints chauffeurs, d autres enfants Ainsi, elles n ont pas eu à renoncer à l exercice de ce métier en devenant mères, elles n ont pas eu non plus à confier leurs enfants à un tiers, leur garde étant assurée alternativement par la mère ou la tante. «Mais j aurais pas mis mes gosses en pension pour faire ça. Fallait qu on puisse s arranger à le faire comme ça sinon, tant pis. J avais arrêté pour le premier en pensant bien que la route c était fini pour moi. Le fait d être toujours célibataire et seule après la naissance de ma première fille. C est parce que j ai pu rouler à mi-temps avec ma sœur que j ai réattaqué. Sinon, je ne l aurais pas fait. Je me voyais pas faire un sac pour cette gosse et la mettre en pension, comme certaines ont fait, et que j ai pas forcément approuvé d ailleurs. J ai pensé : quitte à conduire un camion, on peut faire de la zone

247 courte, on peut faire du car, tant pis mais je voulais pas faire une victime de ça. Donc c est bon, la petite s est bien épanouie, elle voyait maman les trois-quarts du temps. On avait les téléphones dans les camions, donc : bleus de la journée, problèmes, on savait tout au fur et à mesure donc on s est pas coupé des enfants. Ils n ont pas eu l impression qu y avait une coupure. Je crois qu on les aurait mis en pension quelque part ou dans une famille, chez des nounous, ça aurait été différent. Là, pour eux, y avait toujours quelqu un. Si c était pas la mère c était la tante, c est pareil. Presque. Et nous, c était notre gagne-pain quoi, on était toutes seules». Cette organisation du travail, basée sur la régularité des trajets qu elles doivent effectuer va connaître des aménagements à mesure que s agrandira la famille mais le principe restera le même pendant de nombreuses années : ajuster au mieux les temps du travail et ceux de la vie familiale. Toutes les deux ont épousé des chauffeurs qui sont venus agrandir l entreprise. Au moment de l entretien, cinq citernes tournent régulièrement entre la France et l Allemagne et la fille aînée de Lorette assure des transports régionaux. L investissement des deux sœurs dans les opérations de transport s est transformé au fil du temps. Petit à petit, Lorette a pris en main la gestion de l entreprise et conduit beaucoup moins, même si elle saisit toutes les occasions de se retrouver au volant d un camion (remplacer un chauffeur, emmener un camion au garage). Quant à sa sœur, aujourd hui mère de trois enfants, elle assure des navettes sur une portion du parcours et rentre chaque soir chez elle «C est le grand luxe» Lorette dresse un bilan très positif de son parcours et témoigne d un équilibre trouvé entre plusieurs composantes de son existence. Au premier plan des satisfactions qu elle a eues à faire ce métier, il y a le rapport à la conduite et à la maîtrise du camion. Plus qu à tout autre aspect du métier qu elle considère comme des «à-côtés», Lorette fait la part belle dans son récit à l activité de conduite (comme terrain d épanouissement et de visibilité). Le plaisir qu elle retire de cette activité traverse tout son parcours, il en est le point de départ on l a vu précédemment et n a jamais faibli depuis. Mais même si la conduite constitue désormais une part négligeable de son travail, Lorette n en souffre pas. Elle accepte d autant mieux cette évolution qu elle l a souhaitée et qu elle a trouvé un équilibre dans le développement de ses capacités à travers une pluralité d activités : la gestion de son entreprise de transport, son engagement dans la vie locale mais aussi les activités qu elle a à la maison. «Tout le monde n a pas la chance d avoir le métier qui lui colle vraiment et bien moi, j ai fait quelque chose qui me rendait heureuse, qui me rend toujours heureuse, c est conduire! Vider, recharger, c est les à-côtés, les contacts avec les clients, y en a qui sont vraiment sympas, tout ça, c est des à-côtés sociaux normaux, on peut les avoir ailleurs, mais conduire ce camion, c était incomparable. Le fait de rouler, le plaisir qu on a à faire ça, n est jamais passé, jamais. C est toujours au fond du ventre. Et

248 puis le fait de maîtriser ça. En car, je n ai pas eu ce plaisir, j ai pas trouvé que c était intéressant, j ai pas fait ça longtemps, pas de plaisir. Si vous ne rouliez plus? Là, ça me manquerait. Maintenant je fais plus de bureau donc, forcément, je fais moins de camion mais je le prends bien parce que c est volontaire, que c est une évolution de ma vie. Si je ne devais plus du tout conduire de camion, là je pense que ce serait un déchirement. Y a des périodes où je roule plus que d autres, là, c est une période où je roule moins. Mais quand il faut remonter un camion de chez notre garagiste à ici, ben tant qu à faire, c est moi qui le prends. J ai appris une chose, c est qu il faut pas non plus oublier qu on a une famille. Parce que c est vrai que le plaisir de conduire et la fierté qu on en a est tellement puissant qu il faut pas oublier qu il y a pas que ça dans la vie, je crois. Maintenant, je sais pas si y en a qui sacrifient vraiment leur vie pour le camion. Là, moi je suis veinarde, là c est le grand luxe : la famille, l entreprise, un peu de camion, pas trop parce que je peux pas y consacrer mon temps et puis j aime bien le bureau, c est intéressant aussi. Le fait d avoir des responsabilités, et puis maintenant ça fait vivre quelques familles. C est vrai que je fais moins de bornes maintenant, c est plus mon activité principale. Mais c est l activité qui me botte par contre et, s il le fallait, je sais pas, si on fait faillite, ça peut arriver après tout ben je réattaquerais. C est vrai que ça me manquerait la maison, maintenant j apprécie de planter des fleurs, mais bon, si il faut. Je suis restée chauffeur»

249 Caractéristiques en début de carrière Déroulement carrière Caractéristiques au moment de l entretien Françoise : 18 ans, célibataire, sans enfant. CAP routier Conductrice LD, 44 ans, célibataire, sans enfant. Continue, LD exclusivement depuis 26 ans Circonstancielle, précoce Critique vis-à-vis du métier Alexandra : 20 ans, célibataire sans enfant. CAP routier Vocationnelle, précoce Interrompue, LD exclusivement pendant 11 ans dont 4 en double avec son compagnon. Arrêt à la naissance de son 1 er enfant Congé parental, 37 ans, en couple avec chauffeur CD, deux enfants de 5 et un an ½. Nostalgique de son passé professionnel et soucieuse de son avenir Discontinue, 9 ans en LD puis interruption pendant 10 ans pour élever Corinne : 18 ans, célibataire, sans enfant. CAP routier Conductrice en CD, 46 ans, en couple avec chauffeur CD, 3 enfants de 19, enfants. Reprise en CD il y a 6 ans. Ses enfants avaient alors 13, 7 et 5 Vocationnelle, précoce 13 et 11 ans ans Patricia : 18 ans, célibataire, sans enfant. CAP routier Interrompue, LD exclusivement pendant 15 ans. Vocationnelle, précoce Arrêt définitif à la naissance de son 2 ème enfant Conductrice de bus, 41 ans, célibataire, deux enfants de 5 et 2 ans Lorette : 23 ans, célibataire, sans enfant. Petits boulots Circonstancielle, précoce Discontinue, LD exclusivement pendant 20 ans dont 16 ans à «mi temps» avec sa sœur. Arrêt suivi de reprise à la naissance de son 1 er Chef d entreprise transport, 46 ans, mariée avec un chauffeur LD, deux enfants de 16 et 12 ans. Roule occasionnellement Dominique : 25 ans, célibataire, sans enfant. Educatrice Continue, LD et CD depuis 19 ans dont 16 ans à «mi temps» avec sa Circonstancielle, précoce sœur Conductrice CD, 44 ans, mariée avec chauffeur CD, 3 enfants de 15, 8, 4 ans MarieAnnick : 25 ans, célibataire, sans enfant. Petits boulots Interrompue, LD exclusivement pendant 5 ans. Arrêt définitif cause Circonstancielle, précoce santé Traductrice/correctrice, 52 ans, mariée avec restaurateur, un enfant de 20 ans Stéphanie : 21 ans, célibataire, sans enfant. Vendeuse Continue, en CD et LD depuis 12 ans. Envisage de repasser en CD si Circonstancielle, précoce enfant Conductrice LD, 33 ans, en couple avec chauffeur LD, sans enfant Magalie : 19 ans, célibataire, sans enfant. CAP routier + Bac Conductrice en CD, 25 ans, célibataire, sans enfant. Ne compte pas faire Continue, CD presque exclusivement depuis 6 ans Pro Exploitation. Vocationnelle, précoce carrière, envisage arrêt métier si enfant et travailler à l affrètement Valérie : 19 ans, célibataire, sans enfant Vocationnelle, précoce Discontinue, CD exclusivement pendant 13 ans, à son compte depuis 5 ans Chef d entreprise de transport, 32 ans, en couple avec vendeur PL, un enfant de moins de 10 ans. Roule occasionnellement Catherine : 33 ans, célibataire, sans enfant. Infirmière Circonstancielle, intermédiaire Sophie : 32 ans, mariée à un commercial, au foyer, deux enfants de 8 et 2 ans. Circonstancielle, intermédiaire Hélène : 31 ans, mariée à un plombier, ambulancière, deux enfants de 7 et 4 ans. Vocationnelle, intermédiaire Annie : 40 ans, veuve, ouvrière, trois enfants de 18, 17 et 15 ans. Vocationnelle, tardive Anne : 40 ans, mariée à chauffeur CD, employée libre service, trois enfants de 15, 13 et 6 ans. Vocationnelle, tardive Eliane : 38 ans, mariée à militaire retraité, au foyer, quatre enfants de 16, 15, 13 et 9 ans. Vocationnelle, tardive Sandrine : 41 ans, divorcée, ambulancière, trois enfants de 19, 17 et 7 ans. Circonstancielle, tardive Francine : 39 ans, célibataire, sans enfant, éleveuse Circonstancielle, tardive Interrompue, LD exclusivement pendant 9 ans. A repris métier d origine Continue, CD exclusivement depuis 4 ans Interrompue, CD exclusivement pendant 7 mois. A la recherche d une place avec horaires qui s ajustent mieux à ceux de ses enfants Continue, LD exclusivement depuis 14 ans (trois 1 ères années an VL) Continue, en CD et LD depuis 4 ans Continue, CD et LD depuis 3 ans Interrompue, LD presque exclusivement pendant 3 ans. Arrêt LD sur demande de sa fille. A repris métier d origine Continue, LD et CD et transport de voyageurs depuis 5 ans Tableau n 46: Récapitulatif des propriétés des femmes interviewées aux différentes étapes de leur parcours Infirmière intérimaire, 46 ans, célibataire, sans enfant. Incertaine sur son avenir professionnel Conductrice en CD, 36 ans, divorcée, deux enfants de 12 et 6 ans Au chômage, 32 ans, en couple avec plombier, deux enfants de 8 et 5 ans Conductrice LD, 54 ans, veuve, trois enfants âgés de 32, 31 et 29 ans Conductrice LD (absente 1 à 3 nuits/sem), 44 ans, mariée à chauffeur CD, trois enfants de 19, 17 et 10 ans. Regrette de ne pas avoir commencé plus tôt. Conductrice LD, 41 ans, mariée à un militaire retraité devenu cadre, quatre enfants de 20, 19, 17 et 13 ans. Taxi et ambulances, 45 ans, en couple avec chauffeur LD, trois enfants de 23, 21 et 11 ans. Regrette de ne pas avoir pu rester en LD. Conductrice LD, 45 ans, célibataire, sans enfant. Satisfaite de sa situation. Précisions sur les termes employés : Type d engagement : «vocationnel» : métier comme but, «circonstanciel» : métier comme moyen Temporalité d entrée dans le métier : «précoce : devient conductrice autour de 20 ans, «intermédiaire» : devient conductrice autour de 30 ans, «tardive» : devient conductrice autour de 40 ans Forme de la carrière de conductrice : «continue» : carrière sans interruption, «discontinue» : carrière avec interruption suivie de reprise, «interrompue» : carrière avec interruption sans reprise Type de postes occupés durant la carrière : «LD exclusivement» : n a fait que de la longue distance, «CD exclusivement» : n a fait que de la courte distance

250 Conclusion du premier chapitre La disponibilité des femmes pour le travail en longue distance évolue au cours de la vie et est soumise à l influence du temps. Un temps limité par l évolution possible de la vie familiale pour les plus précoces, par la dégradation des ressources physiques nécessaires à l exercice du métier pour les plus tardives. Parmi les femmes interviewées, celles qui ont fait de la longue distance sont largement majoritaires (14 sur 18), celles qui n ont pas eu d enfant sont très minoritaires (5 sur 18). Aussi, la plupart se sont trouvées, à un moment ou à un autre, confrontées au caractère antinomique de ces deux positions : s absenter et élever des enfants. Les récits de leurs trajectoires présentent deux configurations principales. Les unes ont exercé cette activité lorsqu elles n avaient encore aucune attache sur le plan familial (certaines ont même retardé autant que possible le moment d en avoir). Puis, le temps de la mise en couple et de la maternité venu, elles ont cessé de faire ce métier. Cet arrêt pouvant être vécu, tantôt comme un véritable renoncement, tantôt comme une évolution souhaitée. Les autres se sont mariées et sont devenues mères beaucoup plus jeunes, ce qui a retardé d autant le moment où elles ont estimé que leur présence auprès des enfants ne présentait plus un caractère obligatoire. L accès tardif de ces femmes au métier de conducteur routier n est pas sans effet sur leur investissement dans ce travail, particulièrement lorsque cela correspond à la concrétisation d un projet ancien. Elles témoignent alors d une volonté farouche de s y maintenir aussi longtemps que leur santé le leur permettra. Faire des trajets courts et se sentir investie dans son travail n est pas antinomique Les commentaires d Alexandra, Suzanne et autres «adeptes» de la longue distance, laissaient souvent entendre que leur travail présentait un intérêt bien supérieur à celui qu accomplissent les conducteur(rices)s de courte distance. Principalement, parce qu elles travaillent dans un espace ouvert sur l inconnu et doivent faire face à des situations extrêmement variées. Cette idée est en fait largement répandue au sein de la profession et les termes employés pour désigner les différentes catégories de professionnels : «grands routiers» / «conducteurs» ou «chauffeurs», traduisent bien cette hiérarchisation. Pourtant, cette opposition entre un travail en longue distance synonyme de «liberté» et d «aventure» et un travail en courte distance, dénué d intérêt et synonyme de contraintes, est considérablement remise en cause par les témoignages de Magalie et Valérie. Toutes deux réalisent des trajets de courte distance et

251 revendiquent néanmoins le fait d accomplir des tâches variées pour lesquelles elles doivent mettre en œuvre des capacités de débrouillardise et d endurance semblables à celles déployées par ceux et celles qui s absentent toute la semaine et font des transports «à la demande». Les retours quotidiens ne sont pas toujours synonymes d une disponibilité plus grande pour soi et pour les autres En observant des conductrices au travail nous avons d abord constaté que celles qui réalisaient des trajets quotidiens n étaient jamais assurées de terminer leur journée à l heure prévue. L enquête par questionnaires a ensuite confirmé que l imprévisibilité des horaires de travail était une dimension qui était loin d épargner les conductrices de courte distance. Les témoignages des femmes qui ont occupé des postes journaliers réaffirment cette tension entre le temps accordé au travail et le temps qui reste mobilisable pour investir les autres domaines de la vie. Il y a plusieurs raisons à cela. A travers l expérience de Sandrine nous avons vu qu en fonction de leur lieu de résidence, les femmes devaient parfois faire des trajets importants pour prendre leur poste, ce qui constitue une perte de temps considérable. Le cas de Magalie montre aussi que les amplitudes de travail peuvent être longues : quatorze heures entre son réveil et son retour chez elle, et elle travaille aussi le samedi. Aussi hésite-t-elle à sortir le soir pour dîner avec des amis, par exemple. Elle nous a même confié avoir plusieurs fois renoncé à partir en week-end ou en vacances car elle ne trouvait pas l énergie de faire des déplacements supplémentaires. Elle souhaite fonder une famille mais prévoie de ne plus faire ce métier le moment venu. Au regard de son activité actuelle, elle estime que cela ne sera pas compatible. Elle considère que la charge de travail qu elle assume aujourd hui ne serait plus supportable si elle devait s occuper d un enfant. Enfin, grâce au récit d Hélène, nous avons constaté que la situation des femmes sur le plan des horaires pouvait varier considérablement d une entreprise à l autre. Dans sa première place, Hélène avait des horaires très adaptés aux rythmes des ses filles (les mercredis libres et des arrangements entre chauffeurs étaient encore possibles), mais à la mission suivante, elle devait travailler une partie de la nuit ce qui lui convenait beaucoup moins (en plus du fait qu elle n a pas apprécié ce travail à cause des tensions entre chauffeurs aux différents points de rencontre). Ainsi, en admettant que les femmes trouvent une place qui leur convienne sur le plan des horaires, rien ne garantit qu elles pourront la garder. A moins de se prémunir de tout changement en négociant des conditions particulières auprès de leur employeur, elles ne sont pas assurées que l organisation de leur travail ne sera pas soumise à variation un jour ou l autre. Un marché peut être perdu, l organisation d une tournée peut être modifiée

252 Travailler en courte distance n est donc pas un gage de stabilité pour les femmes et ne laisse pas forcément beaucoup de disponibilité pour d autres activités privées, à plus forte raison si elles ont des enfants. L attachement des femmes au métier de conducteur routier renvoie aux conditions de travail et de vie qu elles ont connues par le passé et/ou dans lesquelles elles se projettent : Quelles que soient leurs motivations initiales à faire ce métier, la durée pendant laquelle elles l ont exercé et les circonstances qui les ont emmenées à l arrêter, les femmes insistent pour dire qu elles sont heureuses d être ou d avoir été conductrices et s estiment chanceuses par rapport à la vie professionnelle qu elles auraient pu connaître ou à laquelle elles ont «échappé», même un trop court moment. On a vu précédemment comment les conditions de travail d un emploi sédentaire et la volonté d y échapper pouvaient jouer un rôle moteur dans la décision d en changer pour devenir conductrice de poids lourds. On voit ici comment le souvenir de ces conditions alimente le désir des femmes, une fois devenues conductrices, de le rester. Les expériences que les plus tardives ont faites précédemment - dans la sphère professionnelle comme dans la sphère familiale - déterminent un registre d attentes qu elles veulent combler en exerçant cette activité singulière. On voit aussi comment les conditions de travail des emplois dans lesquels les femmes sont généralement cantonnées, agissent comme «repoussoir» y compris pour celles qui ne les ont jamais connues mais sont amenées à envisager d occuper de tels emplois dans un processus de reconversion lorsque, par exemple, leur activité de conductrice ne s accorde plus à leur situation familiale. Mais envisager d évoluer dans un autre milieu professionnel n est pas aisé. L attachement à l activité de conduite peut être fort et il peut s avérer aussi difficile d y renoncer que de l exercer à d autres fins que le transport de marchandises. Et pour tenter une reconversion dans un autre métier, encore faut-il disposer des ressources scolaires nécessaires

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254 Chapitre 2 : Caractéristiques des carrières et rapport au métier Un attachement profond pour une activité permettant de déployer des compétences rarement sollicitées ailleurs ; une distinction entre «vocationnelles» et «circonstancielles» qui semble s effacer dès lors que les femmes font l expérience du métier ; tout comme l opposition entre «courte distance» et «longue distance» perd de sa pertinence au regard des satisfactions que les femmes partagent dans ces deux formes de travail ; des carrières rythmées par les événements familiaux lorsque, avec l arrivée d un enfant les femmes cessent de faire ce métier ou lorsqu elles attendent que leurs enfants soient autonomes pour le faire. Tels sont les éléments mis en évidence par les récits de vie et qui suscitent d autres interrogations : quelle place occupe le métier de conducteur routier dans la trajectoire des femmes? L évolution de leur situation familiale a-t-elle des effets sur le déroulement de leur carrière et sur le type de postes qu elles choisissent d occuper? La naissance d un enfant se traduit-elle par l arrêt du métier? Cet arrêt est-il définitif? S il y a reprise, cette reprise s accompagne-t-elle d un changement de qualification? Vers quels emplois celles qui ne roulent plus se dirigent-telles? Quels sont les principales composantes du métier que les femmes valorisent? Le premier point de ce chapitre consistera en une description des principales dimensions caractérisant les carrières des femmes dans le métier de conducteur routier (durée et forme des carrières, types de postes occupés et types de reconversions opérées ou envisagées). Cette description tiendra compte de l évolution de la situation familiale des femmes entre leurs débuts dans le métier et aujourd hui pour l échantillon total enquêté, soit 147 femmes dont 111 étaient toujours conductrices au moment de l enquête. Dans un second temps, nous tenterons d étayer les réflexions concernant le rapport des femmes à ce métier, à travers leurs réponses à une série de questions ouvertes portant sur leur motivations à s y maintenir, les avantages et les inconvénients qu elles y trouvent et ce qu elles diraient à d autres femmes qui voudraient le faire. Cette analyse correspond à l exploitation du second questionnaire adressé aux 111 conductrices actuellement en activité et auquel 77 d entre elles ont bien voulu répondre

255 A. Caractéristiques des carrières 1. L ancienneté Un premier groupe de femmes, comptant pour un tiers des conductrices actuelles, est constitué de jeunes femmes (28 ans en moyenne) qui ont une courte expérience du métier (5 ans en moyenne). Un autre groupe quantitativement équivalent, est constitué de conductrices nettement plus âgées (47 ans) et déjà anciennes dans le métier (19 ans d exercice). Le dernier tiers est constitué pour moitié de femmes jeunes (34 ans) bien qu ayant déjà une expérience significative (14 ans) et de femmes beaucoup plus âgées (44 ans) bien qu encore toutes récentes dans la profession (5 ans). L ancienneté moyenne des conductrices est de dix ans. Elle est inférieure de quatre ans à celle des conducteurs. Cet écart tient au fait que les femmes sont plus nombreuses que les hommes à être entrées tardivement dans le métier. Elles cumulent donc moins d années d ancienneté (18% des conductrices sont encore récentes dans le métier à plus de quarante ans alors que seulement 6% des conducteurs sont dans ce cas) 199. Tableau n 47: Temporalité de carrières des conductrices et des conducteurs (âge actuel/ancienneté) CONDUCTRICES CONDUCTEURS Ancienneté «récentes» «anciennes» «récents» «anciens» Ensemble F (- de 10 ans) (10 ans et +) (- de 10 ans) (10 ans et +) Ensemble H Age actuel n % n % n % n % n % n % «jeunes» (- de 39 ans) 37 33% 17 16% 54 49% % % % Age à l entrée 23 ans 20 ans 23 ans 25 ans 22 ans 23,5 ans Age actuel 28 ans 34 ans 30 ans 29 ans 35 ans 31,5 ans Ancienneté 5 ans 14 ans 7 ans 4 ans 13 ans 8 ans «âgé(e)s» (39 ans et +) 20 18% 37 33% 57 51% 40 6% % % Age à l entrée 39 ans 28 ans 33 ans 38 ans 25 ans 26,5 ans Age actuel 44 ans 47 ans 46 ans 44 ans 46 ans 46 ans Ancienneté 5 ans 19 ans 13 ans 6 ans 21 ans 19,5 ans Ensemble 57 51% 54 49% % % % % Age à l entrée 29,5 ans 26,5 ans 28 ans 27 ans 23,5 ans 25 ans Age actuel 34 ans 43 ans 38 ans 32 ans 42 ans 39 ans Ancienneté 4,5 ans 16,5 ans 10 ans 5 ans 18,5 ans 14 ans Source : Enquête CPL 1999 INRETS pour les conducteurs 199 On a calculé un cœfficient de corrélation entre l ancienneté et l âge des conducteurs et des conductrices. Il est plus fort pour les hommes (0,78319) que pour les femmes (0,58984)

