La jalousie : une passion inavouable

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1 iphilo - la philosophie e poche La première applicatio de philosophie pour iphoe La jalousie : ue passio iavouable Author : Giulia Sissa Categories : Art & Société Date : 3 avril 2015 L'historiee et philosophe Giulia Sissa, chercheur au CNRS et professeur à UCLA (Los Ageles), viet de publier La jalousie. Ue passio iavouable chez Odile Jacob. Elle répod das iphilo aux questios d'alexis Feertchak sur cette passio hoie deveue véritable tabou. iphilo : La jalousie est-elle aujourd hui deveue u tabou? Giulia Sissa : Oui, et c est ue logue histoire! La jalousie fait l objet d u blâme aussi créatif qu obstié. Tout e recoaissat que «la jalousie s éveille avec l amour» (Rousseau), que amorosus semper est timorosus (Adré le Chapelai), que la jalousie est raisoable (Thomas d Aqui, Thomas Hobbes, La Rochefoucauld), le discours philosophique a trouvé bie des argumets pour avilir et tacer cette passio. Ce que j ai tâché de faire, c est retracer ue histoire «e tableaux» de l amour et, par coséquet, de la jalousie. Le fil coducteur e est l iterdit de dire sa jalousie : l iavouable. Cet iterdit se trouve au cœur des discours sur l amour jaloux. C est ue véritable itimidatio culturelle, u chatage moral et esthétique. Hote aux jaloux! Hote aux jalouses! «Les amats délicats craiget de l avouer». Je me suis doc livrée à u travail de marqueterie itertextuelle et d histoire itellectuelle, mais je preds parti à la première persoe. Je répods que s il y a ue chose dot il faudrait rougir, ce serait o pas la jalousie, mais la hote d avouer, précisémet. Je plaide pour ue parole cofiate. Dire, o pas pour se soulager, mais plutôt pour parler à u(e) autre. Je défeds l aveu, comme acte de parole illocutoire et perlocutoire, si vous voulez. Cela permet de se situer hoêtemet, de s ouvrir à la recoaissace de la part d autrui et d avacer. Les acrobaties de ceux et de celles qui s acharet à ier et à déier leurs émotios, alors que, le plus souvet, tout le mode voit très bie ce qui se passe : voilà qui est ridicule, pathétique, velléitaire. Je me rage aisi avec les coaisseurs de la jalousie (Freud, Thomas Hobbes, Thomas d Aqui, Aristote et, surtout, les écrivais et les poètes, Ovide, Shakespeare, Stedhal et Proust, e tête), cotre les ceseurs qui, depuis les Stoïcies jusqu aux démarcheurs de «sécurité», de boheur moléculaire et de développemet persoel, puiset au fod de commerce d u ses commu, bâti sur le refoulemet. Si vous me permettez ue parodie des catalogues, décalogues et quatre vérités qui prétedet à la complétude oraculaire, je vous dirais qu il y a huit maletedus pericieux sur la jalousie. Les 2016 iphilo et ses auteurs, tous droits réservés. L'esemble des articles publiés das le joural est accessible gratuitemet sur le site iphilo.fr.

2 iphilo - la philosophie e poche La première applicatio de philosophie pour iphoe voici. La jalousie serait la même chose que l evie : faux! L evie est le souhait de priver autrui d u bie ; la jalousie est plutôt la craite de perdre u bie auquel ous sommes attachés. La jalousie serait ue forme de possessio abusive de l autre, comme si c était ue chose : faux! O a pas evie de s approprier u objet objectifié, mais de captiver le désir d ue persoe hyperpersoifiée. Sartre a mille fois raiso cotre Beauvoir. La jalousie serait ue excès d amour propre : faux! Il y a bie etedu ue blessure arcissique, mais cela est, comme l affirmait Freud, ormal. La jalousie serait u symptôme d isécurité : faux! Le portrait de la persoe parfaitemet «sécure» (aglicisme ahurissat), immuisée cotre la jalousie axieuse, est u mirage. La jalousie serait ue suspicio permaete, qui trahit u maque de cofiace : faux! O deviet jaloux, o est redu jaloux, o perd cofiace. Cela se passe das os vies setimetales trépidates, et das os cultures érotiques complexes. La jalousie serait ue maladie de l imagiatio : faux! Les jaloux sot, le plus souvet, réalistes. La jalousie serait u vice de caractère, hérité de l eface : faux! Nous avos tous des parets, mais ous sommes parfois ameés à découvrir «l étreite de la douleur», lorsqu u évéemet fait irruptio das otre vie amoureuse d adultes. Plus o faisait cofiace, plus o tombe de haut, plus o souffre. Et, comble de bêtise : la jalousie e sert à rie! Il y a quelques jours, u psychiatre émérite gloussait à la radio caadiee que la jalousie (ou la «jalousette») e sert strictemet à rie. U darwiie lui répodrait que, tout au cotraire, la jalousie a ue foctio évolutive essetielle. J aime mieux coveir que, bie sûr, la jalousie est iutile. Elle est aussi iutile que l amour. O a qu à s e passer. Merci, Docteur! iphilo : Das Claudie e méage, Colette écrit : «Il y a pas u de vos sourires, égarés vers ue autre femme, qui ait suscité au fod de moi la plus ordiaire evie de tuer». Jalousie et désir ot partie liée. Rapetisser la première, est-ce mettre e dager le secod? GS : Oui, si l o déigre la jalousie, o désavoue le désir, etedu o pas comme ue érectio octure, ue démageaiso hormoale ou ue pulsio violeuse, mais comme u mouvemet d amour érotique. Etre sexe et oblativité, etre plas-cul et romaces : place à Éros! Je parle de cet amour-là : charel, sesuel et affectueux. Que peut-o e dire? Tout d abord, l amour est le cotraire du «importe quoi». C est du «pas importe quoi». L amour est le cotraire de l idifférece. C est ue préférece. Ue préférece, dot ous savos qu elle est persoelle, arbitraire, absurde et même ridicule. Cela s ecleche à cause de toutes petites choses : des détails, des traits distictifs qui ot affaire au corps, mais surtout aux maières d être et de faire. Je pourrais vous citer Plato, Ovide, Stedhal ou Jacques Laca, à ce propos, mais je préfère les Beatles : «Somethig i the way she moves» Tout est dit. Esuite, l amour est «attetio profode» (Stedhal), souci extrême de l autre. C est le cotraire de la ochalace. O s occupe/préoccupe de l autre. O se fait du souci. Souci de l autre ; souci pour l autre. Das ce mouvemet, qui est pas oblatif (pace Jea-Luc Mario), l amour est aussi désir, o pas de l autre, mais du désir de l autre, das la réciprocité et au sigulier. O tiet à 2016 iphilo et ses auteurs, tous droits réservés. L'esemble des articles publiés das le joural est accessible gratuitemet sur le site iphilo.fr.

3 iphilo - la philosophie e poche La première applicatio de philosophie pour iphoe quelqu u à ce que cette autre persoe, sujet de so désir, ous désire, ous. O y tiet das l itesité et das l iquiétude. M aime-t-il? M aime-t-elle? Efi, l amour est affect. O est affecté par ue présece et par les effets du simple être-là -- das la même pièce, das ce paysage, das le mode -- de cette persoe qui ous fait ressetir quelque chose, qui est pas quelcoque. Doc pourquoi faudrait-il deveir, tout à coup, raisoable, objectif, idifféret, ochalat? Commet pourrait-o être, soudaiemet, o affecté? Et cela, au momet où cette oidifférece, cette préférece, ce «pas- importe-quoi», ce désir itese du désir d autrui se dérobe, et cela au profit d u(e) autre que ous? Vous êtes délogée, détrôée, cogédiée et l o s atted à ce que cela vous soit égal? Maiteat? Si o voulait que fussiez impassible, iréique et complaisate, il fallait y peser quad o vous disait que vous étiez ue force de la ature, quad o vous appelait dix fois par jour, quad o vous jurait que vous étiez uique. Hier, o se serait vexé que vous evoyassiez promeer tous ces beaux discours. O s attedait à ce que cela fût sigificatif, à savoir spécial, superlatif, irremplaçable. O espérait que cela vous fît plaisir et que vous jouassiez le jeu. Du jour au ledemai, o s atted à ce que vous e fassiez pas d histoires: vous voilà boe pour le tri sélectif. Si débrayer est impossible, si la souffrace est là soudaie, réelle, laciate, il faut choisir, tout d abord, etre déier ce qui se passe, ou bie l admettre. Ce qui est carrémet absurde, c est de s évertuer à se persuader que ce est rie. Car cela voudrait dire que l amour est rie. La jalousie est là. Certes, la douleur de la jalousie passe. Certes, l o peut mettre u terme à la relatio amoureuse qui fait souffrir. Certes, o peut pardoer, et recommecer. Mais la jalousie aura été là. Colette est magifique. Elle s iscrit das la traditio de Sappho. Pareil à u dieu me paraît celui qui assis devat toi, t écoute parler. Je suis plus verte que l herbe. Elle e fait pas sa Mirzoza : fatasmer que l o est la favorite du sérail (Les Bijoux idiscrets de Diderot), ou comme Simoe de Beauvoir et les femmes qui se flattet de former des couples impéétrables et écessaires, doc de s écraser devat l ifidélité systématique de «leurs» hommes, avec des tierces persoes forcémet isigifiates. iphilo : Vous expliquez que, das la tragédie grecque, la jalousie a rie d hoteux, qu elle est u moye de formaliser u désir de