256 2. Les interruptions de carrière Parmi l ensemble des femmes enquêtées, 66% n ont pas cessé d être conductrices de poids lourds depuis leurs débuts, 10% ont interrompu leur carrière et l ont reprise par la suite, 8% ne sont plus conductrices mais envisagent de le redevenir dans le futur et 16% ont arrêté et ne comptent pas refaire ce métier. Tableau n 48: Propriétés des femmes qui ont connu une interruption de leur carrière de conductrices Arrêt suivi de reprise Arrêt avec reprise envisagée Arrêt sans reprise envisagée Pas d arrêt Ens n % 10% 8% 16% 66% 100% Ancienneté à l arrêt 7 ans 7 ans 12 ans Age au moment de l arrêt 30 ans 34 ans 39 ans Durée de l interruption 4 ans 2 ans 7 ans Age à la reprise/âge actuel 34 ans 36 ans 46 ans Type postes occupés avant l arrêt Exclusivement CD Exclusivement LD CD et LD Situation actuelle / pendant arrêt Autre métier Les reconversions opérées Formation Agent d exploitation 6 Chômage Formatrice conduite PL 4 Congé maternité/foyer Conductrice car/bus 3 Maladie Chef entreprise transport 1 Retraite Comptable Machiniste théâtre 1 Changement de qualif à la reprise Agent de service 1 Pas de changement 6 4 Correctrice 1 Changement de CD vers LD - - Concours infirmière 1 Changement de LD vers CD 8 - Gérante boucherie/restau 2 Nsp - 4 Ensemble reconversions 21 Nr Les conductrices qui ont repris leur métier après l avoir arrêté (colonne 1) ressemblent à celles qui ne roulent plus actuellement mais souhaitent redevenir conductrices (colonne 2). Les femmes de ces deux groupes avaient une trentaine d années lorsqu elles ont interrompu leur carrière. Pour une majorité, l interruption correspond à la naissance d un premier enfant. Elles avaient sept années d ancienneté en moyenne et avaient le plus souvent occupé exclusivement des postes en longue distance. Par contre, alors que plus de la moitié des femmes qui ont repris leur activité de conductrice après quatre années d interruption en moyenne, ont changé de qualification à leur retour (à chaque fois, elles sont passées de la longue distance à la courte distance), celles qui envisagent de reprendre le métier restent

257 imprécises concernant le type de poste qu elles voudraient occuper et l éventualité de changer de qualification n apparaît pas. Une sur trois compte garder le même type de poste que précédemment (toujours en longue distance), un autre tiers dit ne pas avoir de préférence pour l une ou l autre forme de travail (indifféremment courte ou longue distance) et un dernier tiers ne répond pas à la question. Les femmes qui ne souhaitent plus exercer ce métier (colonne 3) étaient plus âgées lorsqu elles l ont quitté (39 ans) et elles avaient une ancienneté plus importante (12 ans). Elles ne roulent plus depuis sept ans en moyenne et l essentiel d entre elles exercent aujourd hui un autre métier, les autres sont en retraite ou en longue maladie. Ainsi, soit elles se sont reconverties dans des emplois qui restent très souvent en rapport avec le transport, soit elles ont repris leur ancienne activité, soit elles sont arrivées au terme de leur vie professionnelle. On a vu précédemment que dans la très grande majorité des cas, d autres expériences professionnelles avaient précédé l entrée dans le métier, si l on tient compte des reconversions opérées par celles qui ne le font plus aujourd hui, il apparait que d autres expériences professionnelles peuvent succéder à la carrière de conductrice, d une part ; que les femmes optent très majoritairement pour des reconversions qui restent liées au domaine des transport ou à l activité de conduite, d autre part. Par contre, il est extrêmement rare que les femmes cessent de faire ce métier pour en exercer un autre et y revenir ensuite alors que ce comportement prend de l ampleur parmi les conducteurs de sexe masculin Les postes occupés au cours de la carrière En repérant les changements de qualification entre le début et la fin du parcours professionnel des femmes, on constate une faible mobilité des conductrices entre les différents types de poste. Les trois quarts ont occupé le même type de poste durant toute leur carrière En 1993, 13% des conducteurs salariés du secteur transport étaient passés par un autre métier alors que leur carrière de conducteur était déjà entamée. En 1999, 19,4% des conducteurs étaient dans ce cas. P. HAMELIN et M. LEBAUDY, Enquête auprès des conducteurs de poids lourds. Résultats de l enquête menée à l automne 1999, Rapport final INRETS, 2002, p Rappel méthodologique : ne sont pris en compte que les postes occupés au-delà de ce que nous avons appelé la période d insertion pendant laquelle il a été montré que des femmes occupaient des postes en courte distance alors qu elles auraient préféré faire de la longue distance. Nous considérons en effet que la référence au premier emploi obtenu, fausse le regard sur l ensemble de la carrière en donnant une visibilité trop importante à une étape tout à fait temporaire (le plus souvent inférieure à une année) et en occultant une préférence claire pour la longue distance

258 Tableau n 49: Les comportements de mobilité ou de stabilité des femmes dans les différents types de postes Type de postes occupés durant la carrière Postes en longue distance exclusivement 74 Postes en courte distance exclusivement Un seul type de postes durant la carrière Postes en courte et en longue distance Les deux types de postes au cours de la carrière NR 5 5 Ensemble des femmes enquêtées Cette tendance à la stabilité se confirme si l on s intéresse aux intentions des conductrices pour l avenir. A court terme, rares sont celles qui envisagent un changement de qualification. A plus long terme, elles sont plus nombreuses à prévoir une évolution de leur situation mais le projet d arrêter le métier l emporte largement sur un éventuel changement de qualification. Tableau n 50: Les projets de changement des conductrices A un projet de changement à court terme? (moins d un an) Oui 16 Lequel? Changer de qualification 12 Non 92 Arrêter le métier 4 Nr à plus long terme? (plus d un an) Oui 40 Lequel? Changer de qualification 13 Non 68 Arrêter le métier 27 Nr Les projets des conductrices se distinguent nettement selon le type de poste qu elles occupent déjà : celles qui font actuellement de la longue distance envisagent plutôt d arrêter d être conductrices tandis que celles qui font de la courte distance envisagent plutôt de faire des trajets plus longs. Reste qu une forte majorité de conductrices prévoit de le rester. Tableau n 51: Les intentions des conductrices selon le type de poste occupé Situation actuelle Projet pour l avenir à court terme à plus long terme de le rester 50 de le rester 37 Est conductrice en LD et envisage 62 de faire de la CD 5 de faire de la CD 3 d arrêter le métier 4 d arrêter le métier 20 Nr 3 Nr 2 de le rester 42 de le rester 32 Est conductrice en CD et envisage 49 de faire de la LD 7 de faire de la LD 10 d arrêter le métier 0 d arrêter le métier 7 Nr 0 Nr

259 4. Les reconversions envisagées : garder un pied dans le transport Si une très large majorité de conductrices souhaite le rester, qu en est-il de celles qui prévoient de ne plus faire ce métier dans le futur? Pour la plupart d entre elles, il s agira d en exercer un autre et leurs projets de reconversion sont largement ancrés dans le transport (formatrice, agent d exploitation, conductrice de bus ). Elles semblent trouver là un moyen de recycler certaines de leurs compétences et manifestent une volonté de ne pas rompre avec un milieu professionnel auquel elles sont attachées. Mais certaines femmes, pourtant décidées à ne plus faire ce métier dans le futur, ne savent pas encore ce qu elles feront alors. Cette future reconversion s apparente davantage à une nécessité qu à l expression d une réelle volonté de changer de métier. Le projet de reconversion peut-être motivé par des aspirations familiales, lorsque les femmes veulent devenir mères ou avoir d autres enfants et estiment que leur situation professionnelle ne s accordera pas à ces changements. Mais, le plus souvent, c est la question de la résistance physique et de la dégradation de leur santé que les femmes soulèvent, qu elles connaissent déjà des difficultés ou qu elles les anticipent. Tableau n 52: Les reconversions envisagées par les conductrices Envisage d arrêter d être conductrice dans le futur Oui 27 Faire un autre métier 19 En rapport avec transport / conduite 12 Non 81 Autre 8 Sans rapport avec transport / conduite 3 NR 3 27 Projets non définis 4 Total CPL Détail métier envisagé et type de commentaire associé au projet Formatrice conduite de PL/ Enseignante classe CSTR (5) «j envisage de faire de la formation transport, conduite, logistique car je ne pense pas vouloir exercer cette profession jusqu à la retraite» (38 ans, 5 ans d ancienneté en LD exclusivement, le plus jeune enfant a 18 ans) Agent d exploitation/ Affrètement / Logistique (3) «devenir affréteur, je ne me vois pas à 50 ans encore débâcher la benne» (41 ans, 20 ans d ancienneté en LD exclusivement, pas d enfant) Conductrice de car ou bus (3) «je pense au transport de voyageurs en tourisme, quand je serai fatiguée physiquement» (51 ans, 5 ans d ancienneté en LD exclusivement, le plus jeune enfant a 28 ans) / «faire un 2 ème enfant et faire du transport en commun car je n ai pas de vie de famille» (24 ans, 4 ans et demi d ancienneté en LD exclusivement, un enfant de 5 ans) Conductrice de VL (1) Psychothérapeute (1) Artisanat (1) Chef entreprise non transport (1) Projets non définis (4) «par la force des choses mais aucune idée car je n ai pas envie de faire autre chose» (48 ans, 16 ans d ancienneté en CD exclusivement, le plus jeune enfant a 22 ans) / «il le faudra, je ne veux pas rouler jusqu à la retraite» (36 ans, 6 ans d ancienneté en CD exclusivement, le plus jeune enfant a 9 ans)

260 Début carrière Ensuite Ensemble 5. L évolution de la situation familiale au cours de la carrière Entre le début de la carrière et le moment de l enquête, la situation familiale d une femme sur quatre a évolué. Pour la très grande majorité d entre elles, cette évolution correspond à la naissance d un premier enfant, plus rares sont celles qui ont eut d autres enfants en cours de carrière. Reste que celles qui n avaient pas d enfant lorsqu elles ont débuté dans le métier et n en ont pas eut par la suite sont les plus nombreuses, elles constituent 41% de l ensemble. Tableau n 53: Evolution de la situation familiale des femmes depuis l entrée dans le métier N avait pas d enfant à l entrée 95 n est pas devenue mère depuis 60 41% est devenue mère depuis 35 24% Etait mère à l entrée 52 n a pas eu autre(s) enfant(s) depuis 46 31% a eu autre(s) enfant(s) depuis 6 4% Total 147 Total % L analyse des récits de vie nous a conduit à porter une attention particulière aux relations qu il peut y avoir entre les caractéristiques de la carrière et les événements qui jalonnent la vie familiale. En articulant les éléments du parcours des femmes se rapportant à leur situation familiale avec ceux qui concernent les modalités d exercice du métier et la forme de leurs carrières, plusieurs types de comportements ont ou être repérés. Tableau n 54: Tableau combinant l évolution de la vie familiale (enfants) et professionnelle (interruption et types de postes occupés) des femmes au cours de leur carrière de conductrice Evolution de la vie familiale Evolution de la vie professionnelle Types de postes occupés durant la carrière Pas d enfant (95) «grands» enfants uniquement (17) Au moins un «jeune» enfant (35) LD Est toujours conductrice Pas d arrêt CD les 2 Arrêt suivi de reprise LD CD les 2 LD N est plus conductrice Arrêt avec reprise envisagée CD les 2 LD Arrêt sans reprise envisagée N est pas devenue mère Est devenue mère N a pas eu autre enfant A eu autre enfant 0 N a pas eu autre enfant A eu autre enfant Ensemble /74 /36 /34 /74 /36 /34 /74 /36 /34 /74 /36 / CD les 2 nr

261 Les femmes qui n ont pas d enfant, soit 41% de l ensemble (voir la première colonne du tableau 55) ont débuté dans le métier avant vingt-cinq ans et la moitié a fait exclusivement de la longue distance. Les unes exercent ce métier de manière continue depuis une dizaine d années, les autres ont interrompu leur carrière beaucoup plus tôt (après quatre ans de métier) et cet arrêt semble définitif puisqu elles occupent aujourd hui un autre emploi et disent ne pas vouloir redevenir conductrices dans le futur. A brève échéance, les conductrices sans enfant occupant des postes en longue distance depuis le début de leur carrière, n envisagent presque jamais un changement de leur situation professionnelle. Elles sont plus nombreuses à prévoir un changement à plus long terme. Le plus souvent, elles souhaitent changer de métier (pour devenir tantôt agent d exploitation, tantôt formatrice ou conductrice de bus) et justifient ce projet par la pénibilité du travail «trop usant». Quelques unes souhaitent faire des trajets quotidiens, elles déplorent les conséquences de leur travail sur leur vie personnelle «ras le bol de la route, je veux une vie de famille», veulent fonder une famille «pour avoir un enfant» ou craignent de se lasser du style de vie qu implique la longue distance «partir moins pour ne pas être dégoûtée». Elles sont encore en âge d avoir des enfants. Les femmes qui sont devenues mères après leur entrée dans le métier, soit 24% des femmes enquêtées (voir la deuxième colonne), se distinguent des autres de deux manières. Elles ont moins souvent que les autres, eu des carrières continues (sans interruption). On a pu vérifier que dans la quasi-totalité des cas, l interruption correspond à l arrivée d un enfant. Elles sont aussi plus mobiles que les autres dans les différents types de postes. Autrement dit, elles ont moins souvent fait uniquement de la courte distance ou uniquement de la longue distance. Ce sont aussi celles qui ont débuté le plus tôt dans le métier (21 ans) et celles qui ont l ancienneté la plus importante (14 ans). Il semble que pour ces femmes, la possibilité de changer de qualification au cours de la carrière constitue un moyen de se maintenir dans ce métier y compris lorsque la configuration familiale évolue. Toutes celles qui ont opéré ce changement roulent encore. Il semble aussi que, si la maternité s accompagne d une interruption de la carrière, elle ne se traduit pas nécessairement par un arrêt définitif de l exercice du métier, toutes celles qui sont actuellement en congé maternité veulent redevenir conductrices par la suite. On a constaté par ailleurs que quelques unes des femmes occupant un poste en longue distance avant de devenir mères, n ont pas interrompu leur carrière au-delà d un congé maternité et sont restées en longue distance après la naissance de leur premier enfant. Si elles ne sont pas nombreuses, il serait intéressant de connaître plus précisément leur

262 situation (la garde de l enfant est-elle assurée par un conjoint sédentaire, par des parents?), nous savons par exemple que l une d entre elles travaille en double équipage avec son compagnon et que leur bébé les accompagne. Des arrangements de ce type pouvaient difficilement être repérés à partir du questionnaire mais ils mériteraient que l on s y intéresse. Celles qui avaient au moins un «jeune» enfant à leurs débuts (24%, voir troisième colonne) étaient alors trentenaires et le plus jeune de leurs enfants avait six ans en moyenne. C est dans ce groupe qu elles sont les plus nombreuses à avoir occupé uniquement des postes en courte distance et cela durablement puisqu elles font ce métier depuis plus de dix ans en moyenne. Parmi celles, minoritaires, qui se sont toujours absentées, la moitié ne fait plus ce métier aujourd hui. C est aussi dans ce seul groupe que les mères ont eut d autres enfants au cours de leur carrière. A chaque fois elles ont arrêté d être conductrices et une sur deux a repris ce métier ensuite. Un tiers des conductrices actuelles de ce groupe a l intention de quitter ce métier mais seulement à long terme et ce projet ne concerne que celles qui font des longues distances. Les autres ne souhaitent pas arrêter, même à long terme, au contraire, elles prévoient de faire des trajets plus lointains. Parmi celles qui ne sont plus conductrices, une seule envisage de le refaire dans un délai court, elle est actuellement en congé maternité. Pour toutes les autres, l arrêt semble définitif puisqu elles exercent toutes un autre métier (lié au transport ou à la conduite, le plus souvent) et qu aucune n envisage de redevenir conductrice de poids lourds à l avenir. Les femmes qui n avaient que des grands enfants lorsqu elles on débuté leur carrière, n en ont pas eu d autres ensuite. Elles représentent 11% des femmes enquêtées (voir quatrième colonne). Ces femmes avaient une quarantaine d années à leurs débuts et le plus jeune de leurs enfants était adolescent ou déjà majeur. Elles se sont largement tournées vers la longue distance. Celles qui sont toujours conductrices exercent ce métier depuis huit ans, les autres l ont fait pendant un peu moins longtemps avant d arrêter, mais cette interruption parait temporaire. Une seule est en retraite, les autres sont soit à la recherche d un poste, soit en arrêt maladie, soit dans un autre métier et toutes souhaitent redevenir conductrices dans un futur proche. Parmi celles qui roulent actuellement, une seule envisage de prendre sa retraite, les autres ne veulent rien changer à leur situation. Il semble donc que les femmes de ce groupe,

263 entrées tardivement dans le métier et approchant de la cinquantaine, souhaitent s y maintenir encore. 202 Tableau n 55: Evolution de la situation familiale des femmes depuis leur entrée dans le métier Situation familiale Colonne 1 Colonne 2 Colonne 3 Colonne 4 Pas d enfant Est devenue mère en cours de carrière Avait au moins un «jeune» enfant au début N avait que «grand(s)» enfant(s) au début Ensemble N % 41% 24% 24% 11% (100%) Situation actuelle Cpl ex Cpl Cpl ex Cpl Cpl ex Cpl Cpl ex Cpl Cpl ex Cpl n Temporalités des carrières Age au début de la carrière 24 ans 24 ans 21 ans 21 ans 32 ans 32 ans 41 ans 39 ans 28 ans 26 ans Age actuel ou en fin de carrière (pour ex cpl) 33 ans 28 ans 35 ans 34 ans 44 ans 44 ans 49 ans 46 ans 38 ans 36 ans Ancienneté dans le métier 9 ans 4 ans 14 ans 13 ans 12 ans 12 ans 8 ans 7 ans 10 ans 10 ans Age du cadet des enfants au début ans 6 ans 17 ans 16 ans 9 ans 9 ans A eu autre(s) enfant(s) depuis le début? oui (3) oui (3) non non Les interruptions au cours de la carrière Pas d arrêt Arrêt suivi de reprise Arrêt avec reprise envisagée Arrêt sans reprise envisagée Nr Total Type de postes occupés A fait de la CD exclusivement A fait de la LD exclusivement A fait les deux Nr Total Projets d avenir des conductrices A court terme. envisage d arrêter métier Changer qualif Ne rien changer Nr Total conductrices actuelles A plus long terme. envisage d arrêter métier Changer qualif Ne rien changer Nr Total conductrices actuelles Des différences dans les carrières entre «vocationnelles» et «circonstancielles»? Pour une partie de la population enquêtée, il a été possible de mettre en correspondance les circonstances dans lesquelles les femmes se sont tournées vers ce métier avec le type de 202 Les trajectoires des femmes enquêtées par questionnaires ont été transposées sous forme de frises chronologiques faisant apparaitre les composantes de leurs cheminements professionnels et familiaux. Ce type de représentation rend particulièrement visibles les relations entre la situation familiale des femmes (naissances, âge des enfants) et le type de carrière qu elles ont eu (interruption, changement de qualification). Voir annexes 26, 27 et 28 pour les conductrices actuellement en activité et annexe 29 pour celles qui ne roulent plus

264 carrière qu elles ont mené 203. Il apparaît que ce qui distingue les carrières des «vocationnelles» et des «circonstancielles» tient surtout au fait qu elles sont devenues conductrices à des moments différents de leur vie. Les premières étaient plus jeunes et plus rarement déjà mères lorsqu elles ont débuté dans le métier alors que les secondes avaient plus souvent déjà de jeunes enfants à charge à ce moment là. Elles ont eu les mêmes comportements que ceux décrits pour l ensemble de la population : une tendance à opter pour des postes en longue distance lorsqu elles n avaient pas d enfant ou seulement de grands enfants, à choisir des postes en courte distance lorsqu elles avaient de jeunes enfants à charge. Par contre, on a constaté que lorsque les «vocationnelles» et les «circonstancielles» se trouvaient dans des situations comparables sur le plan familial, elles se tournaient vers les mêmes types de poste. Il n y a pas non plus de différences entre les conductrices des deux groupes concernant leurs projets d avenir, une majorité, ne prévoit pas de changement. Tableau n 56: Caractéristiques des carrières des conductrices en fonction des circonstances de leur engagement dans le métier (vocationnelles/circonstancielles) Mode d engagement dans le métier Vocationnel Circonstanciel Ens V et C Type de postes occupés durant la carrière LD CD les 2 EnsV LD CD les 2 EnsC Evolution de la vie familiale N est pas devenue mère Est devenue mère Uniquement «grand(s)» enfant(s) au début Au moins un «jeune» enfant au début Ensemble Interruption de la carrière Pas d arrêt Arrêt suivi de reprise Ensemble Projets avenir proche Changer de qualification Arrêter d être conductrice Aucun changement Ensemble Projets avenir plus lointain Changer de qualification Arrêter d être conductrice Aucun changement Ensemble Age à l entrée 24 ans 31 ans 27 ans Age actuel 35 ans 40 ans 38 ans Ancienneté 11 ans 9 ans 10 ans 203 Pour rappel, on a pu qualifier le type d engagement dans le métier (vocationnel/circonstanciel) des seules conductrices ayant répondu au second questionnaire, soit 77 conductrices sur 111 enquêtées