réciprocité. Les dieux grecs étaiet très jaloux e effet. Diriez-vous que le refus de la jalousie illustre aussi u refus radical du tragique das os sociétés désechatées? GS : Je dirais, pour commecer, que la jalousie représete la vérité icofortable de l amour. Car l amour est pas de tout repos. Sa vocatio à la sigularité dérage les libertis. Il a le pouvoir de ous exalter (quad o ous préfère), mais aussi de ous humilier (quad la préférece se déplace). La volatilité du désir d autrui ous trouble. Le plaisir de l u peut deveir le déplaisir de 2016 iphilo et ses auteurs, tous droits réservés. L'esemble des articles publiés das le joural est accessible gratuitemet sur le site iphilo.fr.

4 iphilo - la philosophie e poche La première applicatio de philosophie pour iphoe l autre. Bref : e amour, le tragique est toujours aux aguets. Se dire jalouse/jaloux sigifie s autoriser à recoaître tout cela, o pas parce que ous serios paraoïaques, mais, le plus souvet, parce que ous sommes jetés das ue situatio actuelle, à cause d u évéemet qui ous fait éprouver, physiquemet, affectivemet et itellectuellemet, l expériece du égatif. U poigard se retoure das le cœur ; ue coulée de plomb fodu se répad das la poitrie (Stedhal) ; ue «vague glaciale et sèche» ous evahit (Catherie Millet), bref : ous coaissos «l étreite de la douleur» (Proust). O aime u/e autre à otre place. Cela fait mal, très mal. La tetatio est doc celle de tourer tout cela e ridicule : faites etrer le mari cocu, l épouse criarde, la maîtresse espioe et autres caricatures d ue jalousie de vaudeville, aussi aciee qu Aristophae. Et vive la cruauté! Mais si l o e trouve pas cela drôle, chez les autres ou das sa propre vie, alors l o se replace e terrai tragique. C est-à-dire que l o pred au sérieux la souffrace et o la respecte au lieu de s e gausser. O recoaît la douleur, au lieu de la masquer. Accepter le tragique sigifie pratiquer l itelligece de l amour. Éros peut ous faire jouir, mais aussi pâtir. L objet de otre désir est tout d abord le sujet, libre et volatile, de so désir à elle, à lui. La jalousie, c est la cosciece de cette cotigece fodametale : la liberté de l autre. Cosciece douloureuse, pour la simple raiso que le désir cette persoe particulière ous tiet tellemet à cœur. Le modèle à l atique me paraît fort suggestif. Les femmes atiques exigeaiet leur dû, écrivait Jacques Laca, e C est ue ituitio lumieuse, qui va à l ecotre de toute ue traditio d études cotemporaies, qui s efocet toujours davatage das les mêmes orières : les femmes seraiet les victimes de représetatios stéréotypées, de domiatio et d exclusio. J ai pas mal travaillé das cette directio, mais, e ce momet, je réfléchis plutôt sur les pouvoirs des femmes grecques. Pour les poètes, elles étaiet capables de s isurger, das la colère érotique. Lorsqu u homme pred ses aises et «accommode sa flamme au bie de ses affaires», comme le dira Jaso das la Médée de Coreille, voilà que sa femme refuse de sombrer das ue aesthésie stupide, de se coduire comme ue esclave et de se laisser couvrir de boue. C est aisi qu Aristote parle de la colère, ue passio oble. Devat ue isulte et l igratitude amoureuse e est ue il faut se fâcher. Il y va de la digité. Cela s applique aux jalouses de la tragédie grecque, avat que les Stoïcies e radicaliset la codamatio des passios et, par coséquet, leur représetatio théâtrale. La Médée de Séèque (qui tace la colère das so De Ira) est u mostrum impardoable. Vous faites allusio au désechatemet qui ous empêche d apprécier la pesée tragique, aujourd hui. Et vous avez raiso. Je vois deux types de désillusio ormative, sur l amour. Le premier est politique. Cela a commecé avec les Lumières. Sur u registre iroique, chez Diderot (la jalousie est l extesio d u droit de propriété à ue être setat, pesat et libre) ; das le plus grad sérieux, chez Rousseau (la jalousie s éveille avec l amour, lorsque l appropriatio de terres et des femmes marque la sortie de l état de ature) ; comme impératif catégorique, chez Kat (le cotrat de mariage régularise l usage réciproque des orgaes sexuels, e créat aisi u droit de propriété sur le cojoit) ; comme matérialisme historique, chez Marx (propriété privée et mariage moogamique vot esemble), la pesée philosophique varie sur u même thème iphilo et ses auteurs, tous droits réservés. L'esemble des articles publiés das le joural est accessible gratuitemet sur le site iphilo.fr.