265 B. Le rapport au métier A travers une série de questions ouvertes, les conductrices ont pu énoncer les éléments du métier qu elles valorisent et ceux qu à l inverse, elles considèrent comme des inconvénients. Elles ont aussi pu préciser les raisons qui les motivent à continuer de faire ce métier. Ce type de questionnement visait à repérer l ensemble des éléments qui nourrissent leur investissement dans ce métier ainsi que les obstacles ou difficultés qu elles rencontrent et qui pourraient les conduire à l arrêter. Cette analyse correspond à l exploitation du second questionnaire destiné aux conductrices actuellement en activité. 1. Une forte convergence dans l évocation des aspects du métier qu elles apprécient Les réponses des conductrices à deux questions ouvertes - l une portant sur leurs motivations à continuer de faire ce métier, l autre portant sur ce qu elles considèrent comme les avantages de celui-ci - convergent vers un ensemble de composantes du métier auxquelles elles sont sensibles et qu elles apprécient particulièrement. Cette convergence dépasse toutes les distinctions se rapportant au mode d engagement vers ce métier (vocationnelles, circonstancielles) et au type de travail réalisé (courte ou longue distance). Tout juste constatet-on une tendance à nuancer les propos parmi les plus anciennes conductrices. Trois thèmes principaux et souvent combinés constituent les aspects de leur métier qu elles apprécient le plus et nourrissent leur souhait de ne pas en changer (tableaux 57 et 58) L ouverture vers l extérieur et vers les autres Etre conductrice permet de se déplacer, de traverser des espaces divers, de fréquenter des lieux variés et de côtoyer différentes personnes, contrairement au confinement dans un lieu unique et clos comme le foyer ou l entreprise, qu impliquent l inactivité et les emplois sédentaires. Ces possibilités de «découvertes» et de «rencontres» sont particulièrement appréciées des conductrices, et celles qui relèvent de la catégorie «grands routiers» n ont pas l exclusivité de ce type d argument

266 1. 2 La mise à distance de la hiérarchie et l appropriation du travail Le caractère mobile et itinérant du travail et le déplacement sur des territoires plus ou moins ouverts, impliquent l éloignement de l entreprise. Cela modifie les modalités pratiques du rapport de subordination du salarié dont l employeur est mis à distance. «Ne pas avoir le patron sur le dos» comme elles disent, procure de fait, un sentiment «d indépendance», «d autonomie», voire de «liberté», même si les femmes ont tendance à nuancer ce terme lorsqu elles l utilisent «sensation», «impression de liberté». Les conductrices apprécient aussi particulièrement le fait de pouvoir faire preuve de polyvalence et de réactivité dans leur travail. Les tâches peuvent être variées et les divers aléas qu il faut surmonter donnent de la valeur et de l intérêt au travail : «journée variée : conduite, manutention, recherche d itinéraire», «faire le travail de A à Z» La maîtrise de la machine Enfin, le déplacement a lieu grâce à une pratique, la conduite, et un objet, le camion. Conduire un camion constitue la troisième grande satisfaction exprimée par les femmes. Au plaisir de conduire des camions, s associe une satisfaction personnelle liée au fait de maîtriser ce type d engins : «le sentiment de puissance au volant», «le plaisir de conduire une belle machine puissante». La pratique peut être héroïsée à travers la fierté qu on en retire et l objet personnifié à travers «l amour» qu on lui porte et les sensations qu il procure. Mais si certaines femmes font usage de quelques figures allégoriques, la plupart mentionnent tout simplement leur goût pour la conduite et pour les véhicules comme un élément constitutif de leur maintien dans ce métier Le salaire est un avantage pas une motivation L aspect financier compte aussi parmi les bénéfices du métier. Le salaire est mentionné, ainsi que le fait de pouvoir accroître le montant des ses ressources monétaires grâce au complément que peuvent constituer les «frais de route» lorsqu ils ne sont pas dépensés. Mais ce bénéfice est plus volontiers mentionné par les femmes comme un avantage inhérent au métier que comme une motivation à continuer de le faire (deux fois plus souvent). Comme si leur 204 Les conductrices de bus témoignent d un attachement semblable à cette dimension de leur activité : «elles parlent de la conduite avec un plaisir qui reste constant, même après des années de métier», L. SCHELLER, Les bus ont-ils un sexe?, op.cit., p

267 investissement personnel et les satisfactions qu elles retirent dans l exercice de ce métier ne pouvaient se résumer à cette dimension. Tableau n 57: Synthèse des réponses à la question : «Aujourd hui, qu est ce qui vous pousse à rester conductrice de poids lourds?» Leurs motivations à se maintenir dans ce métier Les réponses ressemblent bien moins à une énumération de leurs intérêts à rester conductrices qu à l expression des diverses satisfactions qu elles trouvent à l exercer. Cette évocation de leurs goûts pour certains aspects du métier passe par l usage récurrent de formules se rapportant au registre de l émotion : Occurrence des mots «j aime» 20 / «j adore» 3 / «l envie de» 4 / «le plaisir de» 6 / «me plait» 4 / «passion» 13 / «amour» 7 / «amoureuse» 2 / «bonheur» 2 / «camion» 16 / «véhicules» 4 / / «route» 5 / «conduire» 7 / «rouler» 6 «métier» 21 / «travail» 13 / «profession» 3 / «liberté» 8 / «indépendance» 7 / «autonomie» 2 / «contacts» 8/ «découvrir» 3/ «aventure» 2 Ouverture vers l extérieur : à la rencontre des autres, à la découverte de l ailleurs «c est aussi un métier de contacts, j ai des tas de clients dans toute la France, je me suis fais des tas d amis, une deuxième famille» / «être dehors, aller et venir» «c est plus une passion qu un travail car on voit beaucoup de choses» / «j adore rouler, découvrir d autres gens, d autres lieux, d autres mœurs, et tout ça en camion» / «le contact avec les gens, l aventure» / «la rencontre envers d autres gens» / «je prends grand plaisir à voyager à travers l Europe (différents paysages, différente nourriture, différente mentalité, différente culture» / «je me promène toujours avec mon camion, je vois du paysage, les levers, les couchers de soleil, voir des gens, d autres cultures» / «je me sens bien dans ce métier ouvrier dans lequel j apprends chaque jour sur le plan professionnel comme sur les rapports humains» / «les contacts avec d autres personnes, être à l étranger» / «l imprévu, les routes qui me conduisent au-delà des frontières» / «on est bien sur la route, le contact avec les gens» / «l aventure géographique» / «le fait de rouler et de connaître la France et ses habitants» / «le plaisir de découvrir du paysage, de vivre des expériences nouvelles» / «mes enfants car je peux les emmener et leur faire découvrir une ouverture d esprit exceptionnelle» / «la rencontre, la communication, les collègues, la convivialité»/«je vis seule et donc je trouve mes semaines plus remplies qu en restant seule chez moi» A distance de la hiérarchie / Autonomie dans la réalisation du travail «je n ai pas mon patron derrière, il me téléphone une fois par semaine, et encore. On est le seul maître à bord» / «indépendance, pas de patron sur le dos» / «l indépendance de la route et pas de patron sur le dos» / «si on n a pas envie de répondre au téléphone (chef) on répond pas» / «l autonomie du poste» / «le fait d avoir la paix dans mon travail» / «pas de patron sur le dos, pas enfermée, indépendante» / «être libre (moins qu avant)» / «la liberté d organiser son temps» / «la liberté, qui est réduite certes par rapport à 90 mais qui subsiste un peu car je n ai pas de RV, pas de mise à dispo» / «une certaine liberté» / «la sensation d être libre» / «le fait que je pense gérer mes horaires» / «la responsabilité de mon chargement et de mon camion» / «l indépendance» / «l indépendance et l autonomie» Goût pour la conduite et les camions «j aime rouler» / «l attention à la conduite» / «le plaisir de conduire»/ «le plaisir de conduire mon camion»/ «le bonheur de conduire un camion» / «la passion de la route et des camions» / «la passion du camion» (4 fois) / «j aime toujours conduire mon camion»/ «c est un plaisir de conduire mon camion» / «l envie de rouler en camion» / «j aime conduire ( ) mon camion neuf» / «je ne conçois pas ma vie sans mon camion» / «j adore rouler les véhicules lourds» / «l amour de ces grands bébés de tôle» / «l amour de mon camion, je suis «amoureuse» de mon ensemble» / «le Renault Magnum (véhicule sorti en 1990, c était une révolution avec son plancher plat) je suis tombée amoureuse du Magnum et j en aurais un jusqu à ma retraite!!» / «j ai des frissons dès que je suis au volant, ça ne s explique pas» / «le plaisir de mettre le contact le matin et d entendre le bruit du moteur» / «être en hauteur, pouvoir conduire un véhicule aussi impressionnant est du pur bonheur tous les jours» / «la fierté de maîtriser la conduite de ces gros gabarits. La reconnaissance des pairs masculins lors d une manœuvre délicate» N a pas le choix «à bientôt 52 ans, il me serait très difficile de changer de profession» / J ai plus le goût, c est mon boulot OK, je le fais et ferais comme toujours du mieux que je peux mais j ai envie d une autre vie» / «arrivant en fin de carrière, il est dans mon intérêt d aller au bout, malgré souvent un certain ras le bol et la fatigue» / «vu les années, ne peux faire autre chose» / «je ne vois pas ce que je ferais à la place» Le salaire «franchement? l argent, c est tout» / le salaire est plus intéressant que dans la coiffure ou autre» / «le salaire» / «la paye» / «avantage financier par rapport à mon premier métier» / «le salaire reste motivant» / «le salaire est appréciable»

268 Tableau n 58: Synthèse des réponses à la question : «Pour vous, quels sont les avantages que présente ce métier?» Les avantages du métier Ouverture vers l extérieur : à la rencontre des autres, à la découverte de l ailleurs «bouger, être dehors» / «pas enfermé» / «le dépaysement quotidien» / «partir de son village = sortir de son trou, ne jamais faire les mêmes routes. Voir du monde, des clients, des chauffeurs» / «rencontre de gens divers, jamais le même paysage» / «le côté nomade du métier, les paysages toujours différents» / «possibilité de partir à l étranger» / «les paysages» / «les voyages» / «voyager» / «voyager tout en étant payé» / «la route, la nature qui change à chaque saison» / «ne pas être enfermé, rencontrer des gens, changer les idées reçues» / «diversité des trajets et des contacts professionnels» / «la rencontre d autres personnes (routiers ou autres), voir de beaux paysages» / «ne pas être enfermé entre quatre murs. La découverte : paysages, gens différents» / «voir du pays», «voir du paysage», «découverte du pays» / «voir beaucoup de gens», «voir et connaître beaucoup de monde», «c est un métier où l on rencontre beaucoup de monde» / «comme je suis curieuse, j aime le contact avec les clients» / «les voyages, les contacts : avec les clients et autres routiers (j adore ça)» / «le contact humain» / «contact avec personnes différentes» / «voyages, rencontres avec des gens, paysages fabuleux» / «de rencontrer, parler à des gens différents avec des accents différents» / «l aventure» / «si on a une ouverture d esprit on peut apprendre beaucoup de choses, culturel, l histoire des régions» / «voyage beaucoup, on voit des choses magnifiques, des monuments, des régions sympas» / «le fait de voir des tas de paysages, de régions, de gens, de cultures différentes» / «le contact avec des gens toujours différents, aventure, les changements de culture aussi» / «on rencontre des gens, on voyage et on profite des paysages» / «les voyages, rencontrer plein de monde» / «rencontrer du monde, du débile au sympa, entendre, parler avec» / «pendant les pauses, visites de quelques villes et lieux, acheter des produits que l on ne trouve pas en France» / «mon travail a toujours été : je me promène, c est des vacances» / «mobilité» / «travailler en extérieur, rouler, connaître ma région» A distance de la hiérarchie / sensation d autonomie dans la réalisation du travail «impression de liberté, on gère ses heures en fonction du travail à réaliser, peu de contacts avec les supérieurs» / «être libre» / «la liberté de ses mouvements» / «grande liberté d organisation» / «la sensation de liberté, être seule, ne pas avoir un chef sur le dos» / «un semblant de liberté» / «liberté dans le travail» / «liberté : je fais mes horaires» / «liberté d organisation» / «la solitude, sensation de liberté» / «la liberté : ne pas avoir quelqu un qui vous surveille tout le temps» / «la liberté : ne pas avoir un chef sur le dos toute la journée» / «la liberté, l indépendance de la route et pas de patron sur le dos» / «la liberté, même si nous devons respecter les livraisons et les ordres du patron» / «ne pas avoir de patron sur le dos et pouvoir gérer son temps de travail (selon ne nombre de clients à livrer)» / «on n a pas de patron sur le dos» (3 fois) / «pas d employeur sur le dos» / «un peu plus de liberté que dans un bureau» / «le patron n est pas derrière à surveiller» / «c est nous qui gérons le temps de travail, personne sur le dos» / «la tranquillité (personne sur le dos pour donner des ordres)» / «la tranquillité, pas de patron pour vous surveiller» / «personne derrière vous à longueur de journée, on organise sa journée, seuls dans le camion» / «le plaisir d être son propre maître» / «seule, être son propre chef» / «être seul si on aime l être» / «n avoir personne sur le dos, gérer mon travail» / «le patron n est pas derrière moi tout le temps et je gère mes clients comme je veux» / «choisir son itinéraire et la gestion du temps, l autonomie et la solitude» / «solitude» / «être seule pour mieux se retrouver» / «liberté, pouvoir être seul, gérer son temps soi même» / «l indépendance» (4 fois) / «la paix (patron pas sur le dos), une certaine liberté» / «le sentiment de liberté et aussi la solitude, personne à côté de vous, ne pas être enfermé dans un bureau et une usine» / «liberté, autonomie», «indépendance, autonomie», «indépendance dans le véhicule» / «l indépendance, les initiatives» / «on est seule, on gère notre travail, on est autonome» / «organisation du temps de travail, indépendance» / «tranquille» / «la tranquillité» / «je dirais être tranquille dans sa cabine, pouvoir un peu gérer son temps mais ça devient de plus en plus dur» / «on peut arrêter, boire un café, faire des courses» Intérêt et diversité du travail «pas d horaires, à part les livraisons à respecter, le sentiment de puissance au volant» / «le plaisir de conduire une belle machine puissante, les imprévus qui obligent d être réactifs» / «pas de routine» (2 fois) / «j apprends encore beaucoup de choses sur l utilité des matériaux que je transporte» / «journée variée : conduite, manutention, recherche d itinéraire» / «diversité des véhicules, marchandises et clients à livrer» / «faire le travail de A à Z, charger, vider» / «de faire attention à la conduite économique, d être attentionnée à la conduite malgré les dangers sur la route» / «ne jamais rester à la même fonction, l enjeu du quotidien» / «plaisir de conduire un PL», «conduire», «pouvoir conduire beaucoup», «conduire un véhicule impressionnant», «les beaux véhicules» / «diversité des trajets» / «la variété qu offre le transport (frigo, fourgon ) Avantages financiers «bien payée» (3 fois) / «le salaire» (4 fois) / «la paye : c est mieux qu à l usine» / «avoir un bon salaire» (2 fois) / «le salaire, si on arrive à pas tout dépenser les frais» / «le fait de pouvoir gagner de l argent si on se débrouille pour les repas» / «les frais non imposables, c est toujours un plus» / «avoir des frais de route qui gonflent le salaire petit par rapport aux heures» / «on gagne sa vie raisonnablement par rapport aux gens en usine mais il ne faut pas le ramener au taux horaire»

269 Deux études permettent d appuyer ces constatations concernant la satisfaction générale dont les femmes font état dans notre enquête. L une concerne le rapport des travailleurs à leur emploi et à leur travail. L autre interroge le niveau de satisfaction de jeunes femmes occupant un emploi masculin. Dans un article paru dans la revue Travail, Genre et Société, Michel Gollac et Serge Volkoff 205 réinterrogeaient, en 2002, les données statistiques produites par plusieurs enquêtes relatives aux conditions de travail, aux modes de vie et aux représentations des travailleurs 206. L exploitation de ces enquêtes montre entre autres choses - des variations significatives selon le genre des individus. Les réponses des ouvrières aux interrogations de ces différentes enquêtes traduisent la perception qu elles ont de leur travail. Un travail qu elles valorisent peu. En effet, manifester «une forte satisfaction au travail fondée sur un fort investissement de soi», considérer que le travail permet «de faire des choses qui plaisent et qu il ne serait pas possible de faire autrement», s estimer «responsable de la bonne marche du travail», penser qu «une erreur pourrait entrainer des conséquences financières importantes pour l entreprise, avoir des conséquences dangereuses pour sa sécurité et celle d autres personnes ou avoir des conséquences graves pour la qualité du produit ou du service» sont autant de propositions qui ne trouvent pas l adhésion des ouvrières. Et elles sont deux fois plus nombreuses que les ouvriers à considérer que «leur travail, n importe qui pourrait le faire». Une autre étude réalisée à partir de l enquête «Génération 98», a retenu notre attention. Elle consistait à interroger des femmes occupant un emploi «masculin» trois ans après leur sortie du système scolaire afin d évaluer leur niveau de satisfaction dans ces emplois 207. Les jeunes femmes étaient qualifiées de «mécontentes» par leur propension à répondre négativement à au moins deux des trois critères suivants : «s épanouir tout à fait dans son travail», «se considérer comme bien payée» et «s estimer utilisée à son niveau de compétence». Les auteurs ont constaté qu un tiers de ces femmes pouvaientt être considérées comme «malheureuses» et que les jeunes femmes ouvrières paraissaient particulièrement insatisfaites dans leur travail. Mais, fait intéressant, tous types de professions et tous niveaux 205 M. GOLLAC et S. VOLKOFF, «La mise au travail des stéréotypes de genre. Les conditions de travail des ouvrières», Travail, Genre et Sociétés, n 8 Ouvrières : les dessous de l embellie Nov. 2002, p Les enquêtes «conditions de travail» menées en 1984 et 1998 par la DARES en complément des enquêtes annuelles de l INSEE sur l emploi, et l enquête «Travail et modes de vie» réalisée par l INSEE en 1997, en partenariat avec le Laboratoire de sciences sociales de l Ecole Normale Supérieure et la DARES. 207 T. COUPPIE et D. EPIPHANE, «Le chemin des femmes dans les métiers masculins», in H. ECKERT et S. FAURE (Dir.), Les jeunes et l agencement des sexes, La Dispute, 2007, p

270 de qualifications confondus, c est dans la catégorie «chauffeurs et ouvriers qualifiés du transport» que la proportion de «mécontentes» est la moins importante : elles ne sont que 16%, la moyenne étant de 33% d insatisfaites. Tableau n 59 : Proportion de mécontentes parmi les jeunes femmes exerçant en 2001 une profession «masculine» OQ électricité-électronique 62% ONQ BTP 34% OQ papier-carton 57% Police, gendarm, agts sécu., ambul. (emp.) 33% OQ bois 49% Techniciens chimie, agro-alim, agri. 33% Techniciens fonct. connexes product. 48% ONQ chimie 30% OQ agro-alim., chimie 48% Techniciens de l industrie 27% Agriculteurs 47% Police, armée, gendarmerie (cadres et PI) 25% Magasiniers 46% OQ et artisans BTP 24% OQ métallurgie, mécanique 46% Technico-commerciaux 24% ONQ bois 43% Techniciens informatique 23% Contremaîtres, agents de maîtrise 41% Autres ingénieurs 22% ONQ électricité-électronique 40% OQ entretien, réglage 21% Techniciens BTP 40% OQ et artisans aliment. 20% ONQ métallurgie, mécanique 39% Monit., éducateurs sportifs 17% Ouvriers agricoles 39% Ingénieurs informatique 17% Manutentionnaires 37% Chauffeurs et OQ transport 16% Ensemble 33% Source originale : Génération 1998, interrogation 2001, Cereq. Reproduction à l identique du tableau figurant à la page 185 de, Les jeunes et l agencement des sexes, op.cit. Ainsi, à la différence des autres ouvrières, les conductrices de poids lourds valorisent leur travail. Mieux, la perception qu elles ont de leur travail et donc d elles-mêmes renverse les distinctions traditionnelles entre travail ouvrier/non ouvrier, qualifié/non qualifié et féminin/masculin. 2. De nombreuses recommandations à l intention des prétendantes au métier À l exception de quelques réactions mitigées, la plupart des conductrices encourageraient avec enthousiasme le projet d une autre femme de s engager dans ce métier (tableau 60). La question : «Si une femme vous disait son intention de faire ce métier, que lui diriez-vous?» suscite en effet de nombreuses formules d encouragement souvent sans ambiguïté et conjuguées au mode impératif : «vas-y fonce!». Avec l idée que rien ne justifie qu une femme renonce à faire ce métier si tel est son choix. Quelques réponses seulement traduisent un soutien plus modéré «pourquoi pas?», ou soumis à condition «si c est vraiment une passion je l encouragerais sinon, je l en dissuaderais» et une certaine méfiance vis à vis de

271 candidates potentielles est parfois perceptible avec une mise en doute de la sincérité de leur démarche. «si c est pour la frime : non». Les réponses des conductrices traduisent aussi une volonté d informer les postulantes au métier sur les qualités qu elles estiment nécessaires pour l exercer d une part, sur les difficultés qui, à coup sûr se présenteront si elles font ce choix, d autre part. Leurs prescriptions portent sur des traits de personnalité et des aptitudes comportementales pour affronter deux difficultés principales : la pénibilité du travail et l intégration dans un monde d hommes. Les compétences de conduite ne sont jamais mentionnées, non qu elles ne soient pas nécessaires, mais certainement pas suffisantes au vu des autres qualités et dispositions qu elles considèrent par contre indispensables : courage, persévérance, ténacité, endurance, résistance, débrouillardise, vaillance tel est le registre dans lequel puisent les conductrices pour prévenir les postulantes qu être chauffeur routier c est faire un métier «très dur» qui ne peut se réduire à la conduite de véhicules Se préparer à la pénibilité du travail Les conductrices insistent pour dire qu elles font un travail éprouvant avec des horaires contraignants, ce qui a des effets sur leur condition physique et sur leur vie privée. Aussi, préviennent-elles les candidates éventuelles que ce travail coûteux en énergie et exigeant une grande disponibilité laissera peu de place à d autres activités «tu seras privée de loisirs», «pas évident quand on a une famille». Elles formulent aussi des préconisations concernant la vie familiale : choisir un travail adapté à son style de vie, faire preuve d une grande capacité d organisation, prendre en compte l avis du conjoint, faire coïncider l exercice du métier avec les périodes de la vie où les contraintes familiales sont faibles : «avant d avoir des enfants», «quand ils sont grands», «quand on est célibataire» Se confronter à un monde d hommes On a vu avec les entretiens que l insertion dans le métier comprenait une période de mise à l épreuve pendant laquelle les femmes devaient se faire accepter par leurs pairs. L intégration dans ce monde d hommes ne va pas de soi et comporte des difficultés auxquelles les femmes qui ont fait ce choix professionnel se sont heurtées. L enjeu que représente cette intégration et les difficultés qu elle induit parfois étaient particulièrement perceptibles dans les réponses des conductrices. Les avertissements qu elles formulent portent sur la manière dont elles estiment

272 que les prétendantes au métier devraient se comporter pour se faire accepter dans ce métier. Ces recommandations, souvent contradictoires traduisent l importance de l enjeu (se faire accepter) et la difficulté d y parvenir : il faut être «féminine mais pas provocante», «montrer ses faiblesses» sans «se faire bouffer» mais «ne pas chercher à s imposer». Savoir quand on peut solliciter de l aide, ou au contraire se débrouiller seule, savoir accepter les critiques sans se dévaloriser, se montrer «amicale et rigolote mais pas trop». Comme si, quelque soit l attitude adoptée, elles avaient autant de chance de «plaire» que de «déplaire» aux autres membres de la profession. A ce jeu de «quitte ou double» la stratégie la plus efficace mais non la plus simple consisterait à adapter en permanence son comportement aux situations, à évaluer systématiquement ce que l on peut faire sans risquer que cela soit mal interprété, ce qu il ne faut pas faire pour ne pas heurter, déranger. D après Livia Scheller, les conductrices de bus se heurtent aux mêmes difficultés et doivent aussi adopter des stratégies pour s intégrer au collectif de travail. Ces stratégies consistent en «l élaboration d un registre de comportements qui n ouvre pas trop, mais ne ferme pas excessivement l échange initial. [ ] Si les femmes tombent dans la provocation, elles seront considérées comme des objets de désir et de mépris et l admission dans le collectif se fera au prix d une dévalorisation constante de leurs comportements. Si à l autre extrême, elles se refusent à l approche en montrant peur ou mépris, elles seront rejetées du collectif et destinées à un rapport solitaire avec l activité» 208. Tableau n 60: Synthèse des réponses à la question : «Si une femme vous disait son intention de faire ce métier, que lui diriez-vous?» Ce qu elles diraient à une femme qui voudrait devenir conductrice de poids lourds Encouragements Enthousiastes : «fonce!» / «vas-y!» / «je lui dirais de le faire» / «de se lancer» / «je l encouragerais» / «d aller au bout de son rêve» / «de ses envies» / «qu elle aille au bout de ses ambitions, dans la vie il faut écouter son cœur» Modérés : «pourquoi pas?» Conditionnés : «si c est vraiment une passion je l encouragerais sinon, je l en dissuaderais» / «si c est vraiment une passion tant mieux, si c est pour faire la belle, qu elle arrête de suite» / «si c est pour la frime : non!» / «si elle veut faire ce métier parce qu elle aime ça, pas parce qu elle n a pas d autre choix» Enoncés des bénéfices Flous : «je lui dirais que c est un métier super» / «très beau métier» / «un métier formidable» / «un bon métier» / «un métier agréable» / «le plus beau métier du monde» Précis : «je lui dirais que c est un métier qui montre un autre reflet de la vie professionnelle que les métiers exercés par les femmes habituellement» / «qu on voit du pays, des gens pas comme les autres» / «que c est bien payé» / «pas de patron sur le dos» / «que nous sommes un peu avantagées : si on se montre entreprenantes on peut faire plusieurs rencontres et même sympathiques». / 208 L. SCHELLER, Les bus ont-ils un sexe?, op.cit., p 113 et p

273 Recommandations (sur les qualités requises) et mises en garde (sur les difficultés) Motivation : «de bien être sûre» «de bien réfléchir» / «de peser le pour et le contre» / «qu elle ne se fasse pas d illusion sur la paye» / «fais le seulement si tu es motivée, en connaissance de cause, on ne peut pas faire ce métier en se forçant» / «il faut vraiment le vouloir» Caractère «d avoir du caractère» / «de se blinder le caractère» / «d être forte mentalement» / «il faut avoir de la persévérance, de la ténacité» / «il faut beaucoup de courage» / «être fonceuse» / «de ne pas se laisser faire» / «d être prête à affronter la raillerie des hommes» / «de ne pas se sentir plus faible que les hommes» Aptitudes «ce métier exige une grande endurance et une grande résistance à la fatigue»» / «il faut beaucoup de responsabilité» / «savoir se débrouiller seule même dans les situations difficiles» / «ne pas avoir peur d être souvent seule» / «il faut aimer rouler, être seule, se démerder» / «sois forte, n ai peur de rien : nuit, solitude, agression» / «pas d idées préconçues sur la bonne hygiène» / «pas peur de se salir les mains» Comportement «de ne pas provoquer les hommes en paroles ou avec la tenue vestimentaire» / «de se faire respecter des chauffeurs et de se tenir correctement au niveau vestimentaire» / «de ne pas hésiter à demander conseil aux collègues» / «d admettre ses faiblesses et de compenser avec beaucoup d astuces et de sourires» / «accepter certaines critiques» / «soyez amicale mais pas trop, rigolote mais pas trop, apprenez à observer et faire attention aux beaux parleurs» / «il faut rester féminine car ça n enlève aucune compétence et on passe mieux dans le milieu» / «il faut savoir rester à sa place» / «ne pas chercher à s imposer, rester soi-même, féminine, ne pas vouloir ressembler à un homme, c est inutile» Métier dur physiquement «je lui parlerais de la dureté physique de ce travail» / «le métier est dur malgré les progrès techniques du matériel» / «ça reste un métier très dur et routier ce n est pas seulement conduire un camion» / «attention! ce n est pas de la rigolade, c est un métier très complet, il n y a pas que la conduite» / «qu elle va en chier» / «choisis ce qui te correspond le mieux avec du matériel correct et entretenu, de préférence une grosse entreprise» Horaires contraignants «si en couple, d en parler avec son mari» / «pas évident quand on a une famille» / «il faut une sacrée organisation» / «il faut le faire tant qu elle n a pas d enfant ou si les enfants sont grands» / «si elle est jeune je lui dirais de penser à sa vie de famille qui va être compliquée, si elle fait des enfants il faudra faire un choix» / «il faut toujours être disponible physiquement et psychologiquement, il faut être célibataire» / «attention, tu seras privée de loisirs, trop fatiguée quand on rentre» / «les horaires sont très fatigants» / «il faut qu elle ait la possibilité de s organiser par rapport aux horaires» Difficultés d insertion «tu auras du mal à trouver un patron, surtout si tu es en âge d avoir des enfants» / «au début c est dur de s imposer» / «personne ne t aide quand tu débutes» 3. De subtiles différences dans l évocation des inconvénients Interrogées sur les inconvénients que présente le métier, les conductrices mentionnent les contraintes du temps, les conséquences de ce travail sur leur santé, les rapports avec les autres et les inconforts liés au travail itinérant et en extérieur (tableau 61) Les contraintes du temps Les contraintes temporelles sont multiples et génératrices de stress : il faut composer avec la réglementation sociale, les impératifs de livraisons, les horaires des clients dont elles sont tributaires. Leur accumulation se traduit par des durées de travail importantes qui peuvent empiéter sur la vie sociale et familiale. Les conductrices de retour chaque jour mettent l accent sur les longues journées et soulignent des difficultés d organisation au quotidien (pour trouver des modes de garde quand elles travaillent la nuit, par exemple). Celles qui s absentent plusieurs jours par semaine insistent davantage sur les rythmes anachroniques et déplorent d être peu présentes au domicile, surtout si elles ne parviennent pas à rentrer chez elles avant le samedi «petit week-end donc c est speed (courses, lessives), vie de dingue, on ne profite pas de la vie comme on veut»

274 3. 2 Les risques sur la santé et les dangers de la route L ensemble des conductrices insiste sur la pénibilité du travail qui entame la résistance physique et sur les risques d accident pendant les opérations de chargement/déchargement et pendant les phases de conduite. Les risques d agression constituent un danger supplémentaire que seules les conductrices travaillant en longue distance évoquent Les rapports avec les autres Les conducteurs du sexe opposé sont les premiers désignés lorsque les femmes évoquent des problèmes relationnels dans le cadre de leur travail. Elles mettent en cause le machisme des chauffeurs, tantôt hostiles, tantôt trop entreprenants, en tout cas jamais indifférents à leur présence et regrettent de devoir toujours démontrer leurs compétences. Elles désignent aussi, mais beaucoup moins souvent, les employeurs, les clients et les autres usagers de la route. Quelques femmes souffrent du manque de reconnaissance que leur témoigne leur entreprise en dépit des efforts qu elles consentent pour répondre aux exigences de production. D autres déplorent le manque de compréhension ou le mépris des automobilistes. Seules quelques conductrices en longue distance évoquent le manque de considération de la part des clients. Ce sont aussi les seules à souffrir de l isolement Les inconforts liés au travail itinérant et en extérieur Travailler dehors et par tous les temps est un inconvénient que les conductrices mentionnent. Mais le travail itinérant implique d autres sources d inconfort qu elles sont beaucoup plus nombreuses à évoquer. Il s agit de l impossibilité dans laquelle elles se trouvent trop souvent semble-t-il de pouvoir disposer d espaces accessibles et entretenus pour satisfaire des besoins élémentaires dans des conditions d hygiène satisfaisantes

275 Tableau n 61: Synthèse des réponses à la question : «Pour vous, quels sont les inconvénients que présente ce métier?» Les inconvénients du métier Les contraintes du temps: multiplicité/ intensité et anachronisme / empiètement Course au temps/ accumulation des contraintes temporelles : «courir, courir, courir. Entre la réglementation des heures, les temps perdus de chargement et autres, les entreprises et leurs horaires à la gomme»/«les horaires bidons des entreprises» / «nous sommes tributaires des horaires trop stricts»/«trop de pression entre les clients, les gendarmes, le patron» / «les impératifs de livraisons, la pression des chefs d exploitation»/«parfois (suivant le secteur) les attentes sont longues et en Ile de France il y a beaucoup de circulation et d embouteillage»/«horaires difficiles à respecter» / «les RDV, les horaires d ouvertures des clients» / «les marges réduites ou inexistantes dans les lignes régulières concernant les horaires de départ et d arrivée, ce qui est stressant» / «la législation du travail trop complexe et difficile à respecter» / «la réglementation de plus en plus stricte»/«trop de contraintes liées à la législation du travail» «la réglementation qui devient trop lourde», «stressant» / Intensité et anachronisme : «beaucoup d heures, amplitudes élevées, lever tôt le matin» / «grande amplitude» / «les horaires : il est parfois difficile de se lever à 2 ou 3h du matin» / «les horaires parfois astreignants (tôt le matin, tard le soir)» / «les horaires trop longs, les 35h en trois jours!!» / «beaucoup d heures» / «journées longues» / «longues journées de travail» / «les heures de travail» / «pas de RTT» / «horaires décalés très durs pour l organisme» / «beaucoup d heures d affilée» / «les coupures lorsqu on n a pas sommeil», «horaires de plus en plus irréguliers» Empiètement sur la vie privée «difficulté à prendre des RV personnels» / «difficulté à prendre des RV chez le dentiste ou autres» / «maintenant, par rapport aux enfants et mon mari : les horaires» / «on n est pas souvent avec son mari» / «pour l inter, on ne voit pas beaucoup la famille» / «vie de famille difficile selon le transport (national, inter)» / «la vie de famille, je n ai pas vu grandir mes enfants» / «la vie sociale et familiale est plus difficile. Nous sommes toujours absentes, difficile aussi pour les formalités administratives» / «pas de vie de famille» / «vie de famille un peu difficile à gérer au quotidien» / «ce n est pas les horaires de bureau, il faut avoir la possibilité de s organiser» / «une femme qui a des enfants n a pas de vie de famille» / «vie sentimentale désastreuse, trop de week-end sur la route» / «vie de famille lors de découchers» / «difficultés familiales (trouver une nounou pour garder les enfants la nuit)» / «l éloignement des enfants» / «part toute la semaine = petit week-end donc c est speed (courses, lessives), vie de dingue, on ne profite pas de la vie comme on veut» / «pas de possibilité de faire de projets, pas de vie sociale» / «rentrer tard les fins de semaine» Les risques pour la santé, les dangers de la route : Pénibilité du travail : «la pénibilité de la manutention» / «la manutention (déchargement ou chargement, bâcher ou débâcher, parfois c est difficile» / «travail assez physique (sanglage, manutention)» / «c est très physique» / «parfois c est physique» / «c est assez fatiguant» / «chargements lourds nécessitant de la force» / «le non respect des conditions de travail» / «l intensité du travail» / «il faut une très bonne condition physique» / «fatiguant et usant. On a la détermination quand on est jeune, en vieillissant on fatigue mais on reste» / «dans la plupart des entreprises nous sommes obligés de vider et charger. Je fais 7 à 10 clients sur Paris, chez la plupart, je dépote les palettes à la main car ils n ont pas de chariot élévateur ou on te dit : tu prends le transpal électrique et tu te charges. Maintenant j ai deux hernies discales, c est le prix à payer» / «fatigue» / Agressions : «métier dangereux» / «danger des personnes sur les parking en France»/«les agressions (je me suis fait braquer, ça fait drôle)» Accidents : «l angoisse d accident» / «risque permanent d accident sur la route» / «les automobilistes inconscients», «la route, il y a de plus en plus de fou-folle furieux au volant qui font n importe quoi» / «DANGER sur la route, on doit avoir les yeux partout, être très vigilant et faire attention à son permis» / «danger de la route, du chargement, faire très attention à la hauteur du chargement à cause des ponts». «Un accident, je n en ai jamais eu de grave mais je tire mon chapeau à certains qui ont eu un grave accident et qui continuent le métier» Les rapports avec les autres : Les hommes : «les hommes, en particulier les hommes étrangers qui rentrent trop peu pour voir leur femme» / «l ambiance dans les centres routiers» / «le fait de côtoyer des collègues pas toujours très fins ni cultivés» / «on doit souvent faire deux fois plus qu un homme pour montrer qu on fait aussi bien qu eux» / «contact avec les hommes machos non compréhensifs» / «difficulté à s affirmer en tant que femme» / «les hommes vous regardent un peu comme des extra-terrestres» Le manque de considération ou de reconnaissance : «les relations dans les grosses entreprises, nous sommes pris pour des larbins mais pas plus que les hommes, c est propre au métier» / «quelques clients désagréables (rares)» / «plus de considération de personne (patrons, clients, automobilistes)» / «mauvaise reconnaissance des compétences» Isolement : «être trop souvent seule dans le camion», «la solitude» (5 fois) Les inconforts liés au travail itinérant et en extérieur : Intempéries : «intempéries (pour décharger, débâcher)» / «mauvais temps (débâchage)» / «mauvais temps en hiver (neige, verglas)» / «le temps (hiver)» / «hiver pas drôle» / «ouvrir les côtés de la remorque quand il pleut, neige (intempéries)» Commodités : «les locaux peu adaptés à l accueil des conductrices» / «un manque de sanitaires réservés aux femmes» / «manque de confort (toilettes)» / «être une femme, stations services sans hygiène, supermarchés fermés aux poids lourds» / «les toilettes, et oui, il faut pas avoir la gastro» / «peu de parking (ou trop de camions!)» / «problème de parking pour les coupures, trouver systématiquement des douches, essayer de garder une bonne hygiène de vie» / «les douches souvent sales ou en travaux ainsi que le prix de celles-ci» / «pour moi le plus gros problème c est de faire ses besoins. Alors à l aller, comme au retour, je repère les endroits où je peux m arrêter suivant le camion que je conduis. Mon mari est très bricoleur et inventif alors tout est fait en fonction de simplicité pour moi» / «nous sommes parfois SDF coupure sur des parkings sans WC (il faut uriner dans une bouteille!) douches parfois (souvent) très sales et pas commodes. Mon plus grand luxe c est de retrouver mes WC et ma douche chez moi le week-end»

276 4. Et les hommes? Les éléments qui donnent satisfaction aux hommes sont les mêmes que ceux que les femmes valorisent 209 (tableau 62). Par contre, ils témoignent d un enthousiasme beaucoup plus limité pour leur métier. Ils mentionnent plus volontiers le salaire comme une motivation à s y maintenir que comme un simple avantage. Mais surtout, la contrainte est la première des raisons qui les incitent à rester conducteurs. A cause de leur âge et/ou d un manque de qualification, ils estiment ne pas avoir d autre option que de «tenir» encore «je ne peux rien faire d autre». Cette attitude fataliste n apparaît pratiquement pas chez les femmes. Seules quelques-unes, parmi les plus anciennes dans le métier (au-delà de vingt ans d ancienneté) disent ne plus trouver «aucun avantage» à cette activité. Elles mettent davantage l accent sur la pénibilité du travail et ses effets sur leur santé. A défaut d alternative, elles aussi s estiment contraintes de continuer jusqu à leur retraite alors qu elles préfèreraient cesser dès à présent «Je n ai plus le choix». Au premier rang des inconvénients qu ils trouvent à leur métier, les conducteurs citent «les horaires et la vie de famille perturbée». Cet item n apparait qu en seconde position chez les femmes, juste après la «pénibilité du travail». Ainsi, les hommes regrettent leur manque de disponibilité envers leur famille et ne sont pas heureux de cette situation. Leurs propos sont souvent très négatifs. Beaucoup de routiers estiment qu ils paient un trop lourd tribut à ce travail, s en tirent avec une vie qui s est déroulée sans eux et pas même un peu de reconnaissance. Ni de la part du patron qui en demande toujours plus, ni de la part des usagers de la route, pourtant consommateurs des produits qu ils s échinent à acheminer et qui les considèrent tantôt comme des dangers publics, tantôt comme des gêneurs. Pas non plus de la part des législateurs et de la force publique qui les traite comme des «criminels» à la moindre infraction, même la plus anodine. 209 On a pu comparer les réponses des femmes à celles des hommes qui répondaient aux mêmes questions dans l enquête «Conducteurs de poids lourds 1999» de l INRETS

277 Tableau n 62: Avantages, inconvénients et motifs du maintien dans le métier cités par les hommes et les femmes Qu est ce qui vous pousse à rester conducteur(rice) de poids lourds? (par ordre décroissant) F H 1 er Passion du métier en général + Besoin indép., liberté, pas de routine + Goût pour camions/ conduite 2 ème Contacts, ambiance 3 ème Salaire, attrait financier + Goût pour les voyages + N a plus le choix, par habitude Salaire, attrait financier 1 er N a plus le choix, par habitude 2 ème Passion du métier en général 3 ème 4 ème Besoin indépendance, liberté, pas de routine 5 ème Goût pour les camions, la conduite + Contacts, ambiance F H Quels sont les avantages que présente ce métier? Eléments cités (par ordre décroissant) 1 er Indépendance, liberté, variété des activités, pas de routine 2 ème Voyager, être dehors + Contacts, ambiance 3 ème Salaire, attrait financier + Goût pour les camions, la conduite 4 ème Aucun avantage 1 er Indépendance, liberté, variété des activités, pas de routine 2 ème Voyager, être dehors 3 ème Salaire, attrait financier 4 ème Aucun avantage + Contacts, ambiance + Goût pour les camions, la conduite Quels sont les inconvénients que présente ce métier? Eléments cités (par ordre décroissant) F H 1 er Pénibilité du travail 2 ème Horaires + vie de famille perturbée 3 ème Risques (accidents, agressions) + Contrôles, législation, circulation, interdictions 4 ème Manque confort, commodités + Relations de travail avec hommes + Solitude + Intempéries 5 ème Manque de considération + Salaire 1 er Horaires + vie de famille perturbée 2 ème Pénibilité du travail 3 ème Salaire 4 ème Contrôles, législation, circulation, interdictions + Manque de considération

278 Conclusion du second chapitre La situation familiale des femmes a des effets sur leur carrière dans le métier à travers le choix des postes, les interruptions de carrière et les changements de qualification Nous avons constaté que les postes qui impliquent de s absenter plusieurs jours consécutifs du domicile sont «préférés» par les femmes qui n ont pas d enfant ou dont les enfants sont élevés. Alors que celles qui ont la charge d enfants dépendants, privilégient les postes permettant des retours quotidiens au domicile. De plus, il apparait que l arrivée d un enfant est un événement de nature à provoquer des changements dans la carrière des femmes, lorsque ces dernières cessent de faire ce métier d une part, lorsque le reprenant, elles changent de qualification (en quittant un poste en longue distance pour un poste en courte distance), d autre part. Mais si de tels mouvements sont visibles, ils ne constituent pas des tendances très fortes En effet, contrairement à ce que l analyse des seuls entretiens pouvait laisser croire, et compte tenu de ce que l on sait des comportements des femmes en général (de l influence de la maternité sur leurs trajectoires professionnelles, de l exigence de disponibilité des mères qui passerait par une présence quotidienne auprès des enfants), les résultats de l enquête obligent à nuancer l idée selon laquelle tout se rapporterait à une opposition entre présence et absence. Les interruptions de carrière au moment de la maternité sont loin d être systématiques lorsque les conductrices font des trajets quotidiens et il arrive même que certaines femmes continuent de s absenter toute la semaine après la naissance d un enfant. Mais les questionnaires sont construits à partir de catégories pré-codifiées qui ne permettent pas de dépasser cette opposition simplificatrice et restrictive pour appréhender et apprécier l inventivité dont les femmes ont pu faire preuve dans un «espace des possibles» plus large que celui proposé par des questionnements standardisés. Reste que la situation familiale des conductrices est beaucoup plus déterminante dans leurs carrières et dans les postes qu elles occupent qu elle ne l est pour les conducteurs hommes. La satisfaction des femmes dans l exercice du métier de conducteur routier est patente A travers un ensemble de questions ouvertes, nous avons constaté que les femmes réagissaient dans un registre de réponses très positives. Rares sont celles qui affichent un mal-être, se montrent virulentes dans leurs propos vis-à-vis du métier, n y trouvent aucun avantage et