5 Powered by TCPDF ( iphilo - la philosophie e poche La première applicatio de philosophie pour iphoe L amour relève de la possessio. La jalousie, c est u abus de pouvoir qui cofod persoes et choses. Avec Simoe de Beauvoir, cette aalogie deviet l argumet porteur d ue théorie fémiiste, dot ous sommes les héritiers. O attribue à la bourgeoisie, hoie et écrasée de mépris, u matérialisme sas fioritures qui, e fait, est egraié das la pesée marxiste. Laquelle, sas le savoir, fait écho aux aristocrates du XVIIIème siècle. C est la oblesse qui dédaigait la jalousie comme «ridicule bourgeois»! L autre réductio de l amour à du réel u et cru, c est la médicalisatio. Il suffit de lire u certai ombre d études «psy» ou de livres sur le boheur ; il suffit de fréqueter les sites de coachig existetiel, qui débitet toutes sortes de modes d emploi de la vie, pour se retrouver das ue baalisatio dogmatique et itimidatrice de la jalousie, comme pathologie à soiger. La philosophie, si l o se souviet de la réflexio sur la dialectique de la recoaissace chez Hegel, sur le souci, l agoisse et l iquiétude chez Heidegger et das la phéoméologie fraçaise, devrait ous aider à peser la ature cotigete et évéemetielle de l amour, dot la jalousie prologe l expériece vécue. iphilo: Das les Dialogues ou Cofessios bis Rousseau écrit : «Détourées de leur objet par des obstacles, (les passios) s occupet plus de l obstacle pour l écarter que de l objet pour l atteidre». N est-ce pas là ue belle défiitio d ue mauvaise jalousie, qui fait peser au ressetimet de Nietzsche ou à la haie aigri de l homme du souterrai de Dostoïevski? Cette jalousie qui rabougrit le désir est-elle pas tout le cotraire de la jalousie atique? GS : La mauvaise jalousie que vous évoquez a partie liée avec l evie ce souhait de priver autrui de bies qui lui appartieet ou qui lui échouet. C est ue souffrace qui se focalise sur la persoe qui viet iterférer avec le couple, le briser parfois. Je veux détruire le rival, la rivale. Or, cette persoe qui s etrepose etre vous et moi peut être pesée, comme vous le dites, das le lagage de l obstacle. Ce lagage est mis à l hoeur das la théorie des passios de Thomas Hobbes, qui redéfiit la colère exactemet das ces termes. Cotre la traditio aristotéliciee d ue colère qui répodrait à ue offese imméritée, Hobbes affirme que ous ous emportos cotre des êtres aimés et iaimés, tout simplemet lorsqu ils se mettet e travers de la trajectoire de otre désir. C est mécaique. Ce Hobbésie compliqué qu est Rousseau, ajoute ses propres variatios sur ce thème. Aisi, Émile amoureux et jaloux traitera tout homme qui lui disputerait l amour de Sophie «comme u obstacle, sas le haïr comme u eemi». Il tâchera de mériter l estime de Sophie. «So ijuste orgueil e s'offesera poit sottemet qu'o ose etrer e cocurrece avec lui». Il se coduira e getlema. C est u tourat, das l histoire philosophique de la colère érotique que ous appelos jalousie. N Pour aller plus loi : Giulia SISSA, La jalousie. Ue passio iavouable, éd. Odile Jacob, iphilo et ses auteurs, tous droits réservés. L'esemble des articles publiés das le joural est accessible gratuitemet sur le site iphilo.fr.