279 préféreraient faire autre chose. Cette attitude est par contre beaucoup plus répandue parmi les hommes qui, en plus d être beaucoup plus nombreux à afficher clairement qu ils ne trouvent aucune satisfaction dans l exercice du métier, peuvent être extrêmement critiques et revendicatifs concernant l organisation de leur travail, plus prompts à signaler les dysfonctionnements qu ils constatent au quotidien et à se plaindre du peu considération qu on leur témoigne. Hommes et femmes valorisent pourtant un socle commun de composantes du métier (travail en extérieur, à distance de la hiérarchie, maîtrise de la machine). Mais il semble que pour les hommes, ces éléments ne compensent pas suffisamment les inconvénients liés à l exercice de ce métier. La rémunération est jugée insuffisante dès lors qu elle est mise en rapport avec les durées de travail importantes qu ils connaissent et qui leur laissent peu de disponibilité pour investir les autres domaines de la vie, en particulier la vie familiale. Les femmes, elles, sont plus sensibles aux bénéfices qu elles retirent dans l exercice de ce métier et ont plutôt tendance à en minimiser les inconvénients. Les difficultés qu elles rencontrent sont plus volontiers évoquées par les conductrices lorsqu elles formulent des conseils à l intention d éventuelles postulantes au métier. Ces difficultés concernent principalement : la pénibilité du travail (physiquement et mentalement éprouvant), les résistances des hommes à leur présence (à tout moment, et indépendamment de leur ancienneté dans le métier, les femmes peuvent faire l objet de réflexions ou de comportements sexistes), et le déséquilibre entre la disponibilité donnée au travail et celle qui reste pour soi (que les femmes vivent plus ou moins bien en fonction de leurs désirs et attentes sur le plan personnel). Une vie professionnelle après le métier qui reste liée au domaine des transports ou à l activité de conduite Compte tenu de ces difficultés, la conduite de poids lourds recouvre rarement l ensemble du parcours professionnel des femmes. Peu nombreuses en effet sont celles qui ont fait une carrière «complète» dans ce métier et n envisagent pas de faire autre chose à l avenir. Pour autant, les reconversions opérées par les anciennes conductrices, tout comme celles envisagées par les conductrices actuelles, restent liées au domaine du transport ou de la conduite (logistique, affrètement, formation à la conduite de poids lourds, enseignement en classe de BEP routier, conductrice d autocars ou de bus)

280 Conclusion de la cinquième partie Un attachement profond pour une activité permettant de déployer des compétences rarement sollicitées ailleurs. Le passé des femmes et la manière dont elles voient leur avenir se profiler déterminent leur rapport au métier. Cela était très visible dans les entretiens à travers la difficulté des plus précoces à envisager une reconversion. Mais aussi à travers la volonté farouche des plus tardives à s y maintenir. Les femmes voient très bien que ce métier leur permet de déployer des compétences rarement sollicitées ailleurs : travailler avec des hommes selon des règles différentes de celles qui régissent les emplois qu elles occupent habituellement, conduire des «gros bahuts», évoluer en dehors des murs de l entreprise et du foyer, échapper aux rythmes de la vie sédentaire et aux activités domestiques associées à la vie familiale. Leur satisfaction dans ce métier tient pour beaucoup à la conscience qu elles ont de leur position en tant que femmes dans le monde social. Des carrières rythmées par les événements familiaux La disponibilité des femmes pour le travail en longue distance est plus grande avant l arrivée des enfants et lorsqu ils sont grands. Elle est moindre lorsque les enfants sont jeunes, ce qui se traduit par l arrêt du métier ou la recherche de postes permettant une présence quotidienne auprès des enfants. Le travail en courte distance ou toute forme d arrangement permettant d avoir la maîtrise de son temps de travail peut être envisagé lorsque les femmes ont des enfants à charge, à condition toutefois, de trouver ce type de poste et de ne pas être rebutée par cette forme de travail si l on est très attachée au mode de vie qu implique le travail en longue distance. Une franche opposition entre celles qui valorisent les déplacements sur plusieurs jours et celles qui préfèrent les trajets journaliers. Opposition qui est pourtant dépassée par les dimensions principales du métier L exercice du métier de conducteur routier en longue distance est dominé par le caractère irrégulier des activités, la diversité des lieux traversés et des personnes côtoyées, et une incertitude générale quant au déroulement des opérations. Ces éléments constituent les bases d un mode de vie particulier, éloigné des normes de la vie sédentaire, synonyme de «liberté»

281 et d «aventure» et une majorité de femmes valorise ces aspects. Certaines se montrent tellement attachées à ce style de vie qu elles parviennent difficilement à envisager le métier autrement et dénigrent parfois toute forme de travail impliquant des retours quotidiens. Mais il est aussi des femmes qui se montrent indifférentes à tout cela, n en ont jamais rêvé et ne l envisagent pas ; ou l ont expérimenté et ne l ont pas aimé. Passer plusieurs jours consécutifs dans un camion, être disponible en tout lieu et à toute heure, devoir interagir avec des personnes qu elles ne connaissent pas ; sont autant de contraintes qu elles jugent rédhibitoires. Elles trouvent pourtant, en regagnant chaque jour leur domicile, des satisfactions tout à fait semblables à celles revendiquées par les conductrices qui s absentent : une impression d indépendance lorsqu elles se trouvent au volant de leur véhicule, un sentiment de fierté dans l accomplissement des tâches qui leur sont confiées, la certitude d assumer de lourdes responsabilités et une conscience de leur rôle dans la bonne marche des opérations. Ainsi, quelles que soient les distances parcourues et la forme des trajets à réaliser navettes, lignes régulières, relais, tournées, départs à la semaine à travers la France ou l Europe toutes les femmes qui, dans le cadre de leur travail, ont pour activité principale la conduite de poids lourds, en tirent une grande satisfaction et considèrent que ce métier présente des propriétés qu elles auraient peu de chances de pourvoir expérimenter dans la plupart des autres activités offertes aux femmes. Cet attachement se traduit par une volonté de rester liées à ce secteur d activité (en se recyclant dans les fonctions de l affrètement ou de l exploitation) ou à certaines de ces dimensions (la conduite en faisant de la formation ou en conduisant d autres types de véhicules)

282 Conclusion générale Depuis une vingtaine d années, la généralisation de dispositifs visant à réduire les durées d acheminement des marchandises a considérablement modifié le travail des conducteurs et leur propre perception de ce travail. Le suivi et la maîtrise de la succession des opérations de transport passe par la rationalisation du travail des conducteurs et se traduit par une réduction de leur autonomie et un contrôle plus fort de leur activité. Cette évolution entre en contradiction avec l image emblématique du routier «aventurier», effectuant sur de longues distances, des transports de bout en bout. La tension entre l imaginaire de beaucoup de postulants au métier de conducteur de poids lourds et ces nouvelles formes d organisation favorisant la banalisation et la segmentation des tâches, peut expliquer en partie, la perte d attrait de ce métier et les difficultés de recrutement qu il connaît. Dans le même temps, le nombre de femmes ayant pour activité professionnelle principale, la conduite de poids lourds pour le transport de marchandises, a connu une augmentation significative. L objet de notre recherche consistait à appréhender ce phénomène nouveau, à s interroger sur les motivations d un nombre croissant de femmes à s engager dans ce métier considéré comme un bastion masculin et, à mieux connaître leurs parcours de vie et leurs itinéraires professionnels. Grâce à l analyse combinée de données recueillies en entretien, par observation et par voie de questionnaire auprès de conductrices en activité et de femmes ayant exercé ce métier par le passé, nous avons pu : - préciser les propriétés sociologiques de ces femmes et apporter des connaissances plus consistantes que celles véhiculées par les différents médias sur cette population,

283 - décrire les étapes de leur insertion dans ce métier (formation aux permis de conduire, recherche de leurs premiers emplois de conductrices) et le déroulement de leur carrière, - décrire leur travail dans ses aspects les plus concrets et dans des contextes variés (déplacement à la semaine ou à la journée), - comparer l ensemble de ces données à celles de la population masculine, mieux connue. Les apports de la recherche seront développés en répondant aux principales interrogations à l origine de ce travail. Qui sont ces femmes et comment ont-elles décidé de s engager dans ce métier masculin? Parmi les femmes qui s engagent dans le métier de conducteur routier, on trouve autant de femmes investies de longue date dans ce projet, que de femmes qui n avaient jamais envisagé de prendre cette voie. Les unes considèrent l accès au métier comme la concrétisation d un rêve, les autres estiment que cela tient aux hasards de la vie. Au-delà de ces notions un peu floues, nous avons pu établir qu il existait bien deux formes d engagement dans le métier. Un engagement que nous avons qualifié de vocationnel pour des femmes qui ont manifesté très tôt, dès l enfance ou l adolescence, le désir de faire ce métier. Soit parce qu elles étaient issues d une famille comptant des conducteurs parmi ses membres et avaient hérité, le plus souvent par leur père, d un intérêt manifeste pour cette activité ; soit parce qu elles ont été sensibilisées au monde de la route grâce à la force évocatrice de l émission de Max Meynier ; ou encore, parce qu elles avaient un gout prononcé pour les engins motorisés. Quoi qu il en soit, l origine de leur attirance pour ce métier s inscrit dans leur socialisation primaire. Près de la moitié de ces jeunes filles ont pu se former au métier de leur choix pendant leur scolarité et sont devenues conductrices de poids lourds dès leur entrée dans la vie active. Pour l autre moitié, le parcours menant au métier a été plus long. Soit parce qu elles ont été contraintes de suivre des orientations plus traditionnelles, soit parce qu elles se sont mises en couple et ont eu des enfants. Elles ont alors attendu qu ils deviennent autonomes pour concrétiser ce projet ancien

284 La démarche active de ces femmes qui considéraient le métier de conducteur comme un but à atteindre s oppose à la démarche réactive d autres femmes qui ont considéré le métier comme un moyen de se sortir d une situation jugée insatisfaisante. Nous qualifions leur engagement de circonstanciel. Aucune de ces femmes n avait initialement prévu de devenir conductrice de poids lourds. Cette possibilité s est présentée alors qu elles se trouvaient dans une situation qui ne leur convenait pas, sur le plan personnel (divorce, manque d estime de soi ) et/ou professionnel (licenciement, précarité ), à laquelle elles souhaitaient mettre un terme. Ce choix singulier pouvait aussi correspondre à une volonté de rompre avec le poids des normes de sexe (dans les univers professionnels féminisés ou dans la sphère familiale). Elles n ont pas été socialisées au monde de la route durant leur jeunesse mais le fait de côtoyer des routiers ou cours de la socialisation secondaire (dans le cadre de leur travail ou dans leur belle-famille), a parfois été déterminant. On retrouve, parmi les conducteurs masculins, cette même distinction entre «vocation» et «opportunité» ou «métier comme but» / «métier comme moyen». Les uns revendiquant une vocation à le faire alors que les autres ont simplement considéré le fait d avoir obtenu le permis poids lourds à l armée, comme un moyen de s insérer professionnellement. Ainsi, les circonstances à l origine du choix des femmes sont assez semblables à celles qui ont conduit des hommes à se tourner vers ce métier. Les conducteurs des deux sexes partagent aussi une proximité sociale et familiale au milieu des routiers. Par contre, les femmes ont dû souvent imposer leur choix à leur entourage (parents ou conjoint) et convaincre les institutions (scolaires ou organismes en charge de l insertion) de la légitimité de leur démarche alors que pour les hommes, celle-ci paraissait naturelle. De plus, cette orientation professionnelle était toujours considérée par les femmes comme un événement positif et libérateur, tandis que les hommes l associent très souvent à un «choix par défaut». Le contexte de «pénurie» de conducteurs et les appels de la profession vers un spectre plus large de candidats ont ouvert la voie à des femmes qui songeaient depuis longtemps à cette activité, autant qu à des femmes qui n avaient jamais envisagé une telle orientation professionnelle

285 Comment parviennent-elles à s intégrer dans ce milieu professionnel construit autour de valeurs masculines? Pour des raisons liées aux stéréotypes de sexe, les femmes ont très longtemps été tenues éloignées du métier de conducteur routier. Faisant figure d exception, celles qui choisissent de faire ce métier se heurtent parfois à la désapprobation de leur entourage (parents ou conjoint) qui voient dans leur choix une transgression aux distinctions traditionnelles entre activités féminines et masculines. Chacune des composantes de ce métier s oppose aux rôles et comportements attendus et admis pour les femmes : conduire des camions, se déplacer sur un territoire ouvert sur l inconnu, bien au-delà des limites du foyer et de l entreprise, travailler parmi les hommes, les côtoyer Sans nier une évolution certaine des mentalités et une tendance à réinterroger les stéréotypes de sexe, les principales «objections» à leur présence dans ce métier sont toujours solidement ancrées dans les esprits. Les récits d insertion de conductrices ont montré qu elles avaient dû convaincre successivement : leur entourage, les instances décidant du financement des formations, les sélectionneurs aux sessions de formation, les inspecteurs à l examen du permis de conduire des poids lourds, les employeurs, et pour finir, leurs collègues dans l entreprise qui les emploie et les autres routiers. La justification de l hégémonie masculine dans ce métier repose sur l idée qu il serait difficile, ou qu il nécessiterait de mobiliser de la force pour conduire les machines puissantes que sont les camions. Les images stéréotypées du métier valorisent la performance des conducteurs. Ils sont décrits sous les traits de «héros» ayant la capacité à assumer un travail dur, à conduire longtemps, à affronter le manque de sommeil. Autant de caractéristiques qui se retrouvent chez beaucoup de travailleurs manuels qui, dans un processus de reconquête de leur identité, finissent par glorifier leurs aptitudes à affronter les difficultés de leur métier comme preuves de leur propre excellence. Une manière de mettre à l épreuve certaines de ces idées «a priori» et de voir comment les résistances des hommes à la présence des femmes se manifestent, était d observer la réalité du travail de conductrices. Ces observations du travail ont montré qu il n y a pas de différence entre un homme et une femme dans la stricte réalisation du travail. Conductrices et conducteurs accomplissent les mêmes tâches, sont soumis aux mêmes contraintes et adoptent des comportements semblables pour surmonter les obstacles et minimiser le temps passé aux arrêts obligés afin de maintenir un bon niveau de progression dans le cycle de production

286 demandé. Ainsi, l idée selon laquelle les femmes ne seraient pas capables d assumer les exigences du métier n a pas lieu d être. Par contre, elles doivent adopter des comportements particuliers pour composer avec des normes qui sont façonnées, légitimées et rappelées quotidiennement par et dans un univers masculin. Minoritaires sinon «exotiques» dans ce milieu, les femmes doivent suivre les lois du groupe tout en assumant la position marginale à laquelle les assigne, de fait, le regard des hommes. Les conductrices veulent être reconnues par leurs pairs. Pour cela, elles doivent chaque jour construire ou rappeler «l évidence» de leur place : se débrouiller, particulièrement lorsqu il pourrait s agir de demander de l aide, garder son «quant-à-soi» quand les regards sont lourds et ne pas favoriser ces regards par quelque attitude anodine, interprétée comme une modalité de séduction. Telles sont les multiples obligations auxquelles s astreignent les femmes pour bien vivre dans le milieu qu elles ont choisi. Pour elles, le travail d insertion et de reconnaissance par le milieu, est plus difficile que pour un homme. Il est redoublé : il faut se faire reconnaître comme conductrice professionnelle d une part, faire accepter qu une femme puisse être compétente dans l exercice de ce métier, d autre part. Et même après des années de pratique, les femmes doivent maintenir cette attention permanente à leurs comportements et cet effort pour prouver à leurs homologues masculins qu elles sont à leur place dans ce métier. Comment gèrent-elles la tension entre vie familiale et vie professionnelle qui les concerne davantage qu elle ne concerne les hommes? Malgré des évolutions importantes, nos sociétés contemporaines fonctionnent toujours à partir d un principe de répartition des rôles sexués. Selon ce schéma traditionnel, la disponibilité temporelle accordée au travail est prioritaire chez les hommes, tandis que les femmes, en plus d une activité professionnelle éventuelle, doivent se rendre disponibles pour gérer les activités familiales et domestiques. Compte tenu de cette réalité, nous avions émis l hypothèse que l augmentation de la part des femmes parmi les effectifs de conducteurs pouvait être liée à la diffusion de nouvelles formes d organisation du travail qui rendent celui-ci plus organisé, plus fonctionnel, plus segmenté, et peut-être, plus facile à accorder avec les formes de temporalités des femmes, habituées à séquencer leur temps entre contraintes professionnelles et familiales

287 Plusieurs résultats de la thèse concourent à valider cette hypothèse de départ : Si l on considère d abord la répartition des conductrices entre les postes qui impliquent de s absenter plusieurs jours du domicile (longue distance), d une part, et ceux qui permettent des retours quotidiens au domicile (courte distance), d autre part : il apparaît que les postes en longue distance sont plus souvent occupés par des femmes dégagées de leurs responsabilités familiales ou n en ayant pas, alors que les postes en courte distance sont plus souvent occupées par des mères de jeunes enfants. Si l on considère l ensemble de la carrière des conductrices et leurs comportements de mobilité entre ces deux types de poste, il apparaît que les conductrices les plus mobiles sont celles dont la situation familiale a évolué au cours de la carrière. Deux types de configurations sont possibles : - Certaines ont débuté leur carrière avant d avoir des enfants, elles se sont alors largement tournées vers la longue distance. Puis, à la naissance d un premier enfant, elles ont poursuivi leur carrière en courte distance. - D autres étaient mères de jeunes enfants à leurs débuts et ont commencé par faire des trajets quotidiens. Puis, lorsque leur présence au foyer leur paraissait moins indispensable, elles ont fait des trajets plus lointains. Dans le premier cas, le changement de qualification permettait aux femmes devenues mères de ne pas mettre un terme à leur carrière en continuant d exercer ce métier, mais d une manière différente. Dans le second cas, la prise d autonomie des enfants correspond à un allégement des responsabilités familiales permettant aux femmes d expérimenter une forme de travail qui pouvait avoir leur préférence. La possibilité de travailler selon des horaires réguliers, avec des cycles qui permettent de rentrer tous les jours au domicile, s apparente alors à une «variable d ajustement» utilisée par les femmes au cours de leur carrière, au gré des situations et de leurs attentes : lorsqu elles souhaitent favoriser la vie sentimentale, à l arrivée d un enfant, lorsqu il est petit, ou lorsque la fatigue pointe. Si les postes journaliers semblent bien offrir des potentialités d ajustement aux temporalités des femmes lorsqu elles ont des enfants, la recherche apporte d autres éclairages qui viennent nuancer cette idée :

288 Les conductrices font parfois plusieurs entreprises avant de trouver des horaires qui leur permettent d organiser raisonnablement les activités liées à l éducation et au soin des enfants (les déposer à l école, être présente pour les devoirs, repas du soir ). Et même lorsqu elles trouvent une place qui s accorde bien à ces contraintes sur le plan des horaires, elles ne sont pas assurées que l organisation de leur travail ne changera pas. Pour se prémunir de telles variations, certaines négocient des arrangements particuliers auprès de leur employeur (tournées fixes, pas d horaires alternés ). Mais dans ce secteur d activité, aucune disposition préalable ne permet de se protéger de la volatilité des marchés, d une part, des aléas quotidiens qui peuvent venir perturber le déroulement des opérations et retarder le retour au domicile de ceux qui en ont la charge, d autre part. Aussi, même lorsque les femmes effectuent des trajets journaliers, l ajustement des contraintes inhérentes à leur travail avec celles qui relèvent de la gestion des activités familiales, ne présente pas un caractère évident. Les résultats de la recherche tendent aussi à montrer que tout ne se ramène pas à ce type d opposition. La correspondance entre le niveau de contraintes familiales des femmes et les postes qu elles occupent n a rien de systématique. Il y a des femmes installées dans la longue distance et que la maternité n a pas conduit à choisir d occuper des postes journaliers. Ou encore, des femmes qui, libres de toute charge familiale, n ont jamais fait de longue distance et ne manifestent pas le désir de le faire. Mais surtout, il y a un espace de possibilités plus vaste que ce que nous avions imaginé entre ces deux positions. Les entretiens ont montré que les femmes peuvent faire preuve d une plus grande latitude et d une certaine inventivité vis-àvis de ces contraintes à travers des aménagements particuliers, ajustés au plus près de leur situation. Quel intérêt trouvent-elles dans l exercice de ce métier? La longue distance attire beaucoup de femmes. Parmi les femmes que nous avons enquêtées, une majorité s absente toute la semaine. Ce type de travail est très investi par les femmes et pas seulement par celles qui, par leurs origines familiales, sont les plus familiarisées au monde de la route, ni seulement par celles qui en rêvaient depuis toutes petites. On a constaté en effet que la distinction entre vocationnelles et circonstancielles perdait de sa pertinence en ce qui concerne les préférences des femmes entre les deux formes principales de travail. Celles qui sont arrivées au métier au gré de circonstances particulières ne sont pas moins attirées par la longue distance que les femmes qui rêvaient de faire ce métier depuis l enfance

289 Inversement, il y a parmi les plus investies dans le projet de devenir conductrice, des femmes qui ne sont pas du tout sensibles au style de vie qu implique ce type de travail, et cela, même lorsqu elles n ont pas d attaches familiales. Cette distinction perd aussi de sa pertinence en ce qui concerne l investissement dont les femmes font preuve une fois qu elles exercent ce métier. Quelles que soient les circonstances qui les ont amenées à devenir conductrices et quelle que soit la nature du travail qu elles accomplissent, la satisfaction des femmes dans ce métier est patente : celles qui le font actuellement en témoignent et celles qui l ont quitté en gardent un souvenir marquant et positif. Elle est extrêmement liée aux expériences sociales qu elles ont faites avant d entrer dans ce métier. La plupart des femmes enquêtées avaient déjà travaillé avant de devenir conductrices. Leur expérience du travail se caractérisait par l occupation d emplois, en général peu qualifiés, et concentrés dans quelques secteurs professionnels : industrie, hôtellerie-restauration, administration, commerce, santé-social et services personnels et domestiques. Ces emplois ont en commun de faire appel aux qualités prétendument naturelles des femmes : minutie et précision pour les ouvrières ; sens du relationnel pour les secrétaires, serveuses, vendeuses ou caissières ; empathie et compassion pour les auxiliaires de vie, les infirmières. Et contrairement aux apparences, ces emplois sont éprouvants (répétition des gestes, station debout prolongée ) et exigent une forte disponibilité temporelle (horaires décalés, imprévisibles, longues coupures durant la journée de travail ) de la part de celles (puisqu il s agit d emplois très féminisés) qui les occupent. Pourtant, ces contraintes physiques et temporelles ne sont ni reconnues, ni valorisées. Cela tient au fait que la perception sociale des contraintes professionnelles est fondamentalement différente lorsqu il s agit de professions dominées par des femmes ou, au contraire, par des hommes. Ainsi, en comparaison des emplois que les femmes occupent habituellement, celui de conductrice de poids lourds présente un avantage majeur : l acceptation de conditions de travail difficiles et éloignées de la norme (longues durées, travail de nuit ) est reconnue et donne lieu à des formes de gratifications (compensation monétaire, visibilité sociale). On sait que les femmes sont sous représentées dans le haut de la distribution des salaires, surreprésentées dans le bas de cette distribution. Dans ce contexte, ce métier ouvrier est avantageux pour les femmes puisqu elles y atteignent des niveaux de salaire équivalents à ceux des hommes d une part, qu elles peuvent augmenter leurs revenus grâce aux frais de route, d autre part

290 Travailler parmi les hommes constitue aussi un des aspects que les femmes qui s engagent dans ce métier valorisent. Les «règles du jeu» sont différentes, positivement connotées par rapport à celles qu elles ont connues ou imaginent être en vigueur dans les environnements de travail féminins. Et en dépit des difficultés qu elles rencontrent pour se faire accepter par les conducteurs de l autre sexe, le fait d être extrêmement minoritaires dans ce métier ne présente pas que des inconvénients. Le statut particulier des femmes dans la profession comporte un versant positif. «Uniques» parmi les hommes, ces derniers leur accordent une attention particulière et, à travers le regard des «autres» au sens large du terme c'est-à-dire les autres usagers de la route, les autres travailleurs et les autres femmes -, elles constatent qu elles ne passent pas inaperçues et ont le sentiment d exister. Ce sentiment est aussi exacerbé par l expérience qu elles font d une technique non traditionnelle pour les femmes : la conduite de poids lourds. Les conductrices se sentent valorisées dans la maîtrise de ces engins imposants et y trouvent un plaisir qui ne faiblit pas avec les années. D une manière générale, les femmes enquêtées minimisent les difficultés inhérentes au métier et sont plus sensibles aux bénéfices qu elles en retirent (conduite, indépendance, sortir de chez soi et des rôles assignés, sentiment d exister). Cela est sans doute un effet du surinvestissement qu elles ont du fournir pour y arriver. Les conducteurs masculins sont beaucoup moins positifs. Ils valorisent pourtant les mêmes aspects du métier (éloignement de l employeur, intérêt du travail, maîtrise de la machine) mais les inconvénients l emportent. Il semble aussi qu hommes et femmes perçoivent différemment les transformations du métier. Le mythe du routier se heurte à des changements importants dans les conditions d exercice du métier et dans le rapport entre celui qui donne le travail et celui qui l exécute. La diffusion de systèmes de transport tournés vers la rationalisation des opérations réduisent considérablement l autonomie qu offrait ce métier auparavant. L investissement des conducteurs pour réaliser une opération de transport «de A à Z» était connecté à la connaissance qu ils avaient des enjeux de leur participation. Pourtant, les situations observées montrent que l implication des conducteurs pour assurer la bonne marche des opérations reste essentielle, et que les femmes sont particulièrement sensibles à cet aspect. Le sentiment de perte d autonomie ressenti par les hommes paraît se renverser au profit des femmes qui elles, ont le sentiment de gagner en autonomie compte tenu des contraintes et limites qu elles connaissent habituellement dans la sphère du travail et dans la sphère familiale

291 Pour le moment, les femmes qui font ce métier sont considérées comme exceptionnelles, étonnantes, ainsi ce n est pas n importe quelle femme qui est capable de le faire, seulement les plus persévérantes, les plus courageuses. Le socle de valeurs masculines sur lequel tient une grande partie de l identité de métier des routiers n est pas encore menacé. Mais dès lors qu elles seront de plus en plus nombreuses, y compris à «faire la route», comme les grands routiers, les «aristocrates» dans la hiérarchie des conducteurs, ils leur faudra trouver des moyens de rendre cela supportable. Ramener les femmes qui ont fait ce choix à leurs rôles en faisant comme si elles bravaient un interdit (en abandonnant leur rôle de mère et d épouse) était déjà un moyen de se protéger en leur opposant un déni de légitimité fondé sur cette transgression. Inventer une frontière entre masculin et féminin dans le métier en décrétant qu il y a des «postes de femmes» et des «postes d hommes» pourrait en être un autre. Déjà l idée fait son chemin parmi les chauffeurs : il y aurait des postes dans lesquels les femmes peuvent avoir leur place (les plus routiniers et les moins physiques). Ainsi, rien n interdit de penser qu avec le temps, si leur présence s accroît, on les verrait se spécialiser dans certains postes. Peut-être du fait des entreprises qui se mettraient à leur proposer certains postes plus que d autres, utilisant leurs prétendues qualités naturelles (leur sens du relationnel par exemple). Mais aussi par un effet multiplié d arrangements tels que ceux négociés par Corinne et Sophie sur des tournées plus régulières ou comprenant moins de manutention. Les mêmes postes, aujourd hui occupés par des hommes qui ne doutent pas de faire «un métier d hommes», pourraient-ils alors être qualifiés de «postes de femmes»?

292 ANNEXES

293 Annexe n 1 Annexe 1 : Article de presse sur une des premières conductrices de poids lourds Source : Les Routiers n

294 Annexe n 1

295 Annexe n 1

296 Annexe n 1

297 Annexe n 1

298 Annexe n 1

299 Annexe n 2 Annexe 2 : Plaquette d une campagne de sensibilisation des femmes aux métiers du transport et de la logistique (recto)

300 Annexe n 2 (verso)

301 Annexe n 3 Annexe 3: Part des femmes dans les différentes sources statistiques se rapportant aux professionnels de la conduite a) Répartition des salariés dans la branche transport par secteurs d'activité et familles professionnelles et part des femmes par secteur d'activité toutes familles confondues et pour la famille "conduite de véhicules" (au 1 er janvier 2007) Tableaux réalisés à partir de données issues du document: "Tableau de bord national de l'emploi et de la formation professionnelle dans les transports routiers et les activités auxiliaires du transport" OPTL/AFT/DRRI/TBE, janvier 2007 Secteurs de la branche/ familles Direction (a) Gestion (b) Achats (c) Ventes/ Techniques d'exploitation (d) Manutention/ Magasinage (e) Conduite véhicules (f) Maintenance véhicules (g) Interprofessionnel (h) Total toutes familles par secteur Part des femmes toutes familles par secteur Part des femmes dans la famille "conduite de véhicules" par secteur TRM (1) ,07% 2,40% TRV (2) ,17% 21,70% DEM (3) ,21% 0,90% LOC (4) ,40% 3% AUX (5) ,58% 3,80% PRL (6) ,52% 4,80% AMB (7) ,65% 41,40% Total tous secteurs par famille ,25% 9,30% Part des femmes tous secteurs par famille 21,20% 76,90% 49,20% 42,80% 7,40% 9,30% 7,60% 71,50% Source:AFT/UNEDIC Détail des codes NAF relevant de la CCNT (1) : Transports routiers de marchandises 602M Transports routiers de marchandises interurbains 602L Transports routiers de marchandises de proximité 641C Autres activités de courrier 746Z Enquêtes et sécurité (partie transports de fonds) (2) : Transports routiers de voyageurs 602B Transports routiers réguliers de voyageurs602g Autres transports routiers de voyageurs (3) : Déménagement 602N Déménagement (4) : Location 602P Location de camions avec conducteurs 712A Location d'autres matériels de transports terrestres (5) : Auxiliaires de transport 634A Messagerie, fret express 634B Affrètement 634C Organisation des transports internationaux (6) : Prestations logistiques 631E Entreposage non frigorifique (7) : Ambulances 851J Ambulances Détail des familles professionnelles (telles qu indiquées dans le document de l OPTL) (a) : Emplois de direction, notamment dans les petites entreprises (au moins un salarié), et de direction générale avec statut de salarié ou assimilé (b) : Emplois relevant des services généraux de l'entreprise (c) : Emplois caractérisés par le démarchage, la visite et la négociation auprès des clients et des fournisseurs, y compris les postes liés aux fonctions d'accompagnement (marketing, publicité, relations publiques) (d) : Emplois caractérisés par l'utilisation de techniques ou l'application de réglementations, les unes et les autres propres aux activités du transport (e) : Emplois liés aux opérations de manutention, de stockage et de magasinage (f) : Emplois caractérisés par la conduite de véhicules de transport routier, quelles que soient leurs caractéristiques et les distances parcourues (g) : Emplois caractérisés par l'entretien, le maintien ou la remise en ordre de véhicules de transport routier (fonction technique, atelier) (h) : Tous les emplois ne relevant pas des catégories précédentes et, en principe, à caractère interprofessionnel (secrétariat, gardiennage, etc.)

302 Annexe n 3 b) Permis de conduire délivrés entre 1980 et 2006 par catégorie et par sexe (1) Tableau tiré du «Mémento de statistiques des transports» mis en ligne sur le site du MEEDDAT Catégorie de permis Poids lourds (C + EC) Transports en commun (D) Année Total Hommes Femmes Total Hommes Femmes Source : Direction de la sécurité et de la circulation routières, Service de la formation du conducteur Métropole - Unité : Nombre (1)-Non compris les permis délivrés par les autorités militaires transformés en permis civils. c) Part des femmes dans la famille professionnelle «conducteurs de véhicules» selon l âge et évolution entre 1990 et 2002 (1) Tableau tiré du document «Les familles professionnelles, données de cadrage » réalisé par la DARES et mis en ligne sur le site du Ministère des affaires sociales, du travail et de la solidarité. Part des femmes parmi les «conducteurs de véhicules» selon la classe d âge Parmi les moins de 30 ans 3,2% 6,2% 9,7% Parmi les 30 à 49 ans 3,6% 6,3% 6,9% Parmi les 50 ans ou plus 6,0% 6,5% 6,3% Ensemble 3,9% 6,3% 7,1% Source : INSEE, enquête emploi traitement : DARES. (1)-code J3 de la nomenclature des familles d activités professionnelles (FAP) comprend : - les conducteurs de véhicules légers (J3040) - les conducteurs de transports en commun (J3041) - les conducteurs livreurs (J3042) - les conducteurs routiers (J3043) - les conducteurs sur réseaux guidés (J3044) - les conducteurs d engins de traction (J3045)

303 Annexe n 3 d) Effectifs pour les PCS «2181», «6411» et «6412» par sexe en 1990 et 1999 Professions et catégories sociales détaillées (PCS) Effectifs en 1990 Effectifs en 1999 Total Hommes Femmes Total Hommes Femmes Part de femmes en 1990 Part de femmes en 1999 «2181» ,3% 10,4% «6411» ,4% 0,7% «6412» ,8% 14,2% Total ,4% 4,1% Source : Recensements de la population INSEE, Fichiers DEST/INRETS 2181 : Transporteurs routiers indépendants, de 0 à 9 salariés 6411 : Conducteurs routiers et grands routiers (salariés) 6412 : Conducteurs de véhicule routier de transport en commun (salariés)

304 Annexe n 4 Annexe 4 : Article de presse par lequel nous avons eu connaissance d un réseau de conductrices Source : Libération du 25 Avril

305 Annexe n 5 Annexe 5 : Invitation au «repas des routières» de

306 Annexe n 6 Annexe 6: Lettre jointe à l invitation au «repas des routières» pour présenter l étude Anne-Catherine Rodrigues INRETS-LPC 2 Av. Malleret-Joinville Arcueil Paris, le 15 mars 2006 Madame, Mademoiselle, Avec l accord des représentantes de l association «La Route au Féminin», je fais joindre à ce courrier concernant le repas annuel, ce petit mot dans lequel je vous fais part d un projet. Je suis étudiante en Transports et je réalise une thèse à l INRETS (Institut National de Recherche sur les Transports et leur Sécurité), qui porte sur les transformations du métier de conducteur routier et notamment, sur la féminisation de ce métier. Une grande partie de mon travail consiste à réaliser des entretiens et des observations de conducteurs et de conductrices. J ai déjà eu la chance de pouvoir m entretenir et de pouvoir accompagner sur la route certaines d entre vous, ce qui a constitué un apport considérable à mon travail. A présent, je souhaite étayer les données que j ai ainsi recueillies, avec des données plus quantitatives. Le réseau qui s est constitué au fil des années autour de l association est important et constitue une source d information rare pour qui s intéresse, comme moi, aux femmes exerçant le métier de conducteur de poids lourds. Mon intention est de vous adresser, dans les prochaines semaines, un questionnaire portant principalement sur votre parcours professionnel, votre travail, la manière dont vous organisez votre temps entre votre métier et votre vie de famille. Il n y aura aucune obligation pour vous d indiquer votre nom sur le questionnaire et, dans tous les cas, l anonymat sera préservé. Je souhaite vivement pouvoir bénéficier de votre collaboration et, en attendant de vous re-contacter, peut-être aurais-je le plaisir de vous voir à l occasion du repas. Bien cordialement. Anne-Catherine Rodrigues

307 Annexe n 7 Annexe 7 : Lettre accompagnant le premier questionnaire (adressée aux femmes recensées par l association La route au féminin Anne-Catherine Rodrigues INRETS-LPC 2 Av. Malleret-Joinville Arcueil anne-catherine.rodrigues@inrets.fr Arcueil, le 21 juin 2007 Madame, Mademoiselle, Étudiante en Transports, je réalise une thèse à l INRETS (Institut National de Recherche sur les Transports et leur Sécurité) sur le métier de conducteur routier et sur sa féminisation. Cette recherche est destinée à mieux connaître les réalités de ce métier. C est dans ce cadre que je sollicite votre participation à une étude. J ai déjà eu la chance de pouvoir m entretenir et accompagner sur la route des conductrices de poids lourds, ce qui a été d un grand intérêt pour mon travail. Toutefois, aujourd hui j ai besoin de recueillir des informations en plus grand nombre. Grâce à l association «La route au féminin» j ai pu obtenir votre adresse et me permets de vous envoyer le questionnaire ci-joint. Il n est pas nécessaire que vous soyez actuellement conductrice pour le remplir. Vos réponses seront rendues anonymes, vous pouvez donc être assurée du respect de leur confidentialité. Si vous acceptez de contribuer à la réalisation de cette étude, complétez et renvoyez le questionnaire à l aide de l enveloppe timbrée jointe. Par la suite, je vous contacterai (soit à nouveau par courrier, soit par téléphone) pour répondre à des questions complémentaires. Sachez que votre contribution est essentielle à la réussite de ce travail car, seule une large participation à cette étude permettra de lui donner une valeur scientifique. A la fin de cette étude, je vous enverrai une synthèse des résultats. Je vous remercie vivement par avance du temps que vous voudrez bien y consacrer et vous prie de recevoir mes sincères salutations. Anne-Catherine Rodrigues

308 Annexe n 8 Annexe 8 : Lettre accompagnant le premier questionnaire (adressée aux femmes dont l adresse nous a été transmise par d autres) Anne-Catherine Rodrigues INRETS-LPC 2 Av. Malleret-Joinville Arcueil Cedex anne-catherine.rodrigues@inrets.fr Arcueil, le 30 octobre 2007 Madame, Mademoiselle, Étudiante en Transports, je réalise une thèse à l INRETS (Institut National de Recherche sur les Transports et leur Sécurité) sur le métier de conducteur routier et sur sa féminisation. Cette recherche est destinée à mieux connaître les réalités de ce métier. C est dans ce cadre que je sollicite votre participation à une étude. J ai déjà eu la chance de pouvoir m entretenir et accompagner sur la route des conductrices de poids lourds, ce qui a été d un grand intérêt pour mon travail. Toutefois, aujourd hui j ai besoin de recueillir des informations en plus grand nombre. Une de vos connaissances qui a elle-même participé à l étude m a transmis vos coordonnées. Je me permets donc de vous envoyer le questionnaire ci-joint. Il n est pas nécessaire que vous soyez conductrice pour le remplir. Vos réponses seront rendues anonymes, vous pouvez donc être assurée du respect de leur confidentialité. Si vous acceptez de contribuer à la réalisation de cette étude, complétez et renvoyez le questionnaire à l aide de l enveloppe timbrée jointe. Par la suite, je vous contacterai (soit à nouveau par courrier, soit par téléphone) pour répondre à des questions complémentaires. A la fin de cette étude, je vous enverrai une synthèse des résultats. Sachez que votre contribution est essentielle à la réussite de ce travail. Seule une large participation à cette étude permettra de lui donner une valeur scientifique. Je vous remercie vivement par avance du temps que vous voudrez bien y consacrer et vous prie de recevoir mes sincères salutations. Anne-Catherine Rodrigues

309 Annexe n 9 Annexe 9: Premier questionnaire adressé à l ensemble des femmes recensées par l association La route au féminin

310 Annexe n 9

311 Annexe n 9

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313 Annexe n 10 Annexe 10: Deuxième questionnaire adressé aux conductrices en activité uniquement

314 Annexe n 10

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321 Annexe n 11 Annexe 11: Lettre de relance pour le premier questionnaire Anne-Catherine Rodrigues INRETS-LPC 2 Av. Malleret-Joinville Arcueil anne-catherine.rodrigues@inrets.fr Arcueil, le 1 er octobre 2007 Madame, Mademoiselle, Au cours de l été, vous avez reçu un questionnaire et une lettre dans laquelle je sollicitais votre participation à une étude destinée à mieux connaître les réalités du métier de conducteur de poids lourds. A ce jour, j ai reçu un certain nombre de réponses qui donnent déjà des résultats intéressants. Je n ai pas eu de réponse de votre part. Si vous le souhaitez, vous pouvez encore participer à cette étude. Je vous rappelle qu il n est pas nécessaire que vous soyez actuellement conductrice pour remplir le questionnaire et que vos réponses seront rendues anonymes, vous pouvez donc être assurée du respect de leur confidentialité. Si je me permets de vous adresser cette lettre de relance, c est parce que votre contribution serait d un grand intérêt. Elle est essentielle à la réussite de ce travail car, seule une large participation permettra de lui donner une valeur scientifique. A la fin de cette étude, je vous enverrai une synthèse des résultats. Si vous acceptez de contribuer à la réalisation de cette étude, complétez et renvoyez le questionnaire à l aide de l enveloppe timbrée jointe. Je vous remercie vivement par avance du temps que vous voudrez bien y consacrer et vous prie de recevoir mes sincères salutations. Anne-Catherine Rodrigues

322 Annexe n 12 Annexe 12 : Lettre de relance pour le deuxième questionnaire Anne-Catherine Rodrigues INRETS-LPC 2 Av. Malleret-Joinville Arcueil anne-catherine.rodrigues@inrets.fr Arcueil, le 31 octobre 2007 Madame, Mademoiselle, Je tiens à vous remercier pour le temps que vous avez bien voulu m accorder en répondant au premier questionnaire que je vous ai envoyé. Vos réponses m ont permis d obtenir des données très intéressantes sur les femmes dans le métier de chauffeur routier et d avancer dans mon travail de thèse. Néanmoins, j ai besoin d informations complémentaires sur celles qui, comme vous, exercent ce métier actuellement. C est pourquoi je vous ai envoyé un second questionnaire, plus approfondi. A ce jour, je n ai pas eu de réponse de votre part. Si vous le souhaitez, vous pouvez encore participer à cette étude. J ai bien conscience que ces questionnaires sont loin de recouvrir toutes les réalités du métier que vous exercez. Toutefois, ils permettent d en percevoir certains aspects, forts intéressants lorsqu ils peuvent être recueillis auprès d un grand nombre d individus. Si je me permets de vous adresser cette lettre de relance, c est parce que votre contribution est d un grand intérêt. Elle est essentielle à la réussite de ce travail car, seule une large participation permettra de lui donner une valeur scientifique. Si vous acceptez de contribuer à la réalisation de cette étude, complétez et renvoyez le questionnaire à l aide de l enveloppe timbrée jointe. Dès réception, vos réponses seront rendues anonymes, ainsi, le respect de votre vie privée sera assuré. A la fin de l étude, je vous ferais parvenir une synthèse des résultats. Je vous remercie vivement par avance du temps que vous voudrez bien y consacrer et vous prie de recevoir mes sincères salutations. Anne-Catherine Rodrigues

323 Annexe n 13 Annexe 13 : Quelques silhouettes de véhicules

324 Annexe n 14 Annexe 14: Restitution d une partie d un échange à la CB entre Annie et un conducteur lors d un long trajet sur autoroute (voir observation partie II) Elle : «Alors l association, c est déjà pour se connaître parce que c est vrai qu on est minoritaires par rapport à vous. Alors y a des filles tu sais, elles ont peur de parler chez le patron, de perdre leur place, alors elles ont du vieux matériel, elles ont des tournées qui ne sont pas comme il faut, elles décrochent, elles raccrochent sans arrêt, elles sont pas payées et elles ont un peu peur de ne pas retrouver du travail alors elles n osent rien dire alors c est pour ça que nous, quand on se retrouve, on peut se donner des conseils. Et tu vois, on a placé des filles qui étaient vraiment dans des situations désastreuses. Et puis c est aussi pour nous rencontrer une fois par an, pour rigoler, on se raconte nos histoires sur la route, tu vois?» Lui : «Ouais, c est bien ce que vous faites, ça fait du copinage, déjà que vous êtes pas beaucoup. Nous, si on faisait ça, on serait des milliers. Y a une fille qui bosse chez elle tourne en régional et apparemment y a pas trop de pépins parce qu il va lui acheter un Iveco neuf. Elle a un 470 puis là elle va en avoir un neuf.» ( ) Elle : «Y avait un blond chez vous pendant longtemps, il s appelait ( ) il est où maintenant?» Lui : «Ah oui, c est mon copain, il a acheté une maison, il était bien chez nous. Il est chez ( ) maintenant. Ça lui plait, il redescend à la maison, il repart pas avant le lundi matin. Ça me conviendrait pas moi, j aime bien rouler, je pars tous les dimanche soir.» Elle : «Ah ça c est sûr. Moi aussi j aimais bien mais de temps en temps je suis quand même contente de partir que le lundi matin. Mais tu sais chez G avant on faisait des grands tours alors que chez W on fait que la Suisse et la France alors je préfère partir le lundi matin. Mais quand j étais chez G je préférais partir le dimanche soir parce qu on faisait de longs voyages. Et je sais pas pourquoi mais j ai jamais voulu aller chez vous, peut être que je me trompe mais j avais entendu qu il y avait des hurlements de pendule là dedans et puis comme j ai vu qu y en a quand même pas mal qui sont partis» Lui : «Oh tu sais, moi ça fait 10 ans que j y suis, y a beaucoup de mauvaises langues là dedans. Et puis on a une réputation de fous, de tarés, de tout ce que tu veux mais maintenant on est obligé de respecter les heures donc c est comme partout, tu vois? Moi je suis content, niveau salaire, niveau matériel, je suis content. Bon, je suis un vieux là dedans mais j ai pas à me plaindre, et j en ai fait des boites! Non, chez nous c est impeccable. Et la patronne elle est super. Bon, si tu viens avec un accident tous les trois jours, c est sûr, elle va te pousser une gueulante mais elle est super. Et puis tu sais, des fois les gars ils critiquent parce qu il y a des hauts et des bas mais quand ça fait deux ou trois ans qu ils sont là tu mets deux ou trois ans à quitter une boite qui te plait pas?» Elle : «Ouais, c est vrai. Et puis une boite tu vas gagner 500 F ou 1000 F de plus et puis il va falloir que tu achètes une voiture ou bien tu vas t embêter à faire quatre ou cinq clients que ailleurs tu vas être cool, tu gagneras un peu moins mais tu pourras rentrer avec ton camion. Comme moi chez W, je peux rentrer avec mon camion, ils s arrangent toujours pour que ma montée, ma descente soit du côté de ma maison, ils nous arrangent comme ça alors quelque part, y a du bon et du mauvais partout.» ( ) Lui : «Chez nous y a des gens qui ont des bons camions, y a des gens qui ont seulement des 1500, y en a qui ont des grandes cabines, y en a qui ont des petites cabines, mais il peut pas acheter 80 camions en grande cabine» Elle : «Oui, ça c est sûr. C est vrai qu on avait pas ce problème chez G parce que tout le monde avait le même camion, ils étaient changés tous les deux ans et tout le monde la même chose. Et ça fait comme chez W, y en a qui ont des Prenium, y en a qui ont des AE, bon, moi j ai pas de camion attitré mais j ai un Magnum et on m a déjà dit Tiens, tu viens d arriver, t as déjà un Magnum, on me l a déjà mis dans les dents, gentiment mais on me l a quand même déjà dit. Et c est sûr que je préfère être dans un Magnum que dans un Prenium parce que je vais te dire, j en ai eu un les trois premières semaines, j avais des bleus partout.»

325 Annexe n 14 Lui : «Ouais, moi j ai un 5.30 et les mecs ils me cassent du bois dans le dos à longueur de journée mais je m en fous, j ai jamais eu d accident» ( ) Elle : Et là, y a quelqu un qui m a envoyé une jeune qui vient de passer son permis et qui trouve pas de travail, et il voulait savoir si je pouvais essayer de la brancher parce que c est vrai qu en Alsace, y a quand même beaucoup de boites qui embauchent des femmes alors que dans le Midi elle est du 30 et elle trouve pas de travail alors, si elle n a pas d attache et qu elle a envie de monter, je peux m occuper d elle. Et notre association elle sert à ça tu vois? Lui : C est sûr, dans l Alsace y a beaucoup de boulot, dans le Midi y a quoi? Frigo et conserves, et là-bas il faut que ça trace tu vois? Ils ont une autre méthode de travail encore. Et c est sûr, les mecs ils veulent pas s engager avec une fille en frigo : tu pars à 11h du soir, il faut que tu sois à 4h ou 5h à Paris, tu vois ce que je veux dire?» Elle : C est sûr, là-bas c est spécial. Y a un chauffeur de chez nous qui s était fait embaucher par une boite du Midi, ça a pas duré quinze jours, l autre il a quitté. Il m a dit : les coupures fallait les faire chez le client, tu dépassais 11 ou 12 heures parce que lui il faisait du groupage donc, quand il arrivait, c était juste pour faire la coupure de la nuit, le temps qu il se décharge, enfin tu vois le genre il lui manquait des heures sur la paye.» Lui : «Moi, ça m arrive de faire ma coupure chez le client parce que ça m arrange, mais chez nous il faut faire les coupures normales bien sûr, au bout de 4h30 il faut t arrêter, mais si j ai envie de m arrêter prendre un café, je vais prendre un café, je reste une demi heure» Elle : «Oui, moi aussi c est pareil, ça m arrive d aller chez le client pour me faire de l avance mais lui, c était constamment. Parce que c était du groupage et tu sais ce que c est que le groupage, j ai pas besoin de t expliquer. Donc lui, il partait et il pouvait pas s arrêter, fallait que ce soit livré et donc, tout ce qui était coupure, ça se faisait toujours, toujours chez le client, il pouvait pas faire autrement parce que ça n allait pas avec les heures. Et en fin de compte, il est pas resté longtemps parce que tu sais, tu es pas esclave du travail comme ça même si il faut donner des coups de bourre, parce que moi, je vais te dire, j ai pas choisi la boite la plus cool, chez W, tu dois connaître, y a d autres boites qui sont plus cool que chez eux, mais au moins, si j ai envie de faire ma coupure ici ou là, je la fais où je veux, mais pas tous les jours on m impose : tu dois la faire parce que c est du groupage, tu comprends?» ( ) Elle : «Et vous faites à peu près quoi à part la Suisse n est-ce pas? et quand vous descendez à Bordeaux, après vous faites quoi?» Lui : «On fait de l Espagne, mais on a des clients attitrés. Tu vas à Bordeaux, tu fais ta coupure, à Bordeaux on a un grand dépôt, plus grand que celui de Mulhouse, et on charge des merdes pour nous rapprocher de la frontière, tu vides tes deux clients pour après, tu vas charger ton pinard, c est du vin qu on fait pour la Suisse. Et on a des régionaux qui font la Suisse, on y va de moins en moins quand on revient sur Mulhouse, c est des régionaux qui y vont, ils prennent ton camion et ils te le ramènent quoi.» Elle «Ah c est sûr, si y en a qui font du régional comme ça c est pas mal, comme ça t as pas besoin d y aller de trop. Parce que chez nous bon, ça va moi j y vais qu une ou deux fois par semaine, mais pas plus parce que je vais te dire, moi j aime pas ça la Suisse. Mais bon, quand tu choisis une boite qui fait de la suisse tu peux pas faire autrement. Avant chez G. on faisait beaucoup d Angleterre, on a fait un peu la Suisse mais pas beaucoup parce qu on gueulait toujours pour y aller et puis de la Belgique, de la Hollande, de l Espagne, ça c était bien. Mais tu vois chez W, je crois qu ils ne savent même pas que ça existe d autres pays, d après moi» ( ) Elle : «Bon, maintenant toi tu vas sortir à Dole, normalement je sors à Dole mais bon comme là je voudrais aller au centre routier de Ville franche, le temps de prendre la nationale ça va me faire arriver trop tard alors je vais tirer tout le long par l autoroute et je vais sortir à Villefranche. Et bien écoute, ça m a fait plaisir de discuter avec toi, je te souhaite la bonne route et puis le bon week-end et la bonne remontée et je te dis à la prochaine!» Lui : «Ok, ça m a fait plaisir, allez bye-bye, à la prochaine!

326 Annexe n 15 Annexe 15: Synthèse des réponses à la question : «Parmi les différents types de véhicules que vous avez utilisés, quels sont ceux que vous avez le moins aimé utiliser et pourquoi?» Les véhicules les moins appréciés Par type de véhicule et de remorque : Porteur Tracteur + semi Camion remorque «le porteur car je faisais des livraisons sur Paris et banlieue (mais comme c était le début de mon activité, ça a été formateur)» / «le porteur en messagerie car peu de confort et beaucoup de manutention et on vous envoie dans des endroits où le camion n a pas lieu d être, pas de place» / «un porteur car il y a un sacré porte à faux et c est pour faire du Paris. car si l on envoie un porteur cela veut dire qu un semi remorque aura beaucoup de mal pour passer» / «le porteur. Ce n est pas que je n aime pas mais depuis que je roule en semi, j ai du mal à rouler en porteur» / «les petits camions, c est nul, c est petit, c est comme une voiture» / «porteur car aucune difficulté et aménagement intérieur pas confortable» / «porteur car pas confortable, ça ne braque pas» / «porteur : trop étroit» / «porteur bâché, peut-être lié au travail régional qui est dur» / «le porteur avec une tautliner, très pénible à bâcher et débâcher car de mauvaise qualité (vieux matériel)» / «un 12t, trop petit pour mon goût!!» «semi-remorque, trop tape-cul» «la citerne en produits dangereux, surtout j hiver sur les routes enneigées. En côte, le liquide va à l arrière de la cure et le tracteur n adhère plus à la route, difficile à maîtriser, je n ai pas aimé» «une citerne pour matières pulvérulentes pour son dépotage pénible» «le frigo avec le bruit pour se garer la nuit, mais pas de manutention comme une tautliner» «le frigo, trop de contrainte avec la température» «semi bâché ou taut, trop de manutentions» «semi taut : bâcher, débâcher, tire-pal» «les tautliner, plus physique et la marchandise n est pas calée» «les semi tautliner, difficultés de bâchage et débâchage + sanglage de la marchandise délicat. Très physique» «le porte voiture car cabines basses, peu de place, on ne peut pas se mettre debout» «camion benne, je n aime pas, je n arrive pas à expliquer pourquoi» «camion remorque : flexibles à «ras du sol»» / «j ai fait un peu de camion remorque mais je n aime pas» / «camion remorque avec couchette au dessus, pigeonnier et un Dolly (roue à l avant de la remorque) un vrai serpent» / «très difficile à manœuvrer» / «les trains doubles : trop difficiles à manier» / «à cause des manœuvres et des raccroche-déccroche permanents» Par marques citées (par ordre décroissant) : «le Magnum, il a beau être grand, je ne l aime pas du tout. Je déteste la montée sur le côté, j ai peur de tomber. Je n aime pas le tableau de bord ni la boîte de vitesse» / «Magnum, l électronique c est pas ça. Cabine de spationaute, (faut aimer)» / «le Prenium à petite cabine par sa hauteur et ses rangements» / «Prenium, pas de place» / «Prenium, c est vide dedans et c est pas très beau» / «Prenium, ce n est que RENAULT du plastique et pas à l aise dedans» / «Prenium, une merde» / «Prenium, fatiguant pour les grandes distances, pour rester dans la région c est très bien, trop mal au derrière» / «ce sont des véhicules où le chauffeur se fait au véhicule et pas le contraire. On est mal installé et dedans c est tout en plastique comme un simple jouet» / «c est de la quincaillerie!» / «6X4 26t Renault cabine avancée, vieux clou où j ai fait mes armes» «plastique» / «mauvaise visibilité dans les rétros du fait des glaces latérales en deux parties et le contrôle IVECO d huile qui se fait en basculant la cabine!!» / «pas costaud» / «c est pas terrible» MERCEDES «confort limité» / «car j ai du mal à me faire à la boite de vitesse» / «moins confortable» «F10 car il était très ancien, manque de confort et beaucoup de problèmes mécaniques» / «je me cogne VOLVO de partout» / «FL7 moins confortable» MAN «pas confortable, conduite moyenne» SCANIA «trop raide»

327 Annexe n 16 Annexe 16 : Synthèse des réponses à la question : «Parmi les différents types de véhicules que vous avez utilisés, quels sont ceux que vous avez préféré utiliser et pourquoi?» Aucune préférence Les véhicules les plus appréciés «pas de préférence, j aime tous les véhicules» / «sans importance pour moi» / «pas assez d expérience pour répondre» / «j ai aimé chacun, ils avaient chacun des avantages et des inconvénients» / «je ne suis pas difficile, je ne veux pas que ça tombe en panne, c est tout» / «chaque conduite est intéressante et différente» / «cela m est indifférent, au moins c est diversifié» / «je les ai tous appréciés mais ils ne sont pas comparables» / «pas spécialement de véhicules que je n ai pas appréciés. Tous les véhicules sont adaptés aux transports effectués mais il faut gérer avec le matériel» Par type de véhicule et de remorque Tracteur + semi Camion remorque «tracteur + semi, je suis à l aise avec et ce sont de beaux ensembles» / «la semi remorque car je trouve plus souple que le porteur même s il y a plus de palettes à mettre dedans!» / «la semi remorque, c est plus facile à manipuler» / «semi remorques, je les trouve beaux et faciles à manipuler» / «la semi remorque parce qu ils sont moins longs, les demi tours dans les endroits étroits sont plus faciles, moins de décrochages lors des mises à quai» / «la semi remorque : imposant» / «la semi remorque avec un tracteur, c est peut être parce que c est plus délicat à manipuler» / «tracteur + semi car difficulté à manoeuvrer et donc, tous les jours c est une victoire quand je me mets à quai mieux qu un homme, c est une petite victoire au quotidien» / «j ai toujours utilisé des tracteurs + semi et adoré» / «j ai toujours été en semi et ne changerais pas» / «je n ai utilisé que des semi remorque et cela me convient parfaitement» / «la semi pour la propreté, il y a moins de poussières qu en chantier» «une préférence pour la tautliner, par habitude», «tracteur + tautliner, c est ce que je connais le mieux» «semi remorque tautliner, c est impressionnant!», «ensemble tracteur + semi frigo (mon ensemble depuis 20 ans) parce que ça a de l allure, c est beau et net : pas de sangles ou de bâches abîmées ou aux couleurs fanées ou sales» «les semi remorques ce sont les plus maniables, les plus esthétiques et avec un frigo nous sommes «les rois du monde» on roule quand on veut», «citerne, moins de manutention», «la semi citerne alimentaire : transport aisé», «conteneurs, je n avais pas à toucher le marchandise. J aime bien ce système, tu pose et hop, un autre», «la semi en plateau car peu de manutention ou alors la semi benne, un seul client à la fois et trajet régulier», «la semi fourgon, sécurisant pour la marchandise», «remorque fourgon : moins de travail de sanglage», «les semi bennes céréalières nécessitent un bâchage et débâchage très technique ainsi qu une conduite adaptée au gros tonnage (dérogation à 44t PTAC) et livraisons chez les agriculteurs en fermes», «je ne conduis que du porte-voiture», «les grumiers, impressionnants, demande une précision de conduite» «camion remorque, la semi est une vraie merdouille» / «en camion remorque on est mieux porté, ça secoue moins qu avec le tracteur et la remorque» / «le camion remorque pour sa souplesse et sa stabilité» / «le camion remorque, bonne conduite, moins de secousses» / «le camion remorque, pour sa conduite articulée» / «camion remorque (benne ferraille) que l on descend avec un bras hydraulique. Je suis une vraie ferrailleuse» / «camion remorque plateau car je transportais des coques de voitures. Il y a juste des sangles à attacher et cela ne bouge pas» / «convoi exceptionnel (grandes largeurs, longueurs, gros tonnages!)» Par marques citées (par ordre décroissant) : :«coup de cœur» / «très confortable et agréable» / «souple, silencieux, comme sur des rails» / «bon moteur et bonne carrosserie» / «pour sa souplesse» / «par sa stature, sa forme, son confort et son rangement» / «chevaux sous le capot, meilleure position de conduite (460)» / «grande cabine pour partir VOLVO plusieurs jours et confortable (FH12)» / «fiable» / «robustesse et facilité de manœuvre» «pour sa souplesse» / «un de mes préférés : 144» / «V8» / «les semis et les camions de marque Scania, c est un bonheur de rouler en Scania, c est le top!» / «boîte automatique : confort et sécurité SCANIA accrus» / «pour la qualité, la solidité et la beauté (eurostatr)» / «position de conduite idéale, très confortable» «Magnum, on est haut et je le trouve super» / «le Magnum, trop confortable : jamais mal au dos, vue panoramique grâce au grand pare brise et il y a un miroir à l intérieur pour vérifier que rien ne cloche» / RENAULT «confort, ergonomie, cabine, facilité d accès aux niveaux» / «grande cabine pour partir plusieurs jours et confortable (AE)» / «Prenium : beau véhicule, superbe conduite, confortable» «95XF il a un poste de conduite très agréable, excellent fauteuil conducteur, excellente couchette avec un grand bon matelas, de grands coffres de rangement» / «95 Space Cab, hyper grand et confortable» / DAF «l espace, le confort, le rangement» / «car ils sont confortables» / «je l ai trouvé économique» / «pour sa souplesse» / «CF-380 très agréable à conduire et confortable» «6X4 ABS graissage centralisé, le je connais par cœur, 10 ans de cohabitation. Et le nouveau, boite MAN automatisée, le siège que je voulais, un plaisir» / «c est un beau camion» / «XXL parce qu il est hyper grand et très confortable» / «le 410» / «habitabilité maximum» «AXOR confort intérieur» / «Actros parce que j ai appris à conduire avec et que je le trouve maniable» MERCEDES / «Actros : boîte (non manuel)» IVECO «pour la cabine spacieuse»

328 Annexe n 17 Annexe 17 : Synthèse des réponses à la question : «Parmi les différents types de marchandises que vous avez transportées, quelles sont celles que vous avez préféré transporter et pourquoi?» Les marchandises les plus appréciées Celles qui impliquent peu ou pas de manutention ou dont la manipulation est aisée Peu ou pas de manutention Manutention aisée «aluminium, car il n y a pas de manipulation» / «bobines de métaux : car on nous décharge» / «conteneurs : pas de manutention» / «Darty : c est plombé, on ne touche à rien, c est du quai à quai» / «des pneumatiques : c est pas lourd et on ne se salit pas et on ne touche surtout pas» / «automobile : pas beaucoup de manutention» / «voitures : elles roulent, pas de manutention» / «La Poste : pas de manipulation» / «les céréales ( ) le chargement et le déchargement sont rapides» / «les déchets car je suis en grande benne et je ne touche à rien. On me charge et ensuite je vide le camion en soulevant l ensemble sur un pont basculant» / «le mobilier de bureau : déchargement par le client» / «les produits pulvérulents car plus faciles à livrer» «des longueurs (fer, acier) pour la manutention» / «des palettes : faciles à charger, restent stables dans le transport, faciles à compter» / «palettes bien filmées mises au carré, ( ) facilité de chargement et de déchargement» / «aliments surgelés : excellent conditionnement» / «les marchandises bien conditionnées et pas trop lourdes, pour n avoir aucun problème au déchargement» / «la presse transportée dans des rolls, facile à charger et à décharger» / «les mousses par exemple, on n a pas besoin de sangler ( ) / «les produits frais car ils sont sur palettes et donc faciles à charger et décharger» / «pommes de terre, oignons, œufs, eaux ( ) facile à charger et à décharger» Celles qui permettent une conduite sûre/économique «produits légers : conduite facilitée» / «cartons vides pour la légèreté» / «brioche sur palettes : pas lourd ( )» / «céréales : pas de danger tant que le chargement est dans le milieu de la benne» / «le volumineux léger» / «les colis en messagerie car volumineux mais pas lourd» / «les marchandises bien conditionnées et pas trop lourdes, pour n avoir aucun problème au déchargement et ne pas consommer!» / «les mousses par exemples ( ) c est léger et on monte les côtes comme à vide» / «le carton sur palettes car cela ne bouge pas» / «les lots complets de Chargements légers brioches, marchandises sur palettes stables» / «containers : moins de risque de bouger dans la et stables remorque» / «des palettes ( ) restent stables dans le transport ( )» / «palettes au sol : ne bougent pas» / «palettes bien filmées mises au carré, facilité de transport ( )» / «en général les «belles» palettes bien filmées qui ne risquent pas de bouger» / «les marchandises légères et stables : conduite facile et non dangereuse» / «toutes les marchandises conditionnées correctement avec un centre de gravité bas et qui utilisent tout le plancher à seulement mi charge» / «pommes de terre, oignons, œufs, eaux ce qui permet d avoir un centre de gravité assez bas» Celles qui présentent un intérêt particulier (technicité, conduite spéciale et autres avantages) Technicité de l arrimage ou de la conduite Responsabilité accrue Dont on peut tirer avantages «produits travaux publics : organisation du chargement demande réflexion» / «convois exceptionnels : gros véhicules, gros engins» / «betteraves car c est un travail plus technique» / «de la craie liquide, cela apprend une conduite différente en fonction du ballant du liquide» «les munitions, les armes, car la route prend un autre cap, vous devez faire plus attention, l adrénaline est à fond» / «les animaux car transporter des bêtes est un réel but, de les emmener d un point A à un point B en bonne santé et dans de bonnes conditions. Pour elles, il ne faut pas d accélération brusque ni de freinage brusque, tout en douceur, on transportait la vie!» «le porte voitures, j étais dans les premières à essayer les nouveaux modèles sortis» / «les voitures, j ai accès à tous les véhicules dès leur sortie d usine» / «parfums, produits de beauté, pâte italienne, chocolat : possibilité d en avoir» Celles qui sont propres, pour soi et pour le matériel «brioche sur palettes : ( ) propre» / «des pneumatiques : ( ) on ne se salit pas ( )» / «les voitures ( ) la marchandise est saine, non toxique» / «les céréales : ça n abîme pas le matériel ( )» / «les céréales pour l odeur et la variété» / «le bois car bonne odeur d essence» / «les fraises, les melons, les framboises ça embaume, les yaourts aussi ont une odeur» Celles pour lesquelles les horaires de livraisons sont peu contraignants/ les clients agréables «les voitures, c est agréable d aller dans les garages, les parcs, là nous n avons pas des heures fixes pour la livraison, nous sommes tranquilles ( )» / «le maïs car il y a le relationnel avec les paysans sympas» Une femme sur cinq ne peut pas comparer : fait toujours la même chose ou déclare ne pas avoir de préférence «aucune préférence» (7) / «pas assez d expérience pour répondre» / «j ai aimé conduire les différentes sortes de marchandises» / «je transporte de tout : toute matière, toute forme» : «je pense avoir transporté de tout, je n ai pas de préférence mais il est évident qu en un complet de contre plaqué (qui bouge en roulant) et des palettes standard, le choix est fait» / «j ai toujours fait de la messagerie et ça me plait car c est varié (cartons, palettes, bidons, fûts )» / «je ne fais que du vrac et tirer remorques chantier (cailloux, terre, branches, souches, enrobés, bordures, PVC)» / «je ne transporte que des voitures et des utilitaires» / «toujours des graves et des betteraves»

329 Annexe n 18 Annexe 18: Synthèse des réponses à la question : «Parmi les différents types de marchandises que vous avez transportées, quelles sont celles que vous avez le moins aimé transporter et pourquoi?» Les marchandises les moins appréciées Celles dont le conditionnement implique une manutention pénible Colis de messagerie Bois et fer Palettes Autres «la messagerie : beaucoup de manutention» / «messagerie car il faut tirer des palettes à longueur de journée de plus d une tonne la palette et des colis de plus de 30 kilos à bout de bras» / «les messageries, souvent 500 ou 600 colis en vrac. Trop long à charger et décharger» «bois et fer car beaucoup de manutention» / «les plateaux de bois, chargement difficile pour sangler» / «ferraille car il faut enlever la barre arrière en haut des portes, sur de la ferraille avec une échelle c est dangereux» / «la ferraille très difficile quand il fallait ouvrir le toit de la remorque surtout quand elle fonctionnait mal» / «la ferraille à cause du chargement» / «les ferrailles pour la manutention» «les palettes car pour une femme la manutention n est pas toujours facile» / «palettes : manutention» / «l alimentaire, beaucoup de manutention palettes chez les clients ( )» / «retour palettes consignées : beaucoup de manutention» / «sacs de terreau : trop lourd sur palettes, très fragile, très difficile à décharger» / «denrées alimentaires ( ) car je devais vider mon camion» «fruits et légumes car toujours arrimer la marchandise ( )» / «canard en pendu : déchargement tout à la main, 2500 unités = 4h de déchargement dur-dur! ( ) / «des produits à recycler en fûts ou grands bacs chez les garagistes car parfois très lourds à manipuler» Celles qui impliquent un risque du fait de la nature du chargement ou de son arrimage Marchandises peu stables Matières dangereuses Marchandises de valeur «bobines de tôle : conduite prudente car sanglées ou non, si elle veut benner elle benne, super lourd» / «bobines de papier : risque de déplacement + ballant augmenté» / «charges de bois et bobines de papier : chargements mobiles risquant à tout moment de bouger» / «les bobines car c est très lourd, dans les ronds points il faut faire très attention» / «les bobines d acier ou de papier, on bouge» / «les bobines de papier chargées en canon car très difficile de rouler : chargement dangereux» / «les plaques en mélanimé : ça glisse» / «les bobines sur palettes (debout) qui même bien sanglées risquent de se retrouver par terre au 1 er coup de frein» / «des bobines de métal ( ) pendant le transport difficulté, peur qu elles tombent sur la route» / «rouleaux de tissus sur chariots à roulettes, aucune stabilité» / «de grosses machines très lourdes et peu stables : difficulté dans les côtes et danger aux ronds points» / «canard en pendu ( ) ballant sur la route» / «les primeurs : trop de ballant» / «celles qui bougent beaucoup comme les plans de travail de cuisine posés les uns sur les autres, même sanglés comme il faut ça aura tendance à bouger» / «des blocs de viande congelés qui glissaient les uns sur les autres, parce que ça a bougé pendant le voyage!» / «des cartons de vin et des bidons en plastique, ça glisse» / «les choux fleurs (centre de gravité très haut donc trop de ballant)» / «les conserves (surtout salades de thon) les palettes sont généralement très mal faites. Mal filmées, les boites bougent et à l arrivée chez le client, elles sont limite couchées, il faut les re-palettiser sinon refus et réserve» «le chimique en citerne, l exposition aux produits» / «j ai fait du carburant, passage obligé, trop de stress» /«les matières dangereuses, lourdes responsabilités et appréhension en cas d accident sur la route» / «les produits dangereux, je déteste» / «les matières dangereuses car dangereux»/ «laiton, cuivre : peur quand je dors la nuit, produits recherchés, grande valeur. Dans notre société, sur un an et demi, cinq semi-remorques ont été détournés : danger!» / «du groupage de valeur (parfums, hifi ) pour la valeur de la marchandise et la facilité du vol (conditionnement)» / «tout ce qui est électroménager, alcool : trop dangereux, trop risqué (braquages)» / «une semi avec F de valeur déclarée, tu roules, tu t arrêtes pas pour faire pipi» / «voitures de collection à cause des voleurs et des voyeurs» Celles qui produisent nuisances : odeur, saleté, dégâts Déchets, animaux, engrais «céréales types orges parce que ça gratte quand on ouvre les portes pour décharger» / «déchets pour la saleté et l odeur»/ «engrais car ça sent pas bon» / «fumée de silice, très salissant» / «des peaux de vaches pris dans un abattoir pour amener dans une tannerie, je précise que je suis en bâché! ce n est pas un de mes meilleurs souvenirs, l odeur était insoutenable. En arrivant il a fallu tout laver, le plancher, les sangles» / «le sable, beaucoup de poussière dans les carrières» / «la ferraille : le matériel est souvent abîmé» / «la terre : quand il pleut ça colle au fond de la benne, il faut gratter» / «le poisson ça sent mauvais!» / «la benne, c est trop sale» / «les betteraves car la saison est la moins favorable, on est dans la boue, souvent planté avec le camion» Celles pour lesquelles les contraintes de livraison ou de réglementation sont importantes Attente et RV impératifs Réglementation spécifique «la ferraille : beaucoup d attente dans les aciéries» / «l alimentaire : les heures d attente pour le déchargement» / «denrées alimentaires car les RV étaient surtout la nuit» / «la marchandise pour les centrales d achat» / «matières dangereuses pour l attente d escorte au tunnel de Fréjus» «les matières dangereuses (amiante) rouler à 70 km/h c est long» / «PCD parce que trop de contraintes (formation, vitesse, dangerosité)» / «tout ce qui est matières dangereuses parce que la réglementation routière est trop stricte»

330 Annexe n 19 Annexe 19 : Chanson en hommage à Max Meynier, écrite et chantée par Eliane à l occasion du repas des routières qui a eu lieu à Limoges en

331 Annexe n 20 Annexe 20 : Chanson qui retrace le parcours d Eliane jusqu au métier. Ecrite et chantée par elle à l occasion du repas des routières qui a eu lieu à Voiron en «Tu l avais écoutée ma chanson. Je te l imprimerai. Parce que c est vraiment tout ce que je ressens j ai attendu chaque moment de ma vie comme je le dis dans ma chanson, j ai quand même mis vingt-sept ans. Quand je dis 27 ans c est parce que l idée première, j avais 11 ans, quand j écoutais Max Meynier et qu à 37 ans j ai quand même eu mes permis. Donc ça fait 27 ans, 27 ans où il a fallu que j attende, que je rêve, et que c était vraiment mon seul rêve donc c était dur». Dans les trois premiers couplets elle énumère les obstacles liés à la singularité de son choix. Comment elle s est heurtée aux règles strictes d une répartition des rôles entre les sexes, une attribution des places bien précise : les garçons avec les garçons Le rôle des parents et leur refus d aller contre cet ordre des choses et ainsi livrer leur fille, fragile et innocente, telle un petit agneau aux loups. Sa place est avec les autres agneaux dociles, dans un bureau. Son acharnement à vouloir atteindre son objectif, en se pliant aux règles du jeu tout en tentant de les contourner. Les obstacles qui se présentent ensuite sont d un autre ordre. Dans le quatrième couplet elle raconte comment le temps et les événements qui l accompagnent (mariage, maternité) l ont propulsée dans un autre univers. Univers qui lui donne des satisfactions (j étais comblée) mais l éloigne durablement de son objectif. Pour autant, son «doux rêve ne s est pas effacé». C est là le propre du rêve : désirer, espérer qu une chose arrive en dépit des réalités, au-delà de toute logique. Le rêve n existe que parce que sa réalité fait défaut

332 Annexe n 21 Annexe 21: Détail de la profession du père des femmes enquêtées (PCS niveau 1 et 3). PCS niveau 1 et 3 N % Détail n agriculteur 17 Agriculteurs exploitants 18 13% ostréiculteur 1 Total Agriculteurs exploitants 18 13% artisan boucher/charcutier 2 artisan boulanger/pâtissier 2 artisan électricien 1 artisan SAI 1 forain 1 Artisans 8 5% garagiste 1 commerçant SAI 1 libraire 1 Commerçants et assimilés 3 2% revente fuel domestique 1 chef d entreprise 1 Chefs d entreprise 4 3% transporteur 3 Total Artisans, commerçants et chefs d entreprise 15 10% Cadres administratifs et commerciaux d entreprise 1 directeur imprimerie 1 Ingénieurs et cadres techniques d entreprise 2 1% directeur technique/ ingénieur 2 Total Cadres et professions intellectuelles supérieures 3 2% agent de maîtrise usine chimie 1 Contremaîtres, agent de maîtrise 3 2% agent de maîtrise SAI 2 Professeurs des écoles, instituteurs et assimilés 1 professeur d électronique 1 directeur commercial 1 représentant agricole/vrp 2 responsable Michelin 1 Professions inter. admin. et commerciales des entreprises 4 3% Professions intermédiaires de la santé et du travail social 1 directeur centres vacances 1 Techniciens 1 Resp. après vente garage PL 1 Total Professions intermédiaires 10 7% Employés administratifs d entreprise 1 - comptable 1 employé mairie PTT/EDF/SNCF 8 employé abattoir 1 Employés civils et agents de service de la fonction publique 9 6% Policiers et militaires 2 1% gardien de la paix/militaire 2 Personnels des services directs aux particuliers 1 - concierge 1 Total Employés 13 9% chauffeur de taxi 1 conducteur de car/bus 4 conducteur de poids lourds 24 Chauffeurs 32 22% conducteur d'engins 3 Ouvriers agricoles 2 1% ouvrier/chauffeur agricole 2 ouvrier bâtiment 1 Ouvriers non qualifiés de type industriel 12 8% ouvrier usine/ouvrier SAI 11 cariste 1 Ouvriers qualifiés de manutention, magasinage et transport 3 2% magasinier 2 Ouvriers qualifiés de type artisanal 19 13% Ouvriers qualifiés de type industriel 7 5% Total Ouvriers 75 51% NR 13 9% Total % boucher/ poissonnier 2 boulanger/pâtissier 2 électricien/ électronicien 3 ferronnier d'art 1 maçon 2 mécanicien/ mécanicien PL 2 menuisier/ébéniste/charpentier 3 peintre 3 plaquiste 1 ajusteur/ câblier 2 chaudronnier tuyauteur 1 métallurgiste 1 mineur

333 Annexe n 22 Annexe 22: Détail de la profession de la mère des femmes enquêtées (PCS niveau 1 et 3). PCS niveau 1 et 3 N % Détail n Agriculteurs exploitants 17 6% agricultrice 17 Total Agriculteurs exploitants 17 11% artisan boulanger/pâtissier 2 boucher/charcutier/crémier 2 Artisans 5 3% décoratrice 1 commerçante 3 épicière 1 revente fuel domestique 1 Commerçants et assimilés 5 3% Total Artisans, commerçants et chefs d'entreprise 10 7% institutrice 2 Professeurs des écoles, instituteurs et assimilés 3 2% monitrice d'équitation 1 chef d'établissement PTT 1 Professions inter. administratives de la fonction publique 2 1% contrôleur PTT 1 directrice centre automobile 1 secrétaire de direction 3 Professions inter. admin. et commerciales des entreprises 5 3% VRP 1 Professions intermédiaires de la santé et du travail social 1 laborantine 1 Total Professions intermédiaires 11 7% comptable 1 Employés administratifs d'entreprise 5 3% Secrétaire 4 agent administratif 2 agent hosp. /aide soignante 9 agent PTT/SNCF 5 employée municipale 2 Employés civils et agents de service de la fonction publique 19 13% employée SAI 1 Employés de commerce 3 2% Personnels des services directs aux particuliers 21 14% Total Employés 48 33% Chauffeurs 7 5% Personnes sans activité professionnelle 35 24% Total Personnes sans activité professionnelle 35 24% NR 14 10% Total % Caissière 1 Vendeuse 2 agent ent. /femme ménage 12 aide à domicile/auxiliaire vie 6 Concierge 1 Serveuse 2 conductrice de car/bus 1 conductrice de poids lourds 5 conductrice SAI 1 ouvrière SAI 1 ouvrière usine 3 Ouvriers non qualifiés de type industriel 4 3% Ouvriers qualifiés de type artisanal 1 couturière 1 Total Ouvriers 12 8% femme au foyer 26 sans profession

334 Plusieurs types d emplois Un seul type d emplois Annexe n 23 Annexe 23 : Types d emplois occupés par les femmes qui avaient déjà travaillé avant de devenir CPL Emplois de type ouvrier usine (industrie) 16 Ouvrière, contrôleuse voiture usine Emplois de type administratifs 9 Employée bureau, agent administratif, sténo, secrétaire, comptable, assistante de direction Emplois hôtellerie, restauration, métiers de bouche (serveuse, plongeuse) + 8 Réceptionniste, femme de chambre aide cuisinière, plongeuse, serveuse, boulangère, bouchère Emplois liés à l agriculture, aux animaux 7 Palefrenière, agricultrice, maraîchère, ostréicultrice Emplois dans la vente ou la distribution 5 Vendeuse, commerçante Emplois liés à la conduite ou à la mécanique 4 Conductrice VL, coursière VL, monitrice VL et PL Emplois liés à la sécurité 4 Militaire, agent de sécurité Emplois de services à la personne (soin) 3 Aide médico psychologique, assistante maternelle, éducatrice spécialisée Emplois de services à la personne (ménage) 2 Employée de maison, femme de ménage Emplois liés à organisation des transports et logistique 1 Secrétaire transport Petits boulots 8 Total : Femmes n ayant occupé qu un seul type d emplois avant de devenir CPL 67 Femmes qui ont occupé plusieurs types d emplois avant de devenir CPL 28 Femmes qui n avaient jamais travaillé avant de devenir CPL 47 NR 5 Total femmes enquêtées 147 Emplois de type ouvrier usine (ouvrière) + emplois hôtellerie, restauration, métiers de bouche (serveuse) 4 emplois dans la vente et distribution (caissière / vendeuse) 2 emplois liés à la conduite ou la mécanique (cond. VL/ ambulancière/garagiste) 4 emplois de services à la personne : soin (aide soignante) 1 emplois de services à la personne : ménage (auxiliaire de vie) 1 Emplois de type administratifs (comptable / opératrice de saisie / secrétaire) + emplois de type ouvrier d usine (agent de maintenance) 1 empois dans la vente et distribution (commerciale / commerçante) 2 Emplois hôtellerie, restauration, métiers de bouche (serveuse, plongeuse) + emplois liés à conduite mécanique (conductrice VL) 1 emplois services à personne : ménage (femme de ménage) 1 Emplois de services à la personne : soin ou ménage (coiffeuse / femme de ménage) + emplois de type administratifs (secrétaire) 1 emplois liés à l agriculture, aux animaux (vendangeuse) 1 emplois liés à conduite ou mécanique (ambulancière) 1 Emplois liés à l agriculture, aux animaux (agricultrice) + + emplois liés à conduite ou mécanique (livreur VL / carrossier) 1 Emplois dans vente et distribution (hôtesse de caisse / vendeuse) + + emplois hôtellerie, restauration (serveuse restaurant routier) 1 emplois de services à la personne : ménage (aide ménagère) 1 Emplois liés à la conduite ou à la mécanique (ambulancière) + + emplois liés à la sécurité (maître chien) 1 Emplois de type ouvrier + emplois de services + emplois liés à conduite 1 (ouvrière + femme de ménage + conductrice de car) Emplois hôtellerie, restauration + emplois liés à sécurité + emplois type administratifs 1 (serveuse, femme de chambre + agent de sécurité + aide comptable) Emplois hôtellerie, restauration + emplois liés agriculture+ emplois liés à la conduite 1 (serveuse + agricultrice + ambulancière) Petits boulots + liés conduite/transports/logistique + emplois type administratifs 1 (petits boulots + cariste + secrétaire) Total : Femmes ayant occupé plusieurs types d emplois avant de devenir CPL 28 Femmes n ayant occupé qu un seul type d emplois avant de devenir CPL 67 Femmes qui n avaient jamais travaillé avant de devenir CPL 47 NR 5 Total femmes enquêtées

335 Annexe n 24 Annexe 24: Synthèse des réponses à la question : «Comment vous est venue l idée de devenir conductrice de poids lourds?» Référence à des goûts. Les voyages : J aimais me promener/ Je voulais voyager/ J aime voyager/ Voir du paysage/ Assoiffée de découvrir d autres horizons, d autres pays/ J aimais la géographie/ J aime voyager/ Le voyage/ J avais envie de voir du pays en travaillant/ Voyager/Voir du pays. Les rencontres : J aimais rencontrer des gens. La découverte, l aventure : J aimais découvrir/ J aimais l aventure/ Le goût de l aventure. Les camions : L amour des camions/ Aimer la mécanique/ J aime les camions/ Je voulais conduire un camion/ J ai toujours adoré les camions/ Je rêvais quand je voyais passer des camions/ Attirée par les engins/ Les camions ça me plaisait/ Les poids lourds m impressionnaient/ Passionnées par les camions peints/ Une attirance pour les camions depuis toujours/ A l âge de 4 ans l envie m est venue de conduire des gros camions/ J aimais la méca et les véhicules : moto, camions, voitures/ Passion des camions/ Petite j étais impressionnée par ces gros bahuts. La conduite : Aimer rouler/ J adore conduire/ Je voulais conduire un gros truc/ Comme j aimais bien rouler/ J aime rouler/ J aime rouler/ Je parcourais la France et l Europe en VL depuis des années/ J adore rouler, que ce soit en voiture, en moto ou en camion, l appel de la route / J ai toujours aimé conduire. La tranquillité, la solitude, l autonomie, la liberté : J aime être tranquille/ J aime la solitude/ La solitude et autonomie, être seule ne me dérange pas du tout/ La liberté/ Etre seule, aimer la solitude Référence à une expérience vécue En accompagnant père/ami/petit ami/frère/sœur : J allais dans le camion avec mon père/ J accompagnais mon père/ Tout simplement car mon père m a beaucoup emmenée / J ai toujours aimé aller avec eux (père et sœur CPL)/ En montant dans un camion quand un ami m a emmenée, j a été impressionnée et intéressée par le métier/ J ai voyagé dans un semi remorque pendant 6 ans et je me suis aperçue que c était le camion que j aimais mais pas le chauffeur/ Ma sœur roulait et en partant avec elle pendant les vacances scolaires, ça m a plut / la rencontre d une amie conductrice depuis 14 ans, je l ai accompagnée en tournée/ mon frère est lui-même chauffeur routier, j allais souvent avec lui. En écoutant : une tante qui me parlait de ses déplacements, des voyages, de sa passion qui m a ouvert le cœur/ le mari de ma collègue était chauffeur et elle me parlait souvent de où il était, ce qu il faisait et combien il gagnait / L écoute de Max à la radio «les routiers sont sympa»/ La passion de la route et des routiers transmise par Max Meynier en écoutant la nuit En regardant : En regardant France Routes/ En ayant vu «le salaire de la peur à 4 ou 5 ans En côtoyant : j ai côtoyé beaucoup de routiers par le biais de mon premier métier/ j étais déjà dans le transport/ j habitais juste à côté d un resto routier et un copain de mon père qui s arrêtait régulièrement à ce routier m envoyait des cartes postales des endroits où il allait ( ) le fait de voir «les gros camions» et leurs chauffeurs se promener dans pleins d endroits et repartir pou aller «ailleurs» me faisait rêver à des voyages!!/ mon beau-frère est routier et je voulais toujours conduire son camion/ par mon entourage En travaillant : Je travaillais dans un restau routier/ Travaillant déjà dans une société de transport routier, j ai eu envie d en découvrir tous les postes/ formatrice en PL/ car je ne voulais plus continuer dans l éducation/ la restauration payait pas assez et le temps libre manquait/ quand je travaillais à l usine/ durant ma période de chômage Référence à un but à atteindre : le métier n est pas premier : Pour (re)trouver un emploi/changer de métier/se réinsérer Lorsque j ai eu besoin de trouver un petit boulot/ Le besoin de faire autre chose / je travaillais dans un haras, j ai passé mes PL pour transporter les chevaux, au bout de deux ans je me suis retrouvée sans travail et j ai décidé de continuer dans le transport/ quand l usine a délocalisé je me suis renseignée pour passer mes permis/ j ai découvert cela en faisant ma formation de réinsertion/ réforme des permis en 1990 mais je ne pensais pas faire ce métier, c était les permis avant tout/ pour aider au niveau des heures de mon mari/ Un challenge après un divorce difficile/ Se réinsérer dans la vie active/ Suite à un licenciement on m a proposé une formation de conductrice de poids lourds/ Une fois qu il a fallu que je quitte mon métier de fermière que j aimais tant, je n avais aucune idée de quoi faire, rien ne me plaisait à part ce métier de routière qui m a motivée ( ) cela m a permis de m aider moralement / Pour faire comme papa/ pour servir à quelque chose/ le défi d y arriver/ l envie de trouver un métier qui me ferait un peu fuir de la région et de mon environnement familial/ pour donner un meilleur enseignement/ pour connaître tous les postes de l entreprise/ pour ne plus avoir mes patrons sur le dos/ la tranquillité de ne pas avoir de patron sur le dos/ pour être dehors, bouger/ je voulais avoir plus d expérience pour donner un meilleur enseignement/ je n avais pas eu le souhait de devenir chauffeur, j ai passé mes permis pour transporter des chevaux/ je souhaitais et souhaite toujours conduire pour une écurie de chevaux/ je voulais être chauffeur de blindé à l armée, j avais juste à passer un CAP pour signer un contrat à l armée, la dernière année de lycée je suis tombée enceinte alors je suis devenus conducteur routier/ je voulais être pilote de ligne mais pas bonne en maths Référence aux origines familiales (présence ou absence) Mon père était routier/ Nous sommes une famille de routiers, c est dans le sang/ Il faut dire que je suis née et j avais des camions dans la cour chez mes grands parents/ Famille dans le monde des camions/ Mon grand-père avait une entreprise de transport, mon père l a achetée, mon frère à sa propre entreprise/ Je suis née dans le transport/ Mon père et mes oncles étaient dans le métier/ Mon père conduisait un 26t/ Mon père et ma sœur étaient conducteurs PL/ J avais un père qui bossait en TP/ Je n ai aucune personne de ma famille qui est dans cette branche/ Alors que personne dans ma famille n était dans le transport et mes parents n avaient même pas le permis VL Référence à la précocité de l attirance pour le métier ou du choix de le faire : A partir de l âge de 8 ans je voulais faire ce métier/ Depuis la 6 ème je savais que j aimais deux métiers : la cuisine et la route/ Ca ma pris quand j étais en CM2/ J ai toujours été attirée/ Depuis l âge de 14 ans je voulais être chauffeur de poids lourds/ Depuis mon enfance/ Depuis toute petite/ Je suis dedans depuis ma naissance/ Petite, / toute petite, vers 9 ans/ Dès mon plus jeune âge/ J ai toujours voulu faire ce métier/ A l âge de 4 ans l envie m est venue de conduire des gros camions/ Cela m est venu petite (5 ans)/ Ça m a toujours intéressée/ Un rêve d enfant Expressions qui traduisent une vive inclination vers le métier : fatalité, évidence, vocation, passion, rêve/ C est la fatalité, je devais être routier!/ C est ma passion et je n aurais rien fait d autre/ Je pense que c est par vocation / C est pour moi mon idéal!/ C est devenu pour moi une évidence/ C est une vocation/ Une passion grandissante/ C est une passion avant tout. Expressions qui traduisent difficultés à évoquer des raisons objectives : alors là?/ aucune idée/ un peu au hasard/par pur hasard/comme ça, par hasard/ rien ne m intéressait, je me suis dit : pourquoi pas?/ comme ça/ je ne sais vraiment. Expressions qui traduisent des réticences à certains aspects du travail : je n aime pas l ennui / je ne voulais pas être dans un bureau/ je ne voulais pas faire comme les autres/ je ne voulais pas rester dans l éducation/ ne pas avoir sans cesse un patron derrière soi/ pour ne plus voir mes patrons